Quelques idées & pratiques divergentes

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Avec ses véhicules flashy, sa faune de patients interlopes et son encre violette, tout le monde ou presque dans le quartier liégeois d’Outremeuse connaît le docteur Counet. Il a ouvert son premier cabinet en Roture, haut lieu de la contre-culture liégeoise, il y a plus de 30 ans ! « Six ans avant l’ouverture de la maison médicale du quartier ».

Quand on lui raconte comment, au cours de nos recherches, son nom est apparu en tant que contradicteur historique des maisons médicales, il ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire amusé, mais surtout étonné ! Car, depuis lors, de l’eau a coulé sous la Passerelle, comme sous les autres ponts.

Ça intéresse qui, ces vieilles histoires ?

D’abord, le docteur Counet précise, avant d’aller plus loin : « Que ce soit clair, je ne représente personne d’autre que moi-même. Je ne fais partie d’aucun parti, d’aucun syndicat. J’ai toujours été libre, et je tiens à préciser que mes propos ne reflètent que mon expérience et mon avis personnels. » Résolument non dogmatique, Gilbert Counet… Et certainement pas activiste anti-maisons médicales…

Immédiatement, il tient à nous faire une autre remarque : « J’ai tout de suite envie de dire qu’il faut relativiser les petites histoires de ce temps-là et vivre aujourd’hui… Sinon, on parle pour les vieux et on se trompe d’objectif ! Tout ça, c’était il y a plus de 30 ans… On vit une tout autre époque aujourd’hui ! Depuis les années 1970-1980, les choses se sont beaucoup dépassionnées, et les discours se sont pas mal désidéalisés… Je ne vois pas très bien qui tout ça peut encore intéresser… » Et bien, nous, peut-être ?!

Alors, remontons le fil avec Gilbert Counet : «  J’ai toujours été un marginal ! Pourtant, j’étais pas mal impliqué dans la vie estudiantine, par exemple, mais en électron libre. Je n’ai jamais beaucoup aimé les fils de bonnes familles – et il y en avait en fac de médecine, croyez moi –, mais je me méfiais aussi des militants, trop sectaires. » Alors, imaginez ce qu’il pensait de ceux qui cumulaient les deux caractéristiques…

Donc, a priori, le Dr. Counet n’a rien contre les jeunes médecins qui allaient tenter l’aventure des maisons médicales. Au contraire : « Nous étions plus ou moins dans les mêmes milieux… Dans les premières années, j’ai moi-même travaillé en maison médicale, pour un intérim de trois mois, c’était à Grâce-Hollogne, je crois. » Il sourit. «  Et puis, j’ai partagé des engagements avec certains médecins des maisons médicales. J’ai travaillé presque 30 ans en planning familial, pratiqué des avortements, j’y ai pris des risques… En 1979-1980, pendant la grève des médecins, qui défendaient pour moi des revendications de caste et corporatistes, j’ai accueilli tous les patients qui le voulaient et j’ai même soutenu l’Appel des 300 ! 1 » Puis, il y a eu la politique de réduction des risques en matière de toxicomanie, un autre domaine où le Dr Counet a été à l’avant-garde, aux côtés de collègues des maisons médicales, et où il a pris des risques aussi ! À côté de son travail en cabinet libéral, il a été l’une des chevilles ouvrières du START (aujourd’hui le MASS), un centre d’urgences novateur pour les toxicomanes liégeois. Il y bosse toujours en première ligne…

Le docteur nous assure qu’il n’a jamais été systématiquement anti-maisons médicales. Qu’il y a maison médicale et maison médicale… Qu’il y a des projets et des contextes différents. Qu’il fait la différence entre la médecine pour le peuple – « vraiment trop d’extrême gauche » – et les autres…

Mais s’il cherche bien dans sa mémoire, il pense savoir d’où lui vient cette réputation : « À l’époque, dans un journal médical, j’ai dit que mon cabinet n’était qu’à “un jet de grenade de la maison médicale” d’Outremeuse ! C’était l’époque de Rambo, de la guerre froide et tout ça. C’était de l’humour d’abord. » Un peu de provoc’ aussi…

« Plus sérieusement, c’est vrai que j’étais un peu excédé à l’époque. Une maison médicale ouvrait dans mon quartier. Il y avait l’interdiction de publicité pour tous les médecins, mais là, parce que c’était un bidule du bon bord, ça ne tenait plus… On leur a trouvé de vastes et beaux locaux, on les a soutenus, dans les institutions et dans la presse. Bref, je trouvais qu’il y avait deux poids deux mesures ! »

Ce qui le dérangeait d’abord, c’était cette bataille larvée, cette utilisation de la médecine à des fins partisanes. Face à des médecins très majoritairement classés libéraux et/ou conservateurs, il considère la mise en avant et le soutien dont ont bénéficié les maisons médicales comme une récupération politique, au profit des socialistes et autres progressistes pour parler clair.

