Bruxelles, juin 2017. Elle entre dans la pièce, à petits pas. On l’aperçoit à peine derrière des têtes plus hautes que la sienne. Elle avance, enveloppée dans un immense châle ; une mèche de cheveux blond-roux barre son front. Son visage est intact, je la reconnais immédiatement. La même présence, et comme un air de s’excuser d’être là, ou plutôt un rapport d’évidence et de simplicité face à l’instant : ce prix Nobel semble n’avoir en rien altéré cette simplicité, si forte, que j’avais ressentie lors de notre première rencontre, près de vingt ans auparavant.
C’était au milieu des herbes, aux abords d’une petite salle de théâtre encore un peu « en friche », nommée « Etc… art », à Clermont-Ferrand, en 1999, pour la première de La prière de Tchernobyl, inspirée de La Supplication et mise en scène par Bruno Boussagol. Svetlana Alexievitch venait parler avec les comédiens de la compagnie « Brut de Béton » lors d’un repas amical après la première, dans une soirée de printemps, à la même saison que celle de la catastrophe. L’air était chaud, comme en accord avec ce printemps 1986 relaté par les témoins que l’on entend dans le livre, comme s’ils nous parlaient. Toutes les paroles que l’écrivaine avait échangées, partagées, suggérées, avaient ouvert ce soir-là des champs de pensées, tant pour les acteurs que pour les spectateurs. Avec La Supplication, en allant au plus près de tous ceux qui avaient vécu Tchernobyl, elle venait de faire émerger le monde « d’après l’apocalypse », une mémoire du futur. Ne sachant pas elle-même où cela irait, comme elle le dit ce soir à Bruxelles, au micro de Jean Jauniaux 1, dans l’intimité d’un moment partagé dans le hall de son hôtel.
« Quand cela a eu lieu, le monde n’avait pas cette expérience.
– Hiroshima et Nagasaki c’était malgré tout différent, ce n’était pas la même chose –
Je me retrouvais dans un désert, face au vide.
Alors oui, je vais dans “la zone”, je vois ce qui se passe, c’est quelque chose de nouveau. (…)
On cherche des mots pour comprendre ce que les gens ressentent ».
On cherche des mots pour… C’est ce qu’elle continue à faire devant nous avec une grande minutie, ce soir de juin 2017. Sa présence à Bruxelles ? Une double invitation du Pen Belgique francophone (qu’elle a intégré comme membre honoraire, après avoir quitté le Pen Club de Russie que 60 autres membres ont également quitté pour protester contre l’expulsion de l’écrivain Sergueï Parkhomenko qui lui-même reprochait au Club de ne pas soutenir l’écrivain et réalisateur ukrainien Oleg Sentsov confronté à un procès inique en Russie) et du Parlement européen, – en particulier des eurodéputées Rebecca Harms et Sandra Kalniete – qui organisent conjointement une conférence de la prix Nobel.
Les mots sont là, si simples et si forts à la fois.
« La maîtresse a dit “Dessinez la radiation”. J’ai dessiné une pluie jaune. Et une rivière rouge… »
« J’ai un petit frère. Il aime jouer à Tchernobyl. Il construit un abri antiatomique, verse du sable sur le réacteur… Il n’était pas encore né quand c’est arrivé. »
« La nuit, je vole… Je vole dans une lumière forte… Ce n’est pas la réalité, mais ce n’est pas non plus l’au-delà. C’est l’un et l’autre, et encore une troisième chose. Dans mon rêve, je sais que je peux pénétrer à l’intérieur de ce monde, y passer un moment… Ou y rester ? »
Curieuse alchimie que ce mélange entre cette mosaïque de témoignages qui dessine l’entrée dans une ère nouvelle, et l’amour qui habite le récit de chaque témoin. On est aux portes de l’inconcevable, l’indicible, l’inexprimable, et pourtant chaque individu, pour peu qu’une oreille attentive prenne le temps de l’écouter vraiment, devient un artiste, un poète, un écrivain oral malgré lui.
Alexievitch accoucheuse, dont la maïeutique consisterait à « faire dire », et ne – surtout – pas dire à sa place ; laisser éclore la parole singulière et authentique d’un peuple, comme elle le précise, doté d’un génie poétique qui se révèle dans l’immensité de l’épreuve. L’œuvre se constitue alors peu à peu, dès que les mots sortent des cœurs, à la plus grande surprise parfois, d’ailleurs, de leurs improbables auteurs, capables d’une immense poésie, imagée, dès lors que le récit du vécu personnel, familial, parfois prosaïque ou anecdotique, vient se nouer à une épopée collective relevant bien souvent du tragique.
