Transmissions, engagements, évolution

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Les maisons médicales (MM) constituent aujourd’hui pour notre génération un héritage du mouvement social qui caractérisa les années 1970 et qui permit également la naissance d’autres structures comme, par exemple, les plannings familiaux ou le secteur de l’éducation permanente. Toutes ces structures semblent aujourd’hui être caractérisées par un malaise qui peut être identifié sur trois niveaux : générationnel, politique et institutionnel. Des niveaux inévitablement liés entre eux.

Les maisons médicales sont passées par une phase instituante, qui correspond à la création de l’institution avec des objectifs clairs : des soins de qualité et accessibles à tous et toutes, une autre manière de pratiquer la médecine et d’envisager les systèmes de santé. Lors de cette phase de création, les énergies, les motivations, l’engagement des fondateurs étaient non seulement forts, mais également « soutenus » par un mouvement social de taille. Par la suite, le mouvement des MM a commencé à s’agrandir, à se développer et tout un travail de reconnaissance a été mis en place auprès des pouvoirs politiques. Ce travail était nécessaire pour garantir la pérennité du projet, une certaine stabilité à ces structures et par là même garantir l’emploi aux différents travailleurs. Et c’est ainsi que les MM sont passées d’une phase instituante à une phase instituée.

Lors du passage par ces différentes phases, de nouvelles générations ont rejoint le projet. Des générations qui ont évolué dans un autre contexte social, culturel et économique. Les initiatives issues du mouvement des années 1970 s’inscrivaient dans un mouvement social qui avait une connotation offensive : créer des alternatives. Aujourd’hui, ce mouvement se trouve dans une phase plutôt défensive : défendre le peu d’acquis qu’il nous reste face à un démantèlement social couplé à une crise économique qui a débuté au début des années 1980 et qui ne semble pas vouloir s’arrêter. De plus, les attaques violentes et diversifiées dans chaque domaine de la société font en sorte que les positions défensives restent cloisonnées par secteur. Car des résistances existent mais elles ne sont pas convergentes pour autant. À ce contexte vient s’ajouter l’individualisme croissant, l’augmentation des inégalités sociales, un taux de chômage élevé et des emplois instables, ainsi que toute l’insécurité et la précarité que ces dérives peuvent apporter. Il en résulte donc que le vécu entre les différentes générations n’est pas le même.

L’IGL

L’IGL, l’Intergroupe liégeois des maisons médicales est né en 1992. Il représente l’échelon intermédiaire entre la MM et la Fédération des maisons médicales. Il naît de la nécessité de rassembler des moyens pour répondre à des besoins que les MM rencontraient individuellement, sans avoir les moyens suffisants d’y répondre seules. Un lieu de proximité qui permet de partager, mutualiser des réflexions, des outils et d’organiser des formations. L’IGL constitue également un lieu d’échange pour soutenir les pratiques professionnelles, quel que soit le secteur, à l’intérieur des MM. Depuis quelques années, ce même type de structure se développe à Bruxelles, à Charleroi, dans le Hainaut, à Namur, dans le Brabant Wallon et dans la province de Luxembourg.

Le passage d’une phase à l’autre des MM, l’évolution du contexte, la succession des générations nous portent également à nous questionner sur la réflexion politique que ce type de mouvement peut avoir aujourd’hui. Le leitmotiv, qui finit souvent par être exaspérant, est le désintérêt des nouvelles générations pour la politique. Mais en sommes-nous sûrs ? Il faudrait déjà élucider ce qu’on met derrière le mot politique. Étymologiquement, ce mot renvoie à la polis (la ville) et à comment vivre à l’intérieur de celle-ci. Faire de la politique ne se résume donc pas à être membre d’un parti politique (et heureusement !) Cela renvoie à un engagement global qui va de la vie privée à la vie collective. N’oublions pas le slogan des féministes des années 1970 : « Le privé, c’est politique ! » Où en sont aujourd’hui les MM ? Comment s’inscrivent-elles dans le tissu politique de la société civile ?