Effectivement, beaucoup ont dû rêver les maisons médicales comme modèle alternatif face au puissant lobby médical, plutôt très à droite…

« Alors, quand j’ai vu que le ministre Urbain, je crois à l’époque, venait inaugurer en grande pompe et devant tout les médias la maison médicale dans mon quartier, ça m’a donné des boutons, c’est vrai ! C’est de cette époque que date l’article avec le ‘jet de grenade’ ! Mais tout ça n’est pas tourné contre les maisons médicales uniquement : si jamais un confrère venait s’installer à deux rues, sans se présenter et sans chercher de synergies – et c’est déjà arrivé –, cela me donnerait des boutons aussi ».

À chacun selon ses pratiques et ses principes

Dans le fond, ce qui irrite le plus le Dr. Counet, c’est le côté vertueux, moralisant du discours pratiqué par certaines maisons médicales. « Quand j’entends des trucs du genre : “Nous sommes la médecine gratuite pour le peuple, pour toutes et tous sans exclusion…”, ça a tendance à m’énerver un peu… »

« Pour ma part, je n’ai jamais refusé de soigner personne à mon cabinet, pour raison d’argent ou autre. On s’arrange toujours. Je reçois moi aussi des réfugiés, des SDF ! Plus de 85% de mes patients sont dans des situations précaires. Ils ont en majorité le statut BIM. Ce qui revient pour eux à payer quoi ? Moins de 2 euros par consultation, à travers le tiers-payant ! Les autres retouchent quasi l’intégralité des 25 euros qu’ils payent par consultation. Alors quoi, 30 euros de budget par an pour le médecin, est-ce un tel obstacle ? C’est sûrement pas un business sur le dos des patients en tout cas. » Alors oui, quand ça lui arrive parfois de perdre des familles entières de patients avec qui il avait créé des liens, sous prétexte qu’à côté c’est « gratuit » 2, ça le saoule, le docteur Counet !

Attention. A contrario, « je sais que c’est aussi la faute de certains de mes confrères qui refusent certaines catégories de patients : toxicomanes, sans-papiers, CPAS ou… membres d’une maison médicale ! Ça existe ».

Sinon, d’un point de vue plus économique, il m’explique qu’il lui arrive de temps en temps de recevoir de nouveaux patients et de découvrir en ouvrant leur dossier qu’ils sont inscrits en maison médicale depuis des mois ou des années. Et qu’ils s’en souviennent à peine ! « Attention, je ne sous-entends pas que les maisons médicales jouent là-dessus directement. Les règles ne vont pas de soi. C’est compliqué, surtout pour certaines populations. On va chez le médecin gratuit ! Point. C’est pas évident de comprendre qu’une fois qu’on est inscrit en maison médicale, les soins y sont gratuits mais qu’on n’a plus la liberté d’aller voir un autre généraliste, sauf à payer plein pot ! »

N’empêche, là, il y a quelque chose qui le dérange vraiment : « Il y a quelque chose de pas normal dans le système ! Je suis pour la déforfaitisation des patients dormants des maisons médicales. Je trouve ça profondément injuste que ces structures reçoivent chaque mois des sous pour des patients qu’elles ne voient et ne soignent pas ! »

Là, il y a vraiment une divergence de fond ! Pour les partisans des maisons médicales, cette réalité participe justement du mécanisme de solidarité à l’œuvre dans ce modèle de structure collective. Oui, les membres qui sont en bonne santé et fréquentent peu les salles d’attente payent pour ceux qui sont malades chroniques et voient régulièrement leur médecin ! Vous avez dit médecine à l’acte contre médecine au forfait ?

Donc, en pratique, « si quelqu’un se présente à mon cabinet et qu’il est en fait déjà inscrit dans une maison médicale, j’accepte de le soigner une fois – à ses frais, s’il le peut, c’est la règle. Mais je le préviens que, la prochaine fois, soit il devra aller se faire soigner en maison médicale, soit avoir fait la démarche de s’en désinscrire. Mon discours est constant, clair et net ! Ce qui m’a toujours guidé : le respect mutuel entre collègues ».

Trouver une place pour tous dans le contexte actuel

Pour le Dr. Counet, si le contexte politique s’est apaisé, le contexte social pas. Et cela tant pour les généralistes que pour leurs patients. « Ce n’est pas un reproche, mais les choses ont changé aussi. Travailler en maison médicale, pour les jeunes médecins d’aujourd’hui, c’est aussi une certaine sécurité de l’emploi, une stabilité dans les horaires, etc. Évidemment, je ne sais pas combien un médecin gagne aujourd’hui en maison médicale… Moi, je n’ai jamais compté mes heures, et encore moins au début en tant que jeune médecin. Là, cette semaine, je suis malade, j’ai de la fièvre, j’aurais vraiment besoin de prendre 2-3 jours de repos. Mais je ne peux pas. Dans une heure je vais ouvrir mes consultations et puis faire mes visites. Si j’étais en maison médicale, je resterais ici chez moi, c’est sûr. » Mais bon, après tout, c’est son choix. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre…

Et puis, aujourd’hui, quand on parle de maisons médicales, « on ne parle plus toujours de la même réalité qu’il y a 20 ans. Il y a plusieurs modèles. Des généralistes libéraux qui partagent un bâtiment et des synergies. Ou des structures pluridisciplinaires et intégrées, mais qui ne marchent pas au forfait… À Liège, la maison de garde du week-end du quai Van Beneden est connue de tous comme maison médicale. C’est très utile. Pourtant, ça n’a plus rien à voir avec la médecine militante et ouvrière des débuts ».

