Des générations de mères

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La mère, telle que Gorki, puis Poudovkine et Brecht l’ont représentée, est une icône de la révolution :
à la fois l’emblème d’une prise de conscience (« on a raison de se révolter ») et l’incarnation d’une abnégation extrême, capable de tout sacrifier pour la bonne cause, pour préparer un avenir meilleur.

«Va à l’école, sans logis ! / Deviens maître, ô miséreux. / Et toi qui manques de pain, / Apprends, dévore les livres. / Les livres ce sont des armes. / Tu dois devenir celui qui dirige.»

C‘est dans la maison d’une ouvrière, en face d’un instituteur sceptique, que retentit cet « éloge de l’instruction » imaginé par Brecht. Il est chanté par un groupe d’hommes et de femmes apprenant à lire en compagnie de Pélagie Vlassova. Au début, celle-ci voyait d’un mauvais œil l’intérêt de son fils Pavel pour les livres et elle désapprouvait ses activités politiques. Si elle s’était proposée pour la distribution de tracts dans une usine, ce n’était d’ailleurs pas par conviction, mais pour éviter que le jeune homme prenne trop de risques. Peu à peu, cette mère dévouée s’est rendu compte du bien-fondé des revendications que ses camarades et lui défendaient. C’est désormais en militante convaincue qu’elle agit.

Inscrite au Parti communiste, elle apprend à déchiffrer de plus en plus finement les contradictions de la société qui l’opprime et elle témoigne d’une solidarité sans faille avec le mouvement révolutionnaire, manifestant, expliquant, organisant la propagande, du matin au soir, au péril de sa vie parfois. Et c’est ainsi qu’elle lutte, infatigablement, jusqu’aux journées de 1917 où elle marchera dans Moscou avec le peuple des insurgés, au milieu de Bolchevicks qui bientôt s’empareront du pouvoir.

Un roman, un film, une pièce

La pièce de Brecht est librement adaptée d’un roman éponyme de Maxime Gorki paru en 1907, qui décrit la vie de militants révolutionnaires en butte à la répression tsariste, au début du XXe siècle. Ce livre a connu une première adaptation au cinéma dès 1926. Le film (muet) de Poudovkine est devenu l’une des œuvres cultes de la Russie soviétique. Il faut revoir 1 sa dernière scène pour comprendre ce qu’est un souffle épique : le jeune et beau militant révolutionnaire, éclairé par le réverbère de son idéal, voit débouler une foule de manifestants qui bientôt l’entourent et le fêtent. Dans le cortège, il retrouve sa mère, arborant fièrement le drapeau rouge (dont la couleur flamboie, bien que la pellicule soit en noir et blanc). Hélas, la troupe à cheval s’avance vers les manifestants. Elle tire ; c’est un carnage. Les manifestants meurent sous les balles. La mère à son tour s’effondre. Le drapeau tombe sur le sol. Mais bientôt il réapparaîtra, flottant au vent, flottant victorieusement sur les toits du Kremlin.

En s’inspirant de la trame du roman, Brecht élabore une « fable épique en quinze tableaux » qui lui permet de raconter l’itinéraire exemplaire d’une femme ordinaire. Il retrace le mouvement d’une prise de conscience qu’il veut faire partager par le public. L’intention pédagogique est au cœur de sa démarche. A l’instituteur désabusé qui leur déclare : « La science n’est d’aucune aide, seule la bonté est utile », les ouvriers réunis pour apprendre à lire rétorquent que le savoir leur servira à se débarrasser de leurs exploiteurs. Et à cette fin, le public apprendra, en même temps que Pélagie et ses camarades, à démonter les mécanismes mis en place par les puissants pour assurer leur domination.

Moscou, Berlin, Paris

La mère est créée à Berlin, en janvier 1932. Les représentations – dans lesquelles les forces de droite ne veulent voir que pure propagande en faveur de Moscou – font l’objet d’interventions policières et de tentatives d’interdiction. Les nazis sont déjà très présents sur la scène idéologique et politique. Un an plus tard, ils s’emparent du pouvoir et toutes les œuvres de Brecht sont désormais interdites. Ses livres feront partie des milliers d’ouvrages brûlés dans un autodafé en mai 1933. Brecht, à ce moment, a déjà fui l’Allemagne, pour le Danemark d’abord, puis, après quelques détours, pour la Californie, où il s’installe en 1941. Ce ne sera pas la fin du voyage. Après la guerre, il doit quitter les États-Unis, chassé par le maccarthisme : on a reconnu en lui un dangereux marxiste. Regagnant l’Allemagne, il choisit de s’installer en RDA, à Berlin-Est, où il fonde avec sa femme le Berliner Ensemble.