Ces constats, qui se retrouvent à différents niveaux, nous amènent à nous questionner sur le rôle joué par la transmission. Comment est-elle mise en place au sein de ce mouvement ? Pour répondre à cette question, nous avons rencontré différentes personnes, de différents âges, faisant partie de ce mouvement. Parmi celles-ci se trouve Jean Grenade [voir encadré p.36], un vieux de la vieille, un des fondateurs de la MM de Tilleur, à la retraite depuis deux ans. Tout d’abord, il se questionne : « Est-ce que ma génération a donné tous les éléments pour qu’une analyse soit permanente ? Peut-être qu’en étant pris dans le train-train quotidien, nous avons baissé la garde en nous laissant endormir par l’idéologie dominante. » Il continue : « Je trouve qu’on n’a pas assez résisté et puis, en même temps, il a fallu assurer une certaine sécurité aux travailleurs. On s’est un peu perdu dans les complications institutionnelles où l’esprit d’innovation militante est peu à peu retombé. » Il ajoute : « Mais il faut quand même dire qu’à l’intérieur de ce mouvement, il y a une certaine honnêteté, d’ailleurs il n’y a pas de Publifin des MM. » Ensuite, la discussion se déplace sur le processus de passation de la MM qu’il a créée. Jean Grenade : « Cinq ou six ans avant ma pension, il y avait déjà dans l’équipe un médecin qu’on pourrait considérer aujourd’hui comme un demi-vieux. Il est venu me trouver en me disant : ‘Mais qu’est-ce qu’il va se passer quand les vieux ne seront plus là ?’ Parce qu’il est vrai que, si d’un côté les vieux n’ont pas brigué tous les postes, d’un autre côté ils avaient un certain pouvoir moral constitué par beaucoup d’empathie, qui consistait tout simplement à être bien avec les gens. » Ce passage a été marqué par deux événements : « Les 35 ans de la MM et les départs à la pension des vieux. Ces deux événements ont permis à l’équipe de faire un peu le deuil du départ. » Dans la pratique, le passage a aussi été assuré par un processus de redistribution des patients ; il nous explique : « Je les ai attribués petit à petit pour préparer l’équipe, mais également les patients, à mon départ. » Il ajoute : « Le départ des “vieux” a aussi été l’occasion pour l’équipe de revoir un peu l’organigramme et de se l’approprier beaucoup plus.. C’est clair que quand nous sommes habitués à une certaine organisation et que celle-ci change, cela nous perturbe, mais l’important, c’est qu’elle soit toujours réfléchie et construite, même si elle sera au final différente. » Une manière de dire que, dans la transmission, il faut accepter qu’on fasse différemment de ce qui se faisait auparavant. Il conclut sur la « passation » : « C’est un peu comme dans la course de relais, tu passes le bâton et tu ne sais pas ce que l’autre va en faire, en tout cas tu espères qu’il ne va pas tomber ».

Pour ce qui est de la transmission des valeurs, il nous dit : « Quand on fait un discours sur les valeurs, les gens vont vite tomber d’accord. Tout le monde se dit solidaire. C’est plus dans la réflexion permanente par rapport à notre métier que cette transmission des valeurs se retrouve. » Il nous donne un exemple : « Je me servais de ma spécialité pour la mettre au service d’une cause, cela a été le cas pour l’avortement, les questions liées aux usagers de drogues ou encore pour les soins palliatifs. » Il faut rappeler que ces pratiques ont fait l’objet de combats pour être reconnues et autorisées. « Il s’agit donc de se questionner par rapport à certains problèmes, car il y aura toujours des combats et aussi des endroits de réflexion où il y a moyen de se ressourcer, de trouver du sens par rapport à son métier et par rapport à des envies très larges d’émancipation des gens. […] Mais pour imaginer, réfléchir, il faut du temps, et donc il faut se dire que si on veut réfléchir au sens de notre travail, il faut du temps. » Pour lui, les formations mises en place au sein de l’Intergroupe liégeois (IGL) et de la Fédération des maisons médicales (FMM) constituent « de grands moments de réflexion sur le sens du travail en MM et sur la politique au sens large du terme. Je trouve que le fait de se former, ça nourrit fort ».