En ce qui concerne la qualité des soins, « les médecins des maisons médicales ont fait les mêmes études que moi, ils ont les mêmes compétences. Je n’ai rien à redire là-dessus. Je ne critique en rien les soins prodigués par mes collègues. Je pense même que la médecine intégrée qu’ils pratiquent est une bonne chose… Les réunions de patients, les sorties à la piscine et tout ça, je trouve ça très bien, vraiment ! Les soins de kinés ou de dentistes prodigués gratuitement, très bien aussi ! Ça répond sûrement à certains besoins de la population ».

Ce que le Dr. Counet regrette, c’est que toutes les pratiques médicales ne soient pas logées à la même enseigne : « Moi, j’adresse mes patients à des infirmières ou des kinés indépendants qui doivent bien eux aussi gagner leur vie ! Et quand, face à un problème précis, je conseille à un patient un tel collègue ou un tel labo, c’est parce que je les connais, parce que je sais qu’ils vont vite donner un rendez-vous et qu’ils ne louperont pas un truc grave. Et cela, même si c’est peut-être un peu plus cher… Et bien, oui, je suis attaché à cette liberté qui m’est donnée et je veux la préserver ! »

Le Dr. Counet tient vraiment à sa liberté thérapeutique dans sa pratique de la médecine. Les obligations, les règles indiscutables, les interdits moraux, la bureaucratie excessive, très peu pour lui. Et puis, on sent, sous-jacente, l’idée qu’il y aurait là concurrence déloyale ! L’expression n’est jamais utilisée par le Dr. Counet, mais il y a bien là un nœud ! Gilbert Counet est bien médecin libéral, comme on l’a dit !

Par rapport à la politique récemment mise en œuvre par Maggie De Block ? Il a beaucoup de réserves. Et un peu d’ironie : «  Elle est d’un tout autre bord. Mais ce qu’elle dit aux médecins, c’est : ‘Écoutez bien, là, maintenant ! Vos petits choix thérapeutiques, d’horaires et d’honoraires, vos arrangements, c’est fini ! Il y a tel budget, c’est ça qui prime, et dorénavant vous allez fonctionner de telle manière, conformément aux objectifs financiers qui ont été fixés. Point ! »

La liberté thérapeutique est peu à peu mise à mal, à mesure que les réglementations et la quantité de travail bureaucratique ne cessent de croître. « Mon employeur, c’est l’État. OK. Et pas les patients ! Cela me semble normal. Par conséquent, nous sommes tenus à certaines recommandations et obligations – ne pas surprescrire d’antibiotiques, préférer les génériques, etc. –, je n’ai pas de problèmes avec ça. Mais bon, faut pas pousser… »

En conclusion : « Je ne suis pas anti-forfait ou anti-gratuité par principe. Ce qui me dérange, c’est l’aspect inégalitaire du système actuel. Si demain, mes patients devaient juste encoder leur carte d’identité et ne plus rien me payer directement, pourquoi pas ? Il faut voir ! Ce que je voudrais : que tous les médecins, qu’ils soient dans une pratique libérale, associative ou autre, jouissent des mêmes avantages et des mêmes obligations. Je serais plutôt favorable à un système où celui qui a les moyens payerait 7 ou 8€ de tiers-payant, le chef de famille avec de faibles revenus 2€, et 0 si on est vraiment en difficulté. Pourquoi pas aussi un maximum à facturer, par année ? »

Quant au moratoire sur les maisons médicales, le Dr. Counet n’est ni pour ni contre… À vrai dire, il ne semble même pas au courant. « Ce que je peux dire, c’est que j’ai lu à plusieurs reprises que, le tout pris globalement, médecine libérale et maisons médicales coûtaient à peu près la même chose à la Sécu ».

Mais il a envie de finir par une note positive : « Aujourd’hui je travaille en bonne entente avec la majorité des médecins des maisons médicales. On se recommande mutuellement, dans certains cas particuliers… On travaille parfois sur un même projet, dossier, ou patient… Sur une euthanasie, par exemple, récemment… »

Notes:

  1. « L’appel de 300 » en Wallonie et l’« Aktie Ordre » en Flandre fait référence à un appel lancé par des médecins progressistes annonçant une grève du payement de leur cotisation à l’Ordre des médecins. Un acte pour marquer leur opposition à la grève des soins lancée par l’ABSyM en 1979. Suite à une plainte de l’Ordre des médecins, des médecins seront alors traînés devant la justice, des saisies judiciaires auront lieu et deux médecins du Parti des Travailleurs de Belgique se retrouveront en prison durant dix jours.
    (Source : Christian Legrève, « Ligne du temps », dans Santé conjuguée, janvier 2006, n° 35.)
  2. Pour rappel, les MM ne sont pas gratuites, elles se basent sur contrat tripartite entre MM, patient et mutuelle. L’argent versé par cette dernière, c’est l’argent que le patient a cotisé. [NdE]

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