La Kalmoukie est une petite république russe dont le territoire, grand comme deux fois la Belgique, s’étend sur les bord de la mer Caspienne. L’autre jour, l’un d’entre eux nous a envoyé une longue carte postale dans laquelle il décrit le monde exaspérant dans laquelle il vit, celui d’après la chute de l’URSS. Nous publions ce texte de manière anonyme – parce que tout le monde n’a pas l’air très sympa, dans son pays.
J’ai trente-cinq ans, je vis et travaille à Elista, la capitale de la République de Kalmoukie 1 en Russie. La population de la Kalmoukie s’élève à environ 300 000 habitants pour une superficie de 76 000 km2. Aujourd’hui, dans notre république, comme dans tout le pays d’ailleurs, la situation est désolante tant au niveau de la corruption et des moyens pour la combattre que du point de vue du citoyen lambda, dont le budget ne permet pas d’accéder aux produits de consommation courante, sans parler de la liberté d’expression (même si pour vous, Européens, cela peut sembler étrange). Depuis 2000, Vladimir Poutine est à la tête du pays, et en dix-sept ans, il a appauvri la nation riche et puissante qu’était la Russie, il l’a impliquée dans une quantité de conflits inutiles avec d’autres pays, et a dépensé des sommes faramineuses pour créer l’image d’un pays fort et protecteur, alors qu’à l’intérieur même de la nation, des milliers de citoyens vivent en-dessous du seuil de pauvreté et sont de fait réduits à la survie. Jusqu’à récemment, la situation n’avait pas un grand retentissement dans le pays, puisqu’il n’y avait pas de réelle opposition (les guignols et les vendus n’en constituent pas une, selon moi), mais avec les efforts d’Alekseï Navalny et la création de sa Fondation anti-corruption (FBK), les masses ont finalement commencé à ouvrir les yeux sur ce qu’il se passe vraiment. Je n’aime pas beaucoup discuter de politique (peut-être parce qu’inconsciemment, je sais qu’il n’y a pas de solution et qu’il n’y en aura jamais), mais je dois dire que j’ai été séduit par Navalny, car quand bien même il serait le pire malfaiteur au monde, ses recherches sur les personnes les plus influentes de Russie sont impressionnantes. Elles décrivent comment les milliardaires ont fondé leur fortune et quel genre d’affaires sales se manigance en permanence, pendant qu’à la télévision, ces mêmes individus mentent impunément au peuple en évoquant des « temps difficiles ». Il faut noter un fait important : toutes les accusations du FBK sont appuyées de preuves documentaires et s’accompagnent de démarches en justice (sans suite, évidemment – pas dans ce pays, pas dans cette réalité). On pourrait penser que je suis un grand partisan de Navalny, mais en réalité, ce n’est pas vraiment le cas. Je sais qu’il ne deviendra jamais président et je n’en ai pas tellement envie d’ailleurs. Par contre, je suis résolument pour que les gens sachent ce qu’il se trame « en haut » et comment d’ignobles voleurs et menteurs pillent le pays au moment même où j’écris. Tout le monde devrait avoir droit à une information fiable, plutôt qu’aux mensonges des chaînes étatiques, ces dispositifs d’information qui, depuis longtemps, nous donnent à voir du cirque en continu. Après avoir pris connaissance des dossiers du FBK, à chacun de tirer sa propre conclusion.
Aujourd’hui, tous les pouvoirs sont aux mains d’une seule personne : Monsieur Vladimir Poutine. Les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif sont donc au service des caprices du président dont le seul souhait est de s’enrichir et d’enrichir ses proches. Les médias et la liberté d’expression ont cessé d’exister en Russie aujourd’hui – on a vite fait comprendre aux journalistes et employés gênants du secteur de l’information qu’il valait mieux « ne pas fouiner » et « rester tranquille » : dans le cas contraire, personne ne pourrait garantir que leur vie se poursuive sans encombre, voire qu’elle se poursuive tout court.