Justement, Ingrid Muller nous raconte comment la Fédération s’appuie sur une équipe en éducation permanente pour soutenir les professionnels des MM dans la réflexion sur le sens politique de leur travail : « Les équipes se trouvent face à des évolutions qui les contraignent à adapter leurs pratiques à de nouvelles réalités tout en préservant leur philosophie de travail. Pour les soutenir, l’éducation permanente au sein de la FMM travaille à activer la réflexion autour de ces évolutions et des enjeux qui y sont liés, pour que les réponses que se donnent les équipes ne soient pas des réponses mécaniques. » Elle nous explique ce travail qui se développe sur quatre axes : « Le premier vise à soutenir ‘la démocratie interne’ et s’intéresse notamment aux prises de décision dans un contexte autogestionnaire. À travers un module spécifique, avec cet axe, nous amenons les participants à comprendre les enjeux de propositions comme la sociocratie, l’holacratie, la communication non violente, etc. Il s’agit de comprendre comment et pourquoi ces méthodes sont nées, de percevoir leur complémentarité au service de processus décisionnels démocratiques. Ensuite, il y a un axe qui vise à créer les conditions de l’influence des usagers sur les priorités de santé, à leur donner du pouvoir, notamment en partageant avec eux des analyses sur le système de santé. Un troisième axe au niveau de la formation vise sa transformation en associant les travailleurs et les usagers à partir de leur expérience. Et le dernier axe permet de travailler à tout ce qui, dans la société, génère les inégalités en termes de santé au sens le plus large ».

Ingrid Muller

Ingrid Muller travaille depuis onze ans à l’Intergroupe liégeois des maisons médicales (IGL) en tant que coordinatrice de projets. Depuis sept ans, elle travaille également à la Fédération des maisons médicales en tant qu’animatrice en éducation permanente. Auparavant, elle a travaillé dans le secteur socio-culturel.

En ce qui concerne la transmission, elle nous explique : « C’est une question qui agite évidemment la FMM depuis longtemps. En 2006, par exemple, le thème du congrès s’intitulait déjà ‘Refonder les pratiques’. Il y avait déjà l’idée que les générations futures pourraient s’approprier ce modèle qui avait été pensé par d’autres. » Mais concrètement qu’est-que ce qui est mis en place ? « Depuis quelques années, on s’est rendus compte que les assistants en médecine qui arrivent en MM sont mis au travail sans qu’on leur explique d’où vient le projet et pourquoi il fonctionne de telle manière. Il y a donc une tendance à la réplique qui s’est installée. » Pour contrecarrer cette tendance, un module a été conçu. Ingrid Muller : « C’était important qu’ils connaissent l’histoire du mouvement, pour qu’ils puissent comprendre et décoder le pourquoi du travail pluridisciplinaire, de l’autogestion, de la participation des usagers, etc. » Mais c’était aussi « leur donner la possibilité de dire ce qu’ils en pensent, de faire des liens avec ce qu’ils vivent au quotidien dans la MM. Et de comprendre le sens des choses. Pour avoir des clés pour décoder, pour se positionner dans les moments de difficultés. » Si ce module est destiné initialement aux assistants généralistes, l’idée est aussi de le mettre en place pour les stagiaires des autres secteurs, mais les conditions de temps sont plus réduites, vu les périodes de stage plus courtes. Par contre, un module similaire est proposé aux nouveaux travailleurs et travailleuses en MM. Ingrid Muller nous explique : « Pour mettre en place ce module au niveau de l’IGL, on a fait un tour des attentes des équipes pour le construire, même si on avait déjà une idée de ce qu’on trouvait important de partager, et on l’a complété pour répondre aux besoins. On aborde notamment ce qu’est la Sécurité sociale, comment elle est née, le lien entre celle-ci et le système de santé, le financement des MM au forfait, l’organisation institutionnelle dans le cadre de l’autogestion, le travail de la FMM au niveau politique pour comprendre les enjeux actuels. » Elle continue : « Il y a aussi des rencontres sectorielles, c’est-à-dire se retrouver entre accueillantes, kinés ou infirmières des MM de la région. Cela permet de s’interroger et de s’outiller sur la mise en œuvre du projet des maisons médicales dans leur travail au quotidien. A Liège, le groupe des accueillantes travaille spécifiquement à éclairer en quoi le travail d’accueil est façonné par des valeurs comme la solidarité, l’autonomie des patients, la démocratie, le souci d’accessibilité, l’approche globale de la santé, etc. Le but qu’elles se sont donné est de faciliter la transmission de ces aspects du travail auprès des jeunes travailleurs du secteur ».

