Le texte qui suit est un message destiné à toutes celles et ceux qui tentent de recomposer quelque chose avec les moyens du bord, dans la situation catastrophique qui est la nôtre. Il voudrait parler à celles et ceux qui cherchent des façons de fermer la gueule des patrons arrogants et des fachos désormais libres de délirer publiquement. On peut le lire comme un appel (très) maladroit en faveur d’une gauche décomplexée de son héritage.
« L’année où on a désensablé le Sphinx fut aussi celle où les communistes essayèrent de s’implanter dans la ruelle aux Juifs. Durant plusieurs semaines, Joseph Rosenthal, le fondateur du parti, s’installa à l’orée du Mouski, dans le café qui borde l’hôtel du Nil. Il accostait les hommes de la ruelle avec un accent allemand à couper au couteau : “Prolétaires, unissez-vous !”. Et il leur distribuait des tracts écrits en arabe, que lui-même ne savait pas lire. Et le mot « prolétaire », il le prononçait en français…
– Ça veut dire… “Brolétaires”, ça veut dire quoi ? demanda l’oncle Doudou ?
(…)
– Prolétaires, hein… c’est pour nous expliquer que nous sommes pauvres…
– Nous sommes pauvres ? … Ce fiche-nez, ce mêle-en-tout, que Dieu maudisse sa mère, et la mère de sa mère…, trancha Doudou ; et il ajouta : Pour dix générations ! »
Tobie Nathan 1
V’là-t’y pas que, sur un malentendu peut-être, Tobie Nathan voudrait fabriquer un peuple : un peuple de brolétaires ! Dans son roman solaire Ce pays qui te ressemble, le monde bigarré, chaud, dense et peuplé de la ruelle aux Juifs se voit confronté aux eaux glacées du calcul politique d’un certain Rosenthal, qui veut convertir des ouailles. Et tout le monde dont est porteur l’oncle Doudou de défaire cette tentative de conversion, par voie de lapsus : « … brolétaires, ça veut dire quoi ? ».
Sait-il seulement ce que « brol » veut dire ? Le mot brol a fait sa joyeuse entrée au Petit Robert en 2013, en même temps que fricadelle. « Brol », ça se range entre les barakis et la cacaille au rayon des belgicismes. Ça fait désordre. Littéralement ! Le brol, c’est la fabrique active du désordre. Alors, le brolétariat, n’en parlons même pas. On imagine bien : « Brolétaires de Soumagne à Frasnes-les-Anvaing, unissez-vous ! ».
Et pourtant… Et si on prenait cette boutade au sérieux ? Et si, vraiment, l’enjeu du siècle qui s’ouvre à peine, pour nous, ici, dans not’ bonne Principauté, c’était de tenir quelque chose de l’ordre du brolétariat ?
Par le passé, il a pu arriver qu’on donne du peuple une image unie et unifiée. Plein de noms ont été attribués à cette entité bizarre, mal dégrossie, et qui pourtant ne semblait pas vraiment poser problème : l’opinion, le public, l’audience… toujours au singulier. À l’autre bout du spectre, dès que l’individu rationnel était en jeu, on ne trouvait plus que de pauvres petites particules, si isolées qu’elles faisaient un peu de la peine : l’électeur, le consommateur, le sujet, etc.
Le brolétariat, c’est une réponse à cette idée très simple que cette répartition-là n’est plus tenable, entre « le tout » ou bien « le seul ». Qu’est-ce qui se joue encore entre ces « tout » déjà unifiés de la société, et ces « riens » jamais unifiables des choix rationnels ? Il faut ramasser ses brols et tout reprendre !
Regardez la lutte des classes, ou plutôt les lambeaux qui en subsistent. « Prolétariat » ; mettons, mais qu’en faire quand les ouvriers ne représentent plus qu’une minorité de travailleurs 2 ? Travailleurs contre détenteurs de capitaux, ouvriers contre bourgeois, cela ne tient plus. « Précariat » serait déjà plus ajusté à la situation contemporaine, certes, mais que fait-on des exclus, des sans-papiers, des chômeurs ? Dedans ou dehors ?
Et puis la situation a changé. Que fait-on à l’heure où les plateformes de services web, Amazon, Uber ou Deliveroo, recodent complètement la notion même de travail, en court-circuitant les systèmes institués de sécurité sociale ? On peut le déplorer mais leur proposition s’ajuste à une volatilisation des repères bien établis et au bordel vital ambiant ; blasphème suprême, certains y trouvent même leur compte. Ces petits bouts de jobs résonnent avec une certaine éthique de la débrouille et des petits arrangements. Pourquoi ne pourrait-on pas livrer un plat à vélo comme on deale une barrette de shit ?
