Lorsque j’étais encore avec ma femme, après les journées bondées de collègues pénibles au bureau, le pire m’attendait au retour, le soir, sous mon toit. Quelques amis étaient encore là. En vérité, mes amis me faisaient plutôt chier. Particulièrement les Lambert, qui étaient un couple pénible, une trouvaille de ma femme. Nous allions dîner chez eux une semaine sur deux. J’aimais à situer les Lambert au sommet de la chaîne alimentaire. Contrairement à moi, les Lambert étaient des winners à la pointe du lien social et du progrès technologique. Un couple « à qui on ne la faisait pas », aimait à préciser Michel Lambert, le chef des Lambert.
Chez les Lambert, pour prétendre au canapé, il me fallait d’abord acquiescer et mimer la stupéfaction devant les dernières acquisitions technologiques du couple. Un barbecue automatique design. Une cuisinière tactile. Un Home Cinéma tout neuf devant lequel il fallait avoir l’air ému. Lambert lançait des – Regardez Dubuisson ! 147 cm de diagonale, son DTS. La qualité allemande !
Quoi la qualité allemande ? je me disais. Qu’est-ce qu’elle a la qualité allemande ? Ça fait un siècle que les Allemands dictent à l’Europe ce qu’elle doit penser. Lambert alluma son téléviseur. Sur l’écran, un match de foot opposait des types en bleu à d’autres types en blanc. À la mi-temps, M6 avait diffusé des réclames pour une émission à venir. Très prochainement, la succursale du Groupe Canal+ retransmettrait la dernière saison d’Esprits Criminels. Selon la voix du type qui annonçait l’événement, il ne fallait surtout pas la manquer. Et il ne fallait surtout pas manquer le prochain match des bleus et des verts, non plus.
À la télé, il y a toujours une petite voix pour vous expliquer que ce que vous êtes occupé à voir n’est pas très important : que, toujours, l’avenir est bien plus exaltant. Devant le téléviseur, Lambert m’annonça sur le ton de la confidence une nouvelle que le temps ne manquerait pas de finir de me faire payer.
L’imbécile avait aussi acheté un caméscope digital. Un Sony HD, et j’avais remarqué que son œil clignotait à chaque fois qu’il prononçait les lettres HD, si bien que je l’avais interrogé plusieurs fois sur le modèle de la caméra.
Contrairement à moi, Michel Lambert gérait parfaitement les conventions sociales. Il savait toujours très exactement ce qu’il fallait dire et penser en société. Lambert tenait son rôle au monde. Il avait trouvé son business. Il avait toujours un petit mot, une petite attention portée avec emphase, ou un haïku qu’il écrivait dans un petit cadre accroché au mur de leur living-room. Il en changeait autant de fois que son couple recevait d’ invités.
– Un ami est comme une maison illuminée dans la nuit… Il est toujours là pour t’accueillir.
– Si la vie n’est qu’un passage, au moins, semons des fleurs…
Les Lambert étaient des boulets. Je me rendais à ces rendez-vous de convenance sociale avec tristesse et fatalisme. Ma femme partageait avec Madame Lambert une passion commune pour le bavardage. Une fois réunies, les deux femmes devenaient littéralement insupportables. Elles qui, d’ordinaire, étaient si silencieuses, mutaient brutalement en de véritables instruments à vent sifflant des notes aiguës à la limite du seuil de la douleur. Elles donnaient tout. Elles pouvaient, en un éclair, être capables d’envoyer dans l’air des cris et des sons intenables. Dès qu’elles se rencontraient, les deux femmes se mettaient à communiquer en boucle sur les sujets les plus improbables. Parfois, j’avais l’impression d’avoir les oreilles en sang.
Bernadette Lambert aimait vanter sa fille. C’était une adolescente de quinze ans que mes gosses ne supportaient pas. En observant la petite peste tapoter son sur iPhone, je me demandais ce que les Lambert trouvaient à leur fille. Son physique terne et banal n’appelait aucun commentaire. Tout semblait déjà joué pour la petite. Elle avait de gros os et les traits épais. J’avais remarqué cela car quelques mois plus tôt, sur Facebook, un camarade d’enfance avait attiré mon attention sur un constat socio-morphologique étrange. Il m’avait fait part de tout un paradigme sur les gens aux traits épais et aux gros os. Sur Facebook, nous nous étions envoyé de petits messages en y joignant des photographies de classe. En repensant aux anciens de l’école élémentaire, on s’était demandé ce qu’ils étaient devenus. La plupart étaient restés des « bourrins ». Des filles et des garçons un peu violents qui, très jeunes déjà, avaient éprouvé le besoin de nous mener la vie dure. Et mon copain de Facebook m’avait fait remarquer que la plupart de nos condisciples avaient alors de gros os.