Comment concevoir les effets d’une catastrophe sur des millions d’années à venir ? Comment supporter le dépérissement programmé d’un mari liquidateur, contaminé par la quantité invraisemblable de Röntgen et voué à disparaître en deux semaines ?
« Le pronostic du mal aigu des rayons est de quatorze jours. L’homme meurt en quatorze jours.
Scansion. Silence.
Comment vivre la naissance d’un bébé “fermé de tous les côtés” ? »
Elle poursuit :
« Il y a une face sombre dans l’art
Le mal hypnotise, tu dois chercher à déceler l’énigme
Tchernobyl, c’était un mal d’un genre nouveau ».
Un mal d’un genre nouveau, fécondant les mots.
« Je revois tout cela de mes yeux : une lueur framboise, flamboyante. Le réacteur semblait être éclairé de l’intérieur. Ce n’était pas un incendie ordinaire, mais une luminescence. C’était très beau. Je n’ai rien vu de tel même au cinéma. Le soir tout le monde était au balcon. Ceux qui n’en avaient pas sont passés chez les voisins. On prenait les enfants dans les bras et on leur disait “Regarde ! Cela te fera des souvenirs !” Des ingénieurs, des ouvriers, des professeurs de physique… Ils se tenaient là dans une poussière noire… Ils parlaient… Ils respiraient… ils admiraient. Certains faisaient des dizaines de kilomètres en bicyclette ou en voiture pour voir ça. Nous ignorions que la mort pouvait être si belle ».
La traversée du siècle s’émaille de références à la guerre. Blocus de Leningrad, bataille de Koursk, bataille de Stalingrad. Centralité du sacrifice. Pour le peuple. Pour la Patrie. Pour le socialisme. Monologues et chœurs résonnent, se mêlent. Polyphonies vocales, fils qui se retissent dans l’air. Les mots œuvrent pour comprendre sa propre histoire. On est frappés par la récurrence du triptyque entre amour, mort et guerre qui traverse toute l’œuvre.
« Pays des guerres et des révolutions »
« Nous sommes le pays des guerres et des révolutions. » Svetlana Alexievitch répète l’expression, comme pour voir l’effet que produisent ces mots sur elle, comme pour – une fois encore – appréhender cette réalité qu’elle a pourtant déjà accueillie à travers ces voix multiples, et depuis de très longues années. Sortir d’une ivresse, retomber sur terre. Prendre conscience d’une histoire par le martellement métronomique. Pays des guerres et des révolutions. Elle pèse ses mots. Puis cite le mot russe bezdna cher à Dostoïevski, que l’on pourrait traduire par abysse ou abîme, pour éclairer la façon dont elle tente d’explorer l’âme humaine.
« Je me sentais un peu à l’étroit dans le journalisme. J’aimais voir les personnes plusieurs fois, parler beaucoup, y repenser entre deux rencontres. Ce qui m’intéressait, c’était d’aller dans la profondeur de l’âme humaine ».
C’est en glanant ces centaines de témoignages aux quatre coins de l’espace post-soviétique, patiemment, sans porter de jugement, en recueillant les mots – et maux – tels qu’ils sont dits, spontanés, qu’elle a rendu possible l’émergence d’une autre histoire. Histoire sociale, histoire des individus, histoire de l’intime, histoire des singularités, des différences, des dissensus aussi ; stupéfaction de la personne qui parle, au moment où ses mots sortent de sa bouche pour constituer son témoignage. Expériences –multiples – souvent indicibles, extrêmes, rassemblées dans une fresque polychrome, dont les nuances – les dissonances aussi – étaient occultées, effacées par la narration soviétique officielle prompte à flatter le geste uniforme des héros tantôt construisant le socialisme, tantôt luttant contre le fascisme. Comment parvenir à dire qu’on a dû étouffer son propre bébé pour que ses cris ne trahissent pas la localisation d’un groupe de partisans face à l’ennemi nazi pendant la Grande guerre patriotique ? Comment assumer sa féminité et la revendiquer à tout prix, tout en ayant – à tout prix aussi, le cas échéant en trichant sur son âge – voulu partir au front en 1941, en défiant le commandement soviétique et ses railleries sur la place des femmes ?
