Qui va écrire ces cent dernières années ? L’actualité nous donne juste l’impression que l’on ne sait pas exactement dans quelle époque on se trouve, que le XXIème siècle n’est que l’étirement laborieux, lourd et difficile du siècle dernier. Les prochains punks, les punks d’aujourd’hui, auront comme slogan « NO PAST » et, loin de fabriquer quelque mépris sur l’Histoire, pourraient bien ne pas se sentir obligés de la regarder comme une preuve de ce que nous sommes et de ce que nous avons à faire.
« La seule manière de nous extraire de cette situation libérale est de construire intensivement des communautés, et de le faire de la façon qui nous a apporté le plus de satisfaction. C’est à toi de savoir si tu préfères rester assise dans des réunions pendant des nuits entières ou partager des poèmes.Car la construction des communautés devrait laisser la place aux désirs esthétiques des gens. »
Qui va écrire ces cent dernières années, siècle magnifiquement sanguinaire où la corruption s’est élevée à un niveau industriel tel qu’aujourd’hui, des systèmes complexes ont remplacé des intentions, des paroles, des images ou des voix, ont remplacé des personnes, à ce point que le vivant est sourd en regard des mondes inventés. Qui va écrire ces cent dernières années où « on » a inventé le progrès, où le partage du savoir dépend moins de son expérience que de la médiation qu’on en fait, où les personnes, les animaux, les cailloux, les pneus, les bricoles, les enfants, les poudres, sont pensés sans même qu’elles îles ils aient quoi que ce soit à faire valoir là-dessus, leur compétence moins attachée à leur représentation qu’à la façon dont on peut la gérer.
Qui va écrire ces cent dernières années alors que nous entrons dans l’ère du résiduel, du reste, de la perte calculée, dans l’époque des quantités inversées, du manque, de l’inattention, de la négligence.
Qui va se donner la capacité à légiférer sur son propre corps, son propre poids, sa propre espèce, son propre récit. Qui va faire loi des corps auxquels ille île elle tient, qui le touchent, dans les deux sens du mot, c’est-à-dire des choses qui lui sont au plus près.
Qui, alors qu’il n’y a plus de nom, qu’il n’y a plus de titre, mais qu’il y a des calculs ; qu’il n’y a plus d’espace mais des mètres carrés ; que l’Histoire est un calendrier ; que ce qui se manifeste le fait dans des restes, bonnes vieilles poussières à retardement ; qui, sérieusement, qui, va écrire, de quel droit, avec quelle légitimité, en commençant par quoi et dans quel ordre ? Qui ?
Qui de nous laissera le loisir à Zeymour ou Bern de fabriquer l’Histoire ? Et qui, au HEC, pensera avec ses étudiants Le Comité Invisible ou Latour ? Sans moquer, sans balayer la chose d’un revers de la main, qui va écrire ces cent dernières années et qui va les lire ? Qui va partager le truc ? Qui va organiser entièrement, imaginons, la Fontaine de Duchamp et la Révolution russe et l’influence de Wagner sur Mary Wigman la même année ? Que cette année-là les Belges capturent au Congo le dernier roi des Luba Kasongo Nyembo et qu’en même temps des mecs se tirent dessus par tranchée interposée, et quelle est l’influence de Stanley Kubrick puis de Brad Pitt sur ce que nous savons des tranchées ? Et surtout, qui va dire que l’origine est un ensemble mouvant, qu’il n’y a pas vraiment de date, que la date est comme la photographie, un moment de l’exercice, de l’exercice de l’Histoire ou du récit, mais jamais sa preuve ou sa finalité, parce que ce qui importe dans la photographie c’est le hors-champ, c’est ce qu’elle inclut possiblement, comme dans la date. L’Histoire n’est pas qu’un calendrier.
Qui va dire que ce nouveau siècle doit opérer différemment ? Qu’on en a fini avec les termes de « position » ou de « territoire » comme étant nos principaux thèmes de conversation. Qu’ils doivent être remplacés par ceux « d’organisation » et de « participation ». La conquête de nouveaux territoires est terminée. C’est simple, il n’y en a plus. Et il n’y a plus de sujets, sinon en forme de papillons.
Qui parlera de l’influence de Ganja Express, Ecstasy Girls, Under the Influence, The Opening of Misty Beethoven, La Dernière Nuit, Pretty Peaches ou Caligula, et toutes ces choses qui à un moment donné ont marqué le siècle dernier, ont changé des vies, des manières de voir et des manières de faire ?
Qui va mettre dans un même paquet MC5, Marcus Garvey, Jamie Gillis et la Shoah et Raoul Hedebouw et le SIDA ? La question n’est même plus qui va écrire les cent dernières années, voire qui va écrire, mais qu’est-ce qu’on écrit quel est notre sol. Parce qu’on a quitté le socle et c’est bienheureux ; on a quitté le socle commun sur lequel nous pouvions établir nos groupes de discussions, nos agendas parlementaires, le socle depuis lequel nos vues prenaient quelque hauteur. Notre sol, lui, est fait de tout, et qu’est-ce qui pousse ? Qu’est-ce qu’on écrit ? Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait depuis hier jusqu’à aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’on fait depuis hier jusqu’au 24 mars 1971, date de la sortie de Melody Nelson, et de tous ces albums, bouquins, films, qui ont été caractérisés comme une « vraie révolution » ?
Qui va écrire ces cent dernières années ? Pas moi. NO PAST, FUCK OFF