Quand Octobre était rouge…

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« C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens… »
Louis ARAGON

Octobre 1917

Petrograd, capitale de la Russie, dans la nuit du 24 au 25 octobre 1917. 1

Des groupes armés de soldats, d’ouvriers et de marins, se pressent dans les rues de la ville et sur les bords de la Neva. Ils vont prendre le contrôle des ponts, des gares, de la banque centrale et de la Poste, avant de lancer l’assaut du Palais d’Hiver, siège du gouvernement. L’opération, à vrai dire, n’est pas une surprise  : depuis plusieurs semaines, la gauche radicale et le parti bolchévique débattaient publiquement de la nécessité d’une révolution pour renverser le gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski. Un Comité militaire, dirigé par Léon Trotski, l’une des figures les plus populaires de la gauche radicale, a minutieusement préparé les plans de l’insurrection. Non loin de là, à l’Institut Smolny, Vladimir Lénine, le principal dirigeant du parti bolchevique, consulte nerveusement sa montre. Il attend des nouvelles. En début de soirée, il a lancé un ultime appel : « Je veux convaincre les camarades qu’aujourd’hui tout tient à un cheveu. Il faut à tout prix, ce soir, cette nuit, arrêter le gouvernement après avoir désarmé les élèves officiers. On ne peut pas attendre ! On risque de tout perdre ! Attendre pour agir, c’est la mort ».

Au petit matin, l’opération est accomplie, sans avoir pratiquement fait de victime (il y en aura beaucoup, par contre, à Moscou). Dans l’après-midi, s’ouvre le congrès des Soviets, où les Bolcheviks sont largement majoritaires. Trotski y fait approuver la déposition du gouvernement provisoire et le programme du nouveau pouvoir : « Le pouvoir soviétique proposera une paix démocratique immédiate à toutes les nations. Il procédera à la remise aux comités paysans des biens des propriétaires fonciers, de la Couronne et de l’Église. Il établira le contrôle ouvrier sur la production, et assurera à toutes les nationalités vivant en Russie le droit absolu à disposer d’elles-mêmes ».

En quelques lignes, tout est dit. Les Bolcheviks entendent répondre immédiatement aux principales revendications des ouvriers et des paysans russes : la paix, le pain, et la terre à ceux qui la travaillent.

En fait, la « Révolution d’Octobre » clôt une séquence qui s’était ouverte huit mois plus tôt, par une première révolution. En février 1917, la guerre fait rage en Europe depuis près de trois ans. La vieille Russie des Tsars, engagée dans le conflit aux côtés de la France et de l’Angleterre, est exsangue. Son armée a perdu le tiers de ses effectifs, et les soldats désertent par milliers. Dans les campagnes, la paysannerie se soulève contre les grands propriétaires fonciers. Dans les villes, la famine menace. Un mouvement populaire spontané va alors, en quelques jours, contraindre le tsar à l’abdication. C’est la fin d’une dynastie vieille de plus de trois siècles.

Mais le gouvernement provisoire, formé de libéraux et de socialistes modérés, se refuse à négocier un armistice avec l’Allemagne et s’avère rapidement incapable de contrôler la situation.

Les Soviets

En même temps, et à côté du gouvernement, un autre pouvoir s’est très tôt mis en place : les Soviets, des assemblées de députés ouvriers, soldats et paysans. Les Soviets se sont constitués spontanément, dans les villes et les campagnes. Il y en aura bientôt plus de 1500 : autant de structures alors démocratiques qui vont, vaille que vaille, prendre en charge la production, le ravitaillement, l’administration publique.

Lénine, revenu d’exil en avril, commence par ferrailler rudement, au sein de son propre parti, pour y faire adopter une position de rupture radicale. Pour mettre fin à la guerre qu’il qualifie d’impérialiste, partager les terres et relancer la production dans les usines, il mise (ou feint de miser, diront ses adversaires) sur les Soviets, qu’il compare à la Commune de Paris, saluée en son temps par Karl Marx comme la forme la plus avancée de la démocratie. Lénine n’exclut cependant pas que le nouveau régime « soviétique » ait d’abord à mettre en place une forme de capitalisme d’État. Mais elle ne serait, pense-t-il, que provisoire. Une dernière et courte étape avant le socialisme. Tel est, en gros, l’état d’esprit des Bolcheviks quand, en octobre, ils s’emparent d’un pouvoir alors en pleine dérive.

On sait ce qu’il en est advenu. Sitôt l’armistice conclu avec l’Allemagne (laborieusement, d’ailleurs), le pays plonge dans la guerre civile. Rouges contre Blancs. Ces derniers sont activement soutenus par la France, l’Angleterre, et les États Unis. Les Bolcheviks avaient espéré que d’autres révolutions éclateraient en Europe et viendraient à leur secours : elles échouent en Allemagne, en Bavière et en Hongrie. En 1921, l’Armée rouge finit par remporter la guerre civile, mais la victoire est chèrement payée, en pertes humaines, famines, dévastations. La société russe s’est durcie, rigidifiée. Dans ce qui s’appelle désormais l’URSS, les Soviets, et leur expérience de démocratie directe, ne sont déjà plus qu’un souvenir. Le parti bolchévique est désormais le seul autorisé, la police politique (la Tcheka) commence à traquer les opposants : libéraux, socialistes et anarchistes confondus.