Il faut souligner que ce travail de transmission a été mis en place tardivement et lentement, car, comme l’énonce plus haut Jean Grenade, le mouvement a été centré sur la stabilité et la pérennisation des structures, le passage de la phase instituante à la phase instituée. Il faudrait se demander si cette mise en place « tardive » des outils de transmission (outre la multiplication des structures) ne serait pas en relation avec la perte de cohésion entre les structures liées à ce mouvement. Jean-Luc Belche y fait référence en disant : « Il faudrait revenir sur la redéfinition de valeurs communes. Vu l’hétérogénéité et les attentes différentes, je ne suis pas sûr qu’on mette tous les mêmes choses derrière les mêmes mots ».

Mais revenons aux témoignages sur la transmission. Letitia Fagnoul, jeune assistante, s’exprime à ce sujet : « [Dans cette “chaîne” de la transmission] je me sens un peu comme la petite fille, pour le moment : j’apprends la médecine avec un maître de stage qui est un médecin passionné par son travail et qui a été lui-même encadré à la BVS par la première génération [voir p.35] ; déjà, comme ça, je ressens qu’il y a une transmission des valeurs et de la passion du métier de médecin généraliste en MM. » Elle continue : « Il y aussi les séminaires qui nous sont destinés. Le partage de l’expérience des fondateurs qui nous permet de gagner quelques années de réflexion et de donner du sens à notre métier », des choses qui, pour elle, vont renforcer la transmission.

Letitia Fagnoul

Letitia Fagnoul, 27 ans. Féministe aux affinités anarchistes. Elle en est à sa deuxième année d’assistanat en médecine générale dans une MM en région liégeoise. Curieuse, elle est aussi partie visiter deux dispensaires en Grèce, ainsi que la clinique de travailleurs dans l’usine Vio Me, autogérée par ses salariées. Pour elle, c’était une évidence d’aller travailler en MM: « Dès que j’ai découvert les maisons médicales, je savais que c’était là que je voulais aller, parce que ce projet répondait à quelque chose que je ne trouvais ni en médecine générale ni dans la spécialisation », c’est-à-dire « des soins de meilleure qualité, la cohérence du travail en équipe et l’engagement militant ». Elle le définit comme « un projet complètement radical, reposant sur des fondements complètement inhabituels dans notre monde ». Une réussite des années 1970, qui persiste malgré le fait qu’« on s’en prend bien plein la gueule avec le capitalisme, actuellement ». Ses projets futurs après son assistanat? Étudier la médecine tropicale et ensuite partir en mission ailleurs, sans exclure la possibilité, un jour, de retravailler en MM.

Un autre exemple de transmission qui se passe sur le terrain nous est donné par Jean-Luc Belche : « Ce qu’on essaye de faire dans cette MM, c’est de souvent accueillir des stagiaires. Ce qui est gai, c’est que pendant un mois, tu as quelqu’un à tes côtés et tu n’es pas obligé de faire toute la grosse démonstration d’égalité sociale, ils la voient. Tu glisses des trucs au fur et à mesure et à la fin du mois ils disent tous : “C’est super intéressant la notion de forfait et cette notion de travail en équipe, où chacun à son mot à dire, etc.” Ils le ressortent eux-mêmes, c’est donc plutôt une transmission par l’exemple. C’est une démarche qui n’est pas toujours construite, ni toujours consciente ».