La lutte des classes est morte, vive les classes en lutte ! Le « brolétariat », ça indique peut-être un changement sémantique sur l’idée de « classe » elle-même. Le problème, ce n’est pas l’idée de classe, c’est le qualificatif de « social » ! C’est qui, « le social » ?
Voilà la réponse : le social, c’est un baraki ! S’il a quelque chose de « social », le baraki, alors c’est plutôt au sens de « cas social » ! Et nous sommes tous des cas sociaux, dans un monde en décomposition, à peu de choses près. Mais surtout, le baraki est une image fluctuante pas une identité fixe. Être baraki, c’est être immergé dans les flux de la vie comme elle va, c’est exalter une personnalité à la fois attachante et horripilante, un caractère bien trempé et certainement pas policé ; c’est en finir avec les bonnes manières. On passe toutes et tous par des moments barakis, c’est l’époque qui veut ça.
Alors, oui, on y perd le jeu des identités. On cesse « d’être » ceci ou cela, prolétaire ou baraki… il n’en reste pas moins que, de près, dans le chaud du moment et des affinités, quelque chose comme des « classes »peuvent se reconfigurer. Mais alors, c’est plutôt comme des classes d’écoles ; chacune est constituée de la rencontre vaguement aléatoire d’êtres, dans un certain milieu, en fonction d’un certain établissement, avec du matériel plus ou moins cassé, des briques plus ou moins défraîchies, et des appétits plus ou moins ouverts.
Dans des classes comme ça, on trouve de tout ! On y trouve des tas de gens très différents, mais aussi bien des chiens ou des champignons japonais, des groupes Whatsapp ! ou de nouveaux rituels sorciers, de l’esthétique steampunk (particulièrement bien ajustée à notre bonne ville, allez donc voir sur google images) ou des sweats noirs à capuche. Bref, des armées mexicaines, des assemblages improbables, du bric, du broc ! Autant d’éléments hétéroclites, certes, mais néanmoins réunis, pour la circonstance, dans quelque chose de l’ordre d’une classe, c’est-à-dire dans un espace et dans un moment définis.
L’avant-garde de la dictature du brolétariat est déjà en marche, représentée par Richard Florida 3, ce grand gourou des classes créatives, citoyen d’honneur de la Wallifornie, doctor honoris causa de la Ted X University. Ce dernier a récemment jugé bon de virer sa cuti et de procéder à son coming-out bourdieusien. Contemplant avec sidération les effets désastreux de ce qu’il appelle la classe créative – les riches, bobos, hipsters, cultivés, designers de designs – sur les centres urbains, il constate avec amertume que les pauvres s’en sont allés. Bourdieu, reviens, ils ont tout gentrifié !
À l’école des brolétaires, Richard Florida sera le premier de classe, le fayot en chef. Mélanger Bourdieu et la Floride dans le même énoncé, il fallait oser ! Voilà le point de départ d’un récit possible. Il est vrai que ce récit n’est pas bien fameux, il est même carrément craignos.
Alors, inventons les nôtres. Comment voulons-nous nous raconter en tant que peuples ? Voilà l’énigme à laquelle nous soumet le brolétariat. Il faudra bien en passer par là, car c’est la seule voie de passage, l’unique condition pour se fabriquer une classe de brolétaires qui tienne la route. Ramassons nos brols, mettons ensemble ce qui nous tombe sous la main d’ami-e-s, de camarades, de choses et d’esprits, même s’ils n’ont pas de rapport a priori. Ce rapport, c’est bien ce qu’il s’agit de créer, d’inventer. Et ce qui prime, c’est la consistance qu’on parvient collectivement à donner à tout ce fatras.
S’il est vrai qu’on en a fini avec les idéologies, alors bienvenue dans l’ère des récits. Contrairement au prolétariat, sa figure tutélaire, le brolétariat, n’existe pas de tout temps et de tout lieu, il ne poursuit aucune nécessité historique propre. La contingence est son mode d’existence. Il appelle à être constitué ici et maintenant ; ici, dans la Principauté de Liège, et plus largement, dans cette partie de la francophonie qui fait usage du mot « brol » ; et maintenant, à l’ère des régimes précaires, des identités partielles, des processus de subjectivation qui font que nul n’est plus jamais très assuré de ce qu’il est en train de devenir…
Alors, quoi, on se condamne à l’impuissance politique, au rejet de tous ces grands rêves d’homogénéité, d’unifié, de massif ? Faut-il renoncer à faire « prendre conscience » au peuple, à l’opinion, à la masse, à l’audimat ?