En ce qui concerne notre république, tout est pire encore, car en province, le « copinage », la corruption et les lois sauvages officieuses se ressentent encore plus que dans les capitales et les grandes villes. À Elista, tous les postes les plus rémunérateurs sont occupés par des proches de gens influents, le système judiciaire (comme dans le reste du pays, bien sûr) se contente de faire semblant de travailler en traçant de beaux chiffres sur le papier et en se cantonnant à protéger les intérêts de gens « utiles » (votre degré d’« utilité » dépend de l’épaisseur de votre portefeuille ou de vos relations dans les hautes sphères). Le secteur médical se trouve dans un état affligeant. Dans le plus grand hôpital public de notre république, les malades sont alités dans les couloirs, par manque de place. La majorité des gens préfère accoucher dans les régions voisines. Les fonctionnaires sont entraînés de force dans un travail de propagande par le parti au pouvoir « Russie Unie », on les envoie de force (refuser implique de perdre son travail) à différents rassemblements en soutien au pouvoir, pendant lesquels il survient toujours de gros problèmes. La population diminue d’année en année, surtout à cause de l’exode des habitants vers d’autres régions, car ici, ils ne peuvent gagner le minimum d’argent nécessaire pour se loger et manger. Les routes sont dans un état épouvantable, l’état des transports en commun est tout simplement déplorable. Le coût des charges est très élevé et augmente à chaque saison (j’ai vu de mes propres yeux des retraités pleurer au moment de payer leur facture). L’eau du robinet est impropre à la consommation, il faut acheter de l’eau de source. Les téméraires qui osent boire l’eau du robinet paient leur imprudence en calculs rénaux et autres désagréments qui ne se font pas attendre.
Le salaire moyen réel se situe entre 12 000 et 16 000 roubles (200-265$), et pour cette somme, les patrons « collent » sur le dos de leurs subordonnés un tas de responsabilités, le plus souvent avec un système d’amendes et de salaire fixe additionné d’un bonus. Par exemple, votre salaire fixe (assuré) est de 400 roubles par mois, le reste dépendant de nombreux facteurs (exécution du projet, fréquence des retards, heures supplémentaires, travaux supplémentaires) et, à la fin, on arrive à la somme mentionnée plus haut. De nombreux patrons payent leurs employés avec plusieurs mois de retard, certains « abandonnent » carrément leurs ouvriers en déclarant faillite, puis ouvrent le mois suivant une société analogue dans le même secteur et, à nouveau, après un semestre, laissent tomber sans scrupule un énième miséreux, et les flics de faire disparaître l’affaire – contre de l’argent, bien entendu.
Vous devez penser que je suis un horrible pessimiste et que je vois uniquement les côtés sombres et négatifs de la vie, mais ce n’est pas le cas. Les choses sont vraiment comme ça, ce texte est le pur reflet d’une réalité ignoble. Cette réalité inquiète beaucoup de monde, les gens craignent sérieusement pour leur avenir et celui de leurs enfants. Mais malheureusement, ceux qui cautionnent le « pipeau » dont on nous rabâche les oreilles à la télévision sont encore plus nombreux. Ces personnes ont réellement la haine contre l’Europe, les États-Unis et tout l’Occident (bien qu’ils ne soient jamais allés là-bas et qu’ils ne s’imaginent pas à quel point vivre dans un pays normal est différent de la survie en Russie). Dans leur tête, le schéma « Occident = ennemi » est bien installé. Ces gens croient aux « temps difficiles » auxquels aiment faire référence nos dirigeants. Ces derniers affirment qu’« il faut être encore un peu patient et que l’avenir sera couronné de succès », mais nous pouvons patienter à l’infini, les seules améliorations notoires sont l’achat d’un énième domaine à l’étranger par un énième fonctionnaire de l’État, ou le transfert sur des comptes offshore d’un énième million de dollars. Les gens font confiance au « dirigeant fort Poutine », un dirigeant irremplaçable. Ils sont persuadés que la Russie a besoin de lui et de lui seul : un dirigeant qui tienne fermement les rênes du pouvoir entre ses mains. Lorsqu’on leur dit que c’est utopique, que tous les pays progressistes ont depuis longtemps abandonné la monarchie, ils répondent que « la Russie doit suivre son propre chemin ». Mais à quoi sert-il d’inventer la roue, quand le monde entier roule en voiture depuis si longtemps ? Pourquoi ne pas s’inspirer de l’expérience de pays plus avancés ? Pourquoi ne pas observer des lois simples, mais fiables, en s’inspirant de celles d’un état qui fonctionne – rotation du pouvoir, séparation des pouvoirs, concurrence pacifique entre les partis et existence d’une opposition. Pourquoi notre dirigeant s’intéresse-t-il plus aux questions de politique extérieure et aux relations internationales qu’aux problèmes de son propre peuple ?
Malheureusement, les Russes ne sont pas près d’avoir des réponses à ces questions…
Respectueusement, à tous les lecteurs, un habitant ordinaire de la petite ville d’Elista, république de Kalmoukie, Fédération de Russie.
Notes:
- La Russie est aujourd’hui découpée en 84 entités régionales (85 avec la Crimée), dénommées « Sujets de la Fédération de Russie ». Parmi ces sujets, 21 (22 avec la Crimée) sont des républiques. Les républiques ont leur constitution propre en plus de la constitution fédérale, et peuvent établir, outre le russe, d’autres langues officielles. (NdT) ↩