Jean-Luc Belche

Jean-Luc Belche, 40 ans, est médecin généraliste. Il découvre les MM lors de stages pendant ses études. C’est ainsi qu’il arrive à la MM de BVS [voir p35] : « J’avais de bons échos comme quoi ils travaillaient bien, mais je savais aussi que cette MM faisait partie des mouvements de gauche bien trempés. » C’est pendant son stage qu’il a été fasciné par « une approche super construite, raisonnée, centrée sur les gens et sur ce qui existe comme évidence scientifique ». Par la suite, il a entrepris des études de médecine tropicale à Anvers. Il est ensuite parti deux ans à Haiti travailler dans des centres de santé. À son retour en Belgique, il participe à la création, en 2007, de la MM dans laquelle il travaille toujours. Actuellement, il est aussi chargé de cours au département de médecine générale: « Enfin, je peux parler aux étudiants de l’organisation des soins, de l’intérêt de la pratique pluridisciplinaire, du forfait, de l’approche centrée sur la personne, là où on n’en a jamais parlé avant », nous dit-il.

 

De la transmission à l’appropriation

Si la transmission est centrale pour la continuation d’un tel mouvement et de ses structures, il est important aussi de laisser la place aux nouvelles générations pour qu’elles puissent enfin s’approprier ce modèle. Jean Grenade nous relate son expérience quant à la place laissée aux jeunes en MM : « Cela se passe uniquement par la pratique, lors des réunions d’équipe, lors des réunions de cas. Mais c’est aussi en soutenant les jeunes médecins. Aller les voir régulièrement, ne pas attendre qu’ils viennent vers nous. Aller les voir, pur organiser des réunions régulières et, lors de ces réunions, ne pas évoquer uniquement des cas purement physiques, mais aussi parler du métier dans un sens un peu plus large du terme ».

Jean-Luc Bleche nous explique ce qui est mis en place dans sa MM pour faciliter l’appropriation du projet : « Nous faisons régulièrement des journées ouvertes, qui consistent à faire un pas de côté et à se questionner sur nos valeurs. Nous avons également fait “une raison d’être”», une charte propre à notre MM qui est retravaillée constamment ».

En sortant de la réalité du terrain, mais tout en restant en contact avec elle, Ingrid Muller nous donne son point de vue sur l’appropriation de ce modèle par les nouvelles générations : « Pour moi, l’appropriation fait aussi partie de la transmission. Mais pour que cette phase d’appropriation ait lieu, il faut donner des clés de lecture et ne pas donner de recettes sur comment il faut faire, car je pense que dans la durée, ce n’est pas tenable. Quand on travaille avec chaque groupe sectoriel, il est important que chaque participant à un groupe puisse se faire son avis, son point de vue, avoir un regard critique, éventuellement. C’est là que la créativité va aussi être possible pour faire avancer le mouvement et pas le répéter simplement. Si on se répète, on est mort, je crois. » Pour elle, il y a deux éléments propres aux MM qui jouent en faveur du travail d’appropriation, elle nous les décrit : « Ces deux éléments sont l’autogestion et l’organisation en mouvement. L’autogestion fait que les jeunes travailleurs sont d’emblée intégrés dans la mise en œuvre du projet de chaque MM et, au fur et à mesure, par la pratique, ils peuvent prendre leur place. Et le fait de s’être organisé en mouvement constitue une force, c’est-à-dire que les fondateurs ne sont pas seuls face à la question. Depuis 2005, la fédération interroge la transmission. Les lieux de rencontre servent à faire vivre cette question auprès des futurs pensionnés. Je ne connais aucune équipe où rien n’est mis en place pour assurer la transition après le départ d’un fondateur. » Elle continue : « J’ai l’impression que maintenant, la ligne de fracture évolue. Les équipes rajeunissent, tant dans les MM qu’à la FMM. Et ce sont des équipes dynamiques qui savent pourquoi elles sont là. » La réflexion autour de la transmission/appropriation ne s’arrête pas pour autant, Ingrid Mulleur nous dit  : « C’est un des enjeux qui sera abordé lors du prochain congrès que la FMM organise en novembre 2017. Cette thématique tournera autour de ce qui fait la pérennité du mouvement, c’est-à-dire les fondements ».