Pas du tout ! Vive la dictature du brolétariat ! Rejoignez donc le camp de l’entropie plutôt que celui de l’ordre ambulant, participez au bordel du monde plutôt qu’à sa mise en coupe réglée, injectez de la joie à travers la sinistre uniformité, parasitez les signaux trop codifiés… et vous ferez un excellent brolétaire. C’est-à-dire que vous vous reconnaîtrez dans des récits qui instaurent une classe de brolétaires, à laquelle derechef vous décidez d’appartenir, et avec laquelle vous vous engagez dans des luttes qui perturbent l’ordre du monde comme il va (mal).
C’est en fonction de ce type d’effets qu’on pourra alors apprécier si le récit « tient », s’il a suffisamment de consistance pour donner de la puissance à celles et ceux qui s’y retrouvent, et le font exister, et le déploient, et le brandissent. Voilà ce qui compte ; c’est d’en finir avec les récits qui nous jettent des peaux de banane sous les pieds et nous rendent impuissants. Nous avons collectivement une grande soif de récits qui nous mettent en capacité d’agir et, ma foi, la dictature du brolétariat me semble constituer un point de départ tout indiqué.
Oui, mais alors, pourquoi ce très problématique terme de « dictature » ? Il nous dit que « une personne ou un groupe de personnes exercent tous les pouvoirs de façon absolue, sans qu’aucune loi ou institution ne les limite ». Que peut-on souhaiter de mieux pour celles et ceux qui se seraient retrouvés constitués en classe de brolétaires ? De la puissance d’agir ! De l’autonomie ! Renouer avec le goût du faire, avec l’étoffe des choses, et cesser de se rabougrir dans les dominations qui nous oppriment et que nous créditons d’un point de consistance à chaque fois que nous les dénonçons.
Ce que nous dit aussi le terme de « dictature », c’est que dans le domaine souverain des ci-devant brolétaires, l’époque de la bonne foi ou du bénéfice du doute est révolue. « Oui mais quand même, Donald Trump, on ne sait jamais ? Il vient de commencer son office, laissons-lui sa chance… » Pourquoi pas, tant qu’à faire, continuer de faire l’éloge de la mixité et de la diversité comme des valeurs en soi ? ! Non, non, non.
Dans la dictature du brolétariat, il faut pouvoir dire à quelqu’un comme Trump : « Goulag ! ». Horreur ! Scandale ! Putréfaction ! Ce mot-qu’on-ne-prononce-pas. Si besoin est, précisons que l’usage de ce terme ne porte évidemment aucune nostalgie des camps installés par Staline en Sibérie. Il fait trop froid, là-bas… Puisqu’on parle de Trump, un hôtel à Miami avec parcours de golf et buffet de bouffe frelatée (à volonté) fera aussi bien l’affaire.
Cette idée de goulag nous dit que, décidément, nous n’avons rien à faire avec certains odieux personnages, sinon les mettre hors-jeu. Il faut pouvoir l’assumer. Et comment le faire alors même que le goulag, sous toutes ses déclinaisons plus ou moins sophistiquées, est constamment renvoyé dans les dents de quiconque défend une alternative, une visée émancipatrice, une voie de divergence ? Combien de fois n’a-t-on pas rétorqué à Mélenchon, lors de la dernière campagne électorale, « Oui mais Cuba … » ? C’est l’argument « ferme ta gueule » adressé à tout ce qui, en nous, résiste, récalcitre, refuse. Le goulag, c’est le point Godwin de la gauche.
Vous voudriez qu’on regarde nos pieds, enduits de honte, pétris de culpabilité ? Eh bien, dans la dictature du brolétariat, il va falloir apprendre à en finir avec une certaine idée des vertus démocratiques (tout le monde a droit à s’exprimer), le vivre-ensemble (tout le monde devrait cohabiter dans l’harmonie), la bienséance (tout le monde devrait être bien assis). Ces procédés policés ont atteint certaines limites. Là où l’enjeu était et reste de construire l’ennemi, l’enjeu devient aussi de choisir ses interlocuteurs. Dans un régime de dictature du brolétariat, il y a des sales types avec lesquels nous n’aurons pas de temps à perdre.