– Tu veux dire qu’ils étaient gros ?
– Nan. Tu peux être gros et fin. « Eux », qui sont devenus magasiniers, ou chauffeurs poids lourds, et qui comptent le rester… Eh bien, ils avaient des traits épais et de gros os. Parfaitement !
Et c’est vrai que les Lambert avaient de gros os. Ça se voyait surtout à la grosse tête de la petite.
Les conventions sociales obligeaient-elles les gens à dire du bien des enfants des autres ? Devais-je acquiescer et faire comme si je partageais les mêmes opinions, bienveillantes et éternelles, comme si mon rôle au monde consistait à faire plaisir aux Lambert, au prétexte surfait qu’ils étaient nos amis ? La fille Lambert n’était qu’un petit gendarme. Une petite pétasse avec des airs de shampouineuse de chez Provost. Bien sûr, elle ne travaillait pas encore. Là, elle était encore innocente et elle se projetait toujours dans des rêves pédants et conventionnels. Sans doute s’imaginait-elle devenir danseuse étoile ou cavalière. Mais dans peu de temps, il était évident qu’elle finirait par sucer des bites pour un patron. Elle finirait dans un Poney-Club ou dans une banque, ou serveuse à l’Edelweiss, une boîte de nuit sur la grande route. De toute façon, elle avait de gros os. Je ne devrais pas penser des trucs comme cela. Je n’avais pas toujours eu l’esprit si compliqué. À une époque, j’étais un type bien. Le temps fit son œuvre, imperceptiblement. J’étais finalement devenu quelqu’un d’assez désagréable. Quand j’étais gosse, je me voyais passer ma vie dans une maison isolée, quelque part en bordure de forêt, à bricoler des trucs en bois et à jouer avec des outils dans mon garage. Mais quelque chose s’était cassé. J’avais foiré un truc. Ma maison n’avait pas de garage. Elle n’était pas située en bordure de forêt. Je n’avais pas d’outils et d’ailleurs, je ne bricolais pas. Ma maison n’était qu’un cloaque à bobos, une tribune permanente pour gauchistes de base. Mais elle était posée sur terre, je me disais, et c’était déjà ça. On me demandait mon opinion sur un tas de sujets morts-nés.
J’appréhendais la plupart des débats le regard perdu dans des réclames d’articles de jardinage. L’écologie, les banques, puis les States, puis encore les banques, alimentaient tour à tour l’essentiel des discussions. « Ces salauds d’Américains voulaient nous bouffer tout crus et Poutine était un malade ».
– Vous pourriez pas lâcher un peu les Russes et les Américains ? je lançais, quelquefois, sans que cela n’atteigne vraiment quelqu’un.
Quoi les Américains ? Et les Russes ! Quoi les Russes ?
Ne se sont-ils pas suffisamment sacrifiés pour sauver nos petites vies ? Ne les avons-vous pas suffisamment regardé crever de faim pendant quarante-cinq ans ?
J’avais fini par ne plus m’impliquer dans les luttes et les conversations des gens de ma génération. Désormais, je vivrais assis au bord de la route. Je serais immobile tel un voyageur qui attend de prendre le large en tirant des coups sur ses Gauloises. En attendant, je m’étais réfugié dans l’accessoire de jardinage. Au moins, ils ne me faisaient pas chier, les bégonias. Ils ne me demandaient pas mon avis à tout bout de champ, les rosiers.