À la tête d’un grand théâtre richement doté qui monte ses pièces et les classiques du répertoire, Brecht vivra dès lors dans la position d’un privilégié du régime. Ce qui ne l’empêchera pas, cependant, de se montrer critique à son égard, comme dans ce poème où il apparaît que l’ironie est un sport de combat subtil :

« J’apprends que le gouvernement estime / que le peuple a « trahi la confiance du régime » / et « devra travailler dur / pour regagner la confiance des autorités ». / Dans ce cas, ne serait-il pas plus simple / pour le gouvernement / de dissoudre le peuple / et d’en élire un autre ? »

La venue du Berliner Ensemble à Paris en 1954 est un événement pour la gauche française : un éblouissement, diront certains. Les représentations de Mère Courage et ses enfants (une autre mère, tout aussi combative) marquent profondément les esprits. On n’a jamais rien vu de pareil, un théâtre qui casse les codes du réalisme pour mieux faire comprendre ce qui se joue dans la réalité et qui, par des techniques appropriées, amène le spectateur, non pas à s’identifier aux acteurs, mais à prendre ses distances envers ce qui lui est montré « en sorte qu’il reste toujours libre de juger les causes, puis les remèdes de sa souffrance », comme l’écrit Roland Barthes dans « La révolution brechtienne ».

Avec Bernard Dort, Barthes sera l’un des principaux défenseurs du travail théâtral de Brecht en France, soulignant « l’accord de sa pensée avec les grands thèmes progressistes de notre époque ». L’influence qu’exerce sur lui le dramaturge allemand est profonde ; sa méthode de mise à distance va imprégner une bonne part de son œuvre critique, à commencer par les Mythologies qu’il rédige à partir de 1954, l’année même où il découvre le Berliner. Ne s’agit-il pas, dans chacun de ces courts essais, de faire apparaître que les signes, discours, images qui nous paraissent les plus évidents et naturels sont en réalité les produits de constructions historiques ? Leur apparente naturalité n’est qu’un effet de l’idéologie dominante, qui a pour but d’assurer la pérennité de la bourgeoisie en faisant oublier le fait que sa domination est elle-même historique, et le résultat d’un rapport de forces. Les mythologies sont autant de leurres qu’il convient de dénoncer.

89 et après

Paradoxalement, ce n’est pas cet aspect critique que Jacques Delcuvellerie souligne quand il entreprend de monter La mère, en 1995. Au contraire, ce qu’il met en avant est le discours de vérité, la foi dont la pièce témoigne. « Pour cet artiste en résidence au Théâtre de la Place avec le Groupov, monter La mère aujourd’hui, après la chute du Mur de Berlin, c’est achever le parcours qui l’a conduit à interroger les thèmes de la Vérité et de la perte des certitudes idéologiques à travers quelques mises en scène très remarquées », peut-on lire dans le programme de saison du Centre dramatique liégeois. Un parcours qui a commencé en 1991 par L’annonce faite à Marie, chef d’œuvre du dramaturge catholique Paul Claudel, et s’est poursuivi un an plus tard par son pendant noir et sanglant, Trash (a lonely prayer), de Marie-France Collard et Delcuvellerie himself, texte corrosif, pulsionnel, d’une rare violence. 2

Pour les membres du Groupov, le fil rouge entre ces trois spectacles qui ont fait date était constitué par « la nécessité de penser le sens de la souffrance humaine et les réponses que la religion, la transgression passionnelle, érotique, ou le matérialisme et l’engagement révolutionnaire y ont apportées ». 3

Une telle approche de La mère n’a pas empêché des reprises plus traditionnellement militantes, comme en témoigne, par exemple, une autre production liégeoise, celle de la compagnie théâtrale Le Grandgousier, qui a investi en 2008 l’usine CMI à Ougrée pour y jouer son spectacle, mis en scène par Patrick Bebi et porté par la ferveur de vingt-cinq comédiens amateurs.

Pour Barthes, l’un des apports essentiels de Brecht est de montrer que « il n’y a pas une essence de l’art éternel, mais que chaque société doit inventer l’art qui l’accouchera au mieux de sa propre délivrance ». De quelle mère notre trouble temps sera-t-il donc le porteur  ?

Notes:

  1.  sur Youtube : Ending of Pudovkin’s film, Mother, 1926
  2.  Jacques Delcuvellerie s’explique sur ce parcours et sur la signification qu’il accorde à la Révolution d’Octobre dans un long entretien publié sur notre site https://www.entonnoir.org/.
  3.  Voir le site du Groupov.

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