 

Engagements

Pour faire le point sur la réflexion politique des MM, il nous paraît intéressant de partir sur ce qui reste de l’engagement auprès de celles et ceux qui prennent la relève. Ingrid Muller pose le cadre : « Les travailleurs des années 1970 étaient des gens qui étaient engagés dans un projet de transformation de la société. Aujourd’hui, ce projet a trouvé une place, il a une reconnaissance au niveau de la société et, du coup, est devenu un milieu de travail. Donc, les gens qui viennent maintenant vers les MM ne sont plus forcément attirés par le projet de transformation de la société. Souvent, ils sont porteurs d’une grande partie des valeurs des MM : solidarité, équité, respect de l’altérité. Mais la vision de la transformation du système de santé pour une société plus égalitaire n’est pas toujours portée de la même manière ».

Jean Grenade relativise : « Je crois que malheureusement et tout simplement, les choses changent et les gens sont différents. J’ai envie de dire que les gens ‘révoltés’ et les gens ‘qui luttent pour une émancipation’ se trouvent peut-être à d’autres endroits qu’il y a 40 ans. Tous les gens qui s’inscrivaient dans les MM par le passé étaient tous des ‘militants’, mais plus maintenant. Peut-être parce qu’ils s’inscrivent dans d’autres combats ».

Letitia Fagnoul fait le même constant qu’Ingrid Muller, mais elle nuance : « Les bonnes conditions de travail en MM attirent, à un niveau professionnel, des personnes qui ne sont pas militantes. Je peux aussi le voir dans mon équipe, il y a des personnes moins engagées politiquement et d’autres qui le sont très fort, mais cela n’est pas source de conflit, au contraire, c’est assez riche. Je trouve quand même encourageant de voir quelqu’un qui n’est pas engagé à la base, et finit par le devenir à force de travailler en MM, tout simplement parce qu’on se rend compte sur le terrain de toutes les difficultés auxquelles la population fait face. C’est une réalité à laquelle tu ne peux pas échapper, même si tu n’est pas engagé à la base ».

Cet engagement qui vient en travaillant sur le terrain, c’est ce qui est arrivé à Jean-Luc Belche. Il nous raconte : « Ma motivation de départ était d’être bien formé pour après aller faire la même chose là d’où je venais. C’est par la suite que le côté idéologique est venu, sous forme de questionnement sur le système des soins de santé. » Il ajoute : « Avec le recul, je me dis que pratiquer des soins de santé de première ligne, c’est politique, parce que dans notre boulot, quotidiennement, nous sommes confrontés à l’impact des inégalités sociales, à l’impact des conditions de travail sur la qualité de vie des gens. Même en restant dans mon champ médical, je touche inévitablement à d’autres choses ».

Alors, comment conjuguer une politique de soins avec un discours politique plus explicite ?

Jean-Luc Belche nous donne une piste, « sortir des murs » : « Les gens sont malades à cause de leur boulot, à cause du fait qu’ils sont seuls, qu’ils n’ont pas accès à des loisirs ou à la bonne bouffe. Je peux soigner tant que je veux, mais moi, en tant que médecin, je me trouve au bout de la chaîne et tout se joue bien avant. Il faudrait donc agir à l’échelle d’un quartier, voire d’une ville, pour avoir une vision de la santé plus globale. » Pour lui, « les MM devraient aller dans ce sens et faire plus de liens avec les associations du quartier, collaborer avec elles pour penser ensemble la santé d’une population. On est pas les seuls acteurs ». Il est donc nécessaire « de s’impliquer politiquement, c’est-à-dire dans l’organisation de la société, à travers la société civile, de manière plus explicite, en étant en lien avec les problématiques de la société ». Mais aussi de faire connaître le travail des MM à la population pour en avoir en retour du soutien et être porté par les patients. Sortir de murs, pour lui, c’est aussi « aller voir comment fonctionnent les autres pratiques. En ne faisant que du pluridisciplinaire, du forfait, on oublie presque l’intérêt de ces pratiques. Je suis content de côtoyer les médecins généralistes, solistes à l’acte, pour me rendre compte et me dire « Nom di dju, ils sont coincés comme ça, eux ?! » et cela me permet également de me rendre compte comment on fonctionne en dehors des MM ».