La dictature et la terreur

Lénine meurt en janvier 1924. Joseph Staline va bientôt s’imposer à sa succession. L’homme n’a joué qu’un rôle mineur dans la Révolution d’Octobre et dans la guerre civile. Mais il a fait patiemment son chemin dans le Parti, où il s’efforce d’apparaître comme l’héritier fidèle de Lénine, quitte à réécrire l’histoire. Quelques mois avant sa mort, Lénine avait pourtant dénoncé la brutalité de Staline, et lui avait fait savoir qu’il rompait toute relation personnelle avec lui. Mais Staline n’en a cure  : il fait embaumer le cadavre de Lénine et l’installe dans un mausolée, sur la Place Rouge, à Moscou, pour l’offrir à la vénération pieuse du peuple. Les années suivantes ne seront plus qu’une lente et souvent chaotique dégénérescence, frayant la voie à la dictature, et bientôt à la terreur staliniennes. La « vieille garde » bolchévique est politiquement et physiquement éliminée : quinze ans après la révolution, 90% des membres du Comité central du parti ont disparu. Pendant plusieurs décennies, une répression massive et brutale s’abat sur les opposants politiques : de 1921 à la mi-1953, plus de quatre millions d’entre eux sont accusés de « crimes contre révolutionnaires » et près de 800 000 sont condamnés à mort. On meurt aussi, en masse, au goulag, un vaste système concentrationnaire de camps de travail et de rééducation : entre 1,6 et 1,7 million de morts entre 1934 et 1953, dont un demi million de prisonniers politiques. 2

À quoi il faut ajouter, entre autres, l’extermination des « Koulaks » (les paysans supposés riches), et les victimes des famines criminelles organisées par le régime en Ukraine.

Cette incroyable « brutalisation » de la société russe s’accompagnera, sans doute, d’une industrialisation réelle et massive (quoique peu soucieuse des conséquences écologiques) et du maintien d’un certain nombre d’avancées sociales : journée de travail de huit heures, sécurité sociale, développement du système d’enseignement et des soins de santé. Mais il reste difficile d’y voir au final, comme le feront longtemps les communistes, un « bilan globalement positif ».

C’est pourtant là l’un des paradoxes de cette tragédie : pendant longtemps, le mythe de la Révolution d’Octobre, et du projet émancipateur dont elle se voulait porteuse, vont demeurer puissamment actifs dans le monde, à tel point que l’on a pu parler du XXème siècle comme du « siècle du communisme », alors qu’il aurait été plus judicieux d’y lire l’histoire d’une faillite, voire d’une contre-révolution, qui aura surtout servi, au final, les intérêts d’une nouvelle classe possédante. Car derrière Staline, « le Géorgien au torse martial, aux doigts épais comme des vers, et aux mots d’un quintal précis comme des fers », pour citer le poète Ossip Mandelstam 3, c’est bien une nouvelle classe qui était à l’œuvre, accaparant les profits d’un capitalisme d’État, aussi brutal que bureaucratique. Les oligarques, plus tard, s’en partageront cupidement les dépouilles, sous la férule de Vladimir Poutine.

Les leçons d’Octobre

Que retenir, aujourd’hui, de cette histoire vieille d’une centaine d’années ? On a pu dire que « le ver était dans le fruit », que la révolution portait en elle sa tragédie comme la nuée porte l’orage. Certaines conceptions de Lénine y sont sans doute pour quelque chose. Lénine avait voulu forger un « esprit de parti », condamnant explicitement l’esprit critique et la discussion. Mais la réalité du parti bolchévique, en 1917, était assez loin de ce modèle  : beaucoup moins discipliné qu’on ne l’a dit, les débats y étaient ouverts et incessants, même sur la question de la prise du pouvoir. L’essentiel de l’autoritarisme léniniste était ailleurs : dans sa conception du changement social, reposant sur l’écrasement par la violence d’une classe, la collectivisation de l’économie et la construction d’une société nouvelle, purgée de ses « éléments nuisibles ». Cette radicalité même a pu séduire, au nom de l’idée ou du mythe de la révolution. Les circonstances concrètes dans lesquelles s’écrit l’Histoire n’en ont déployé que les aspects les plus funestes. La société soviétique s’est finalement située à l’exact opposé de la libération que défendaient les pionniers du communisme. Nombre de critiques de ce qu’on appelait abusivement « le socialisme réellement existant » ont pensé pouvoir trouver la cause de sa dégénérescence dans le caractère utopique de l’idée même du communisme : il serait impossible de changer les structures de la société  ; qui le tente serait fatalement contraint de recourir à l’arbitraire de la violence.

Mais une autre approche est possible, qui mettrait à nouveau l’accent sur les moyens par lesquels une société peut librement agir sur elle-même pour se transformer. Aucun ordre social n’est immuable. Les injustices, le creusement des inégalités, le délitement du lien démocratique et la catastrophe écologique dont notre système productiviste est porteur replacent la question du changement social au cœur du débat politique. Encore faut-il que les moyens du changement soient pensés et mis en œuvre en adéquation avec ses fins : une société plus harmonieuse, plus juste et plus démocratique. Une utopie, sans doute, mais une utopie féconde, si on trouve les moyens de l’incarner
démocratiquement dans le réel. S’il est une leçon à tirer d’Octobre, c’est celle-là.

Notes:

  1. En fait, c’était la nuit du 6 au 7 novembre, mais les Russes utilisaient toujours, en 1917, l’ancien calendrier dit « julien ».
  2. Moshe Lewin. Le siècle soviétique. Editions Fayard. Le monde diplomatique
  3. Ossip Mandelstam sera assassiné au goulag, en 1938

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