À l’origine, l’enfance de Svetlana Alexievitch dans un village d’Ukraine :
« J’ai grandi à la campagne, après la guerre
Le soir, les femmes sortaient, s’asseyaient sur les bancs et parlaient.
Et nous les enfants, on courait tout autour.
J’avais un très vif intérêt pour ce qu’elles échangeaient.
Il y avait toujours la mort, mais aussi l’amour
Ces femmes se souvenaient de la dernière nuit avant le départ de leur mari à la guerre ;
Elles racontaient leur mariage, comment elles aimaient…
Ces voix résonnaient dans mes oreilles ».
La découverte par Svetlana Alexievitch de l’œuvre d’Ales Adamovitch, et notamment de son livre emblématique Je suis d’un village en feu, écrit grâce à la collecte des témoignages de survivants d’un village biélorusse brûlé par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale, est fondatrice. Né en 1927 dans la région de Minsk en Biélorussie, mort en 1994, Ales Adamovitch est resté célèbre, avec Vladimir Kolesnik et Ianka Bryl, pour cette œuvre inattendue. Publié en 1963, ce recueil collectif a permis de reconstituer une histoire et une mémoire qui auraient pu ne jamais laisser de trace. Membre de l’Union des écrivains soviétiques, Ales Adamovitch est décoré à l’époque soviétique à trois reprises, recevant tour à tour l’ordre de l’insigne d’honneur, l’ordre de la Guerre patriotique, et l’ordre du drapeau rouge du travail.
« J’ai vu qu’on pouvait écrire un roman à partir des voix ».
Les voix d’aujourd’hui, qui résonnent dans La fin de l’homme rouge, sont celles du désenchantement. Là non plus, Svetlana Alexievitch ne porte pas de jugement. Elle rapporte avec finesse la grandiloquence et la sincérité des individus qui, portés par la puissance narrative de 1917, ont adhéré, cru, voulu construire, et ont, pour une large partie d’entre eux, été pris dans les filets d’une histoire implacable, frisant parfois une schizophrénie inouïe. Comment trinquer à Staline en toute sincérité, lors d’un Jour de l’An durant lequel sa propre femme est emmenée par le NKVD au cœur de la Grande Terreur ?
La retombée des espoirs suscités par la perestroïka, et avant elle, par le simple rêve de liberté ou d’un socialisme réel, et le troc d’une idéologie pour une autre n’en a pas fini d’habiter toutes ces âmes, malmenées par la violence sociale qu’enclencha l’irruption d’un capitalisme des plus sauvages après la chute de l’URSS. Où, dans le même temps, une certaine frénésie matérielle venait ombrager, a posteriori, les discussions enflammées dans les cuisines soviétiques sur un avenir hypothétique de liberté. Comment peut-on être passé d’un engouement pour les poèmes d’Akhmatova qu’on pouvait chercher dans tout Moscou pour ensuite se le passer sous le manteau, à l’enthousiasme d’avoir acheté une cafetière occidentale ?
« En soixante-dix ans et quelques, on a créé dans le laboratoire du marxisme-léninisme un type d’homme particulier, l’Homo Sovieticus. (…) Il me semble que je connais cet homme, je le connais même très bien, nous avons vécu côte à côte pendant de nombreuses années. Lui – c’est moi ».
Je lui tends l’exemplaire de l’édition 1998 J. C. Lattès de La Supplication , annoté et parsemé de coupures de presse. Les lettres rouges du titre sont un peu délavées par le temps et par la lumière qui gifle les couvertures des livres par la fenêtre. Elle reconnaît cette toute première édition en français, aujourd’hui épuisée sous cette forme.
Je n’ose regarder la dédicace en sa présence.
De retour à la maison, après une traversée nocturne de Bruxelles à vélo, je l’ouvre :
« Puissions-nous croire que nous ne sommes pas impuissants face à cette époque absurde ;
Puissions-nous croire en nous-mêmes et en la force des mots ».
Notes:
- Interview de Svetlana Alexievitch par Jean Jauniaux, interprétation orale consécutive et « artisanale » par l’auteure , 26 juin 2017, Bruxelles. ↩