On peut l’affirmer d’autant mieux que le brolétariat n’a pas d’ennemi tout prêt à l’emploi ; il s’attaque à des formes d’emprise capitaliste qui prennent des formes très variées, à des dominations à géométrie variable ; il s’attaque peut-être aux détenteurs des moyens de production mais en sachant qu’on ne sait plus très bien ce qui constitue un moyen (un Bitcoin ?) ni une production (un formulaire ?), ni parfois même un détenteur (un algorithme ?). Bref, rien n’est si simple, ni si déterminé, en brolétariat.
Dans son prochain ouvrage à paraître en octobre 4, Bruno Latour nous prévient : les vrais salauds ont déserté le monde. Ils ont pigé depuis quarante ans que c’était le sauve-qui-peut, et ils ont appliqué cette stratégie à la lettre. Un peu auparavant, dans un texte magnifique (L’arrêt de monde), Danowsky et De Castro identifient sommairement les principaux responsables des désastres contemporains 5. Et de citer les grandes compagnies bancaires ou pétrolières qui ravagent le monde.
Nous, les brolétaires, n’avons rien à faire avec eux. Nous avons mieux à faire ! Nous ne savons pas qui nous sommes ou, plutôt, nous devons le réinventer à chaque fois, mais nous savons ce que nous voulons et ce dont nous ne voulons pas. Il nous faut apprendre à trancher dans le vif, sans pour autant présupposer que ce geste mettra tout le monde d’accord ; réapprendre à formuler des propositions, plutôt que d’attendre d’être mis en boîte (pour pouvoir s’en plaindre) ; rechercher avec avidité des points de levier qui soulèvent nos puissances d’agir, mais pas se les procurer au grand étalage du prêt-à-penser.
Bref, le lapsus de l’oncle Doudou, dans le roman de Tobie Nathan, était peut-être révélateur de ce que le combat d’aujourd’hui se joue monde pour monde, et ne fera pas de quartier. Agonisons d’insultes ceux qui prétendent nous définir et restreindre nos puissances là où elles se manifestent. J’ai fait un rêve : celui d’un monde où les assemblages fraternels, joyeux et bordéliques, par le simple jeu de leur existence, verraient couler sur eux les mots d’ordre uniformisant et les catégories policées, comme des gouttelettes de pluie le long d’un ciré.
Notes:
- Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble, Stock, Paris 2015 (pp. 96-97). Tobie Nathan est né au Caire en 1948. Après l’obtention d’un doctorat en psychologie (1976), il crée la première consultation d’ethnopsychiatrie en France (1979) à l’hôpital Avicenne (Bobigny). L’ethnopsychiatrie formule l’hypothèse que les désordres psychologiques doivent être rapportés au contexte culturel. Selon Tobie Nathan, chaque peuple a ses propres psychopathologies, et nous, Occidentaux, avons autant à apprendre d’eux qu’à leur transmettre. ↩
- Merci à Nicolas Fanuel d’avoir attiré mon attention sur l’étymologie du terme « prolétariat », qui ouvre tant de possibles que l’acception historique de la notion a piétinés. Il vient du latin proletarius qui signifie la « lignée »; le prolétaire est celui qui n’a d’autre richesse que ses enfants. L’enfance comme devenir, voilà bien quelque chose dont nous avons à apprendre ! « Notre seule patrie: l’enfance » disait le Comité invisible dans son très beau texte, À nos amis, en 2014; on y lisait qu’il n’y avait pas de « luttes locales », mais une guerre des mondes; si ça se joue monde pour monde, alors replongeons-nous dans les fabuleux mondes sensoriels qui explosent et prolifèrent dans Enfance de Gorki. ↩
- Richard Florida est un géographe né en 1959. En 2002, il sort un livre intitulé the rise of the creative class. Dans ce texte il avance l’idée qu’il existe une corrélation entre la croissance économique des métropoles et la présence, sur ces territoires, d’une classe urbaine composée d’artistes, de techies et d’intellectuels. Récemment, il a « rectifié » son modèle théorique en précisant que si cette classe créative générait de la croissance économique, seule elle et les classes dirigeantes en profitaient – les autres classes se trouvant littéralement éjectées des zones métropolitaines. ↩
- Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017. ↩
- Deborah Danowsky et Viveiros de Castro, «L’arrêt de monde », in Emilie Hache, De l’univers clos au monde infini, Bellevaux : Editions Dehors, pp. 221-340. ↩