Je ne me connaissais pas ou peu d’ennemis. J’avais bien un voisin envahissant qui s’était lancé dans une âpre lutte contre ma personne, ainsi qu’une plante que j’avais décidé d’acquérir au Garden Brico. Le voisin, très à cheval sur les principes et un brin procédurier, en avait après une rangée de géraniums verts, une espèce rare, que j’avais, selon lui, posée trop près du bord de la partie mitoyenne d’un mur et qui me protégeaient du spectacle de sa vie. Je n’avais rien d’un Bader ni d’un Bonnot. J’ai toujours eu un peu de mal avec les conflits. Je suis un type paisible qui aime le calme, la musique rock et les voyages immobiles. L’autre a toujours été pour moi une source potentielle et vérifiée de complications. Je me réfugiais à corps perdu dans l’élaboration de structures végétales, passant une part considérable de mon temps dans l’étude de catalogues de jardinage. Ma vie s’écoulait mollement, au rythme des saisons et des promotions de printemps. Dès les premières clartés printanières, mon existence ne tenait plus qu’à l’entretien de la tondeuse Super Terror III, rare héritage de mon père. Je lançais le monstre auto-tracté à travers le jardin et sculptais quelques traits au travers des hautes herbes.
J’abandonnais invariablement ma besogne après dix minutes à l’aîné de mes fils. Ces moments courts de domination sur le végétal me rappelaient bien trop qu’à une certaine époque, j’étais un type rock n’roll. Il ne faut jamais penser à ce que vous étiez plus jeune, à savoir un type qui compte bien laisser sa marque quelque part, par exemple dans le monde de la musique. Lorsque vous tondez la pelouse, il faut toujours rester à des pensées de surface. Sauf si vous avez un fils que vous dominez vaguement et que vous pouvez soudoyer en échange de quelque menue monnaie.
À cette époque, j’entrevoyais de possibles montages verdoyants qui transformeraient notre triste jardin en un luxuriant parcours champêtre. À cette époque, j’imaginais encore qu’un jardin fut un monde meilleur plausible. Qu’il fut une fuite de l’esprit possible, un support de projection des fantasmes humains. Un endroit où l’homme restait le patron. Rien ne pouvait m’irriter davantage que d’être interrompu dans ma lecture du catalogue de chez Garden et Loisirs. Je servais des bières spéciales aux hommes, des Clairette de Die aux femmes, puis des toasts plaqués de produits issus du commerce équitable à tout le monde. Et bien sûr, ces connards vantaient l’authenticité du biologique en pestant contre le fromage frais que produisait le groupe Unilever. À la maison, je me surprenais à observer mes amis avec recul, ce que je vous déconseille de faire si votre plan de carrière consiste à ne pas finir seul, dévoré par votre chien, dans un meublé de banlieue avec, sur la table, un petit mausolée constitué de factures impayées et de cartes postales d’Espagne que vos collègues vous ont envoyées comme si cela vous faisait vraiment plaisir…
Un jour, j’avais dû apprécier tout ce petit monde qui peuplait soir après soir mon divan au rythme des réunions bobo que ma femme organisait sans cesse et qui, au final, me rendaient fou. Dans un autre espace-temps, j’avais dû trouver quelque chose d’agréable, de pertinent, voire de touchant chez eux. Le temps m’a aigri. Ils étaient devenus ce que je ne voulais pas devenir. Des gens capables d’acheter un bichon. Des gens qui roulaient dans des automobiles à trente mille euros et qui avaient des carnets d’épargne pension à la Deutsche Bank. Ils étaient devenus moi. Moi et mon indice d’insatisfaction d’Occidental moyen. Mon éternel petit cercle qu’en silence, je conspuais.
Puis un jour, j’avais lâché prise. C’est ça l’histoire. C’est l’histoire d’un type qui a lâché prise. Il aurait voulu connaître des œuvres d’art, des pièces de maître fabriquées à la sueur de vies trépidantes et passionnées, des maîtres potes, des êtres humains avec de la conversation, de la consistance, de l’à-propos, pas de l’à-peu-près. Des gens avec de la mémoire et de la sensibilité, tout ça ; mais au lieu de cela, il ne fréquentait que des types dans son genre, des types moyens avec des envies ordinaires, des ombres de répliques chinoises fabriquées en série.
Les amis n’existent pas. Autour de la terre, il y a peut-être Dieu, les charentaises et deux ou trois héros fabriqués qui passent au loin sur un écran de cinéma. Ce doit être pour ça que le cinématographe existe. Pour combler le manque de potes sur terre. Plus j’avance et plus cela me paraît évident. Je n’étais pas un héros. Ils ne sont pas experts en message d’erreur Windows, les héros. Ils ne se saoulent pas en regardant la Nouvelle Star. Ils ne se réjouissent guère des catastrophes aériennes, eux.