L’autre enjeu du congrès de novembre 2017 sera justement d’éclairer cette tension entre des pratiques de qualité et le fait d’être un mouvement avec un discours politique explicite. Ingrid Muller  : « Le mot “politique” est souvent mal entendu et, en conséquence, ramené à la logique des partis. La politique consiste aussi à parler des déterminants de la santé qui se retrouvent dans les inégalités sociales à travers lesquelles la FMM peut mettre en place des interpellations envers les pouvoirs politique avec un travail de réseaux. Et en même temps, la politique correspond aussi à vouloir mettre en place des soins de qualité, car des motivations politiques nous amènent à mettre en place celles-ci. » Autrement dit : « On n’est pas obligé d’aller manifester pour faire de la politique. Avoir une approche globale, c’est avoir une action qui a une portée politique. Il existe différentes manières de faire de la politique et elles se complètent et s’articulent entre elles. » Mais comment peuvent-elles s’articuler au sein d’un mouvement si vaste et hétérogène ?

 

Évolutions

Pour terminer ce cheminement, une évolution semble nécessaire. Pour Jean-Luc Belche, il faut envisager à cette occasion une relecture historique, c’est-à-dire « identifier ensemble ce qui a été difficile et ce qui l’est actuellement, pour avoir les éléments qui permettent de lire la situation actuelle et ensuite, ensemble, mettre les énergies sur des éléments qui en valent la peine ». Letitia Fagnoul souligne la nécessité d’un dialogue intergénérationnel pour amener un changement, « mais calmement, et pas dans l’essence du projet, sinon le risque serait de le dénaturer ». Tout en restant ouverts, « les jeunes peuvent insuffler de nouvelles choses, comme par exemple des collaborations avec le projet Femmes et Santé, et aller plus loin dans la démarche avec les patients ».

À un niveau plus « macro », pour Ingrid Muller, c’est difficile de prédire une évolution à long terme : « On vit une époque qui voit se concrétiser une transformation radicale de notre société. Les institutions nées du mouvement ouvrier, dont la sécurité sociale, subissent des mutations importantes. La conscience collective est remplacée par la prédominance du sujet et de la responsabilité individuelle. La conception de la santé est appelée encore à évoluer. Une tendance est de considérer que la santé est un moyen pour garantir et soutenir une dynamique économique. Une autre est de considérer que la santé est notre responsabilité à chacun. Sans pour autant remettre en cause le système dans son ensemble. » Pour le moyen terme, elle nous dit : « Les attaques de l’actuelle ministre de la santé pour réduire les coûts de la Sécurité sociale provoquent des contacts entre des acteurs qui ne se parlaient pas particulièrement au préalable. Si on est optimiste, on peut y voir une opportunité pour créer des alliances et donner du sens aux évolutions en cours (c’est-à-dire aux évolutions des problèmes de santé, des métiers du soin, du système de santé, ainsi que des MM), en terme d’efficience du système pour garantir à tous une meilleure accessibilité aux soins. Quant à notre capacité à soutenir une réduction des inégalités sociales, qui sont pourtant le principal problème de santé au monde, l’approche de la santé par les déterminants non médicaux ne peut que nous aider à garder notre esprit aiguisé quant aux effets des changements de société en cours sur la santé des populations. Cette approche ne peut que faire des MM le fer de lance d’une nouvelle résistance. L’approche en santé publique nous amène à rester sur le terrain collectif, même si la santé est un bien précieux individuellement. Et garder en tête que le changement ne vient pas tout seul ! »

La mise en place de dispositifs de transmission semble donc primordiale pour que les nouvelles générations puissent s’approprier ce projet, en l’adaptant aux réalités actuelles et en en assurant sa continuité. Cette phase d’appropriation pourrait également permettre aux MM de sortir de la “zone de confort” de la phase instituée pour retrouver ainsi la puissance qui caractérise la phase instituante. Se re-connecter à la société civile, aux problématiques de société, tisser des liens avec les autres acteurs, expliciter un discours politique semblent des pistes à suivre. Non seulement pour recréer un rapport de force capable de déjouer les obstacles posés par le courant hospitalo-centriste, mais aussi pour construire une convergence des luttes – indispensable – à une transformation de la société. Ce ne sont pas les arguments qui leur manquent.

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