Parcours d’une intégration

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Pour raconter les Maisons médicales (MM) et rendre le récit vivant – comme le sont ses structures, actives depuis plus de 40 ans –, nous sommes allés à la rencontre de ces hommes et de ces femmes qui ont fait l’histoire du mouvement.

Parmi eux, nous avons rencontré Jacques Morel, figure incontournable du mouvement des MM. Il faut dire qu’en plus d’être parmi les fondateurs, en 1972, de la première maison médicale de Bruxelles, la Norman Bethune, à Molenbeek, il a été aussi coordinateur et ensuite secrétaire général de la Fédération des maisons médicales, de 1981 à 2009. Quand nous lui demandons de présenter son parcours au sein de ce mouvement, nous nous rendons vite compte qu’il correspond à l’histoire des MM.

Henry Norman Bethune (né en 1890 au Canada et mort en 12 novembre 1939 en Chine) est un médecin canadien qui a surtout agi en Espagne, durant la guerre civile espagnole (1936-1939), et en Chine, durant la guerre sino-japonaise (1937-1945), où sa mémoire est honorée dans plusieurs essais de Mao Zedong. En 1990, la Chine et le Canada ont émis un timbre poste à l’effigie de Norman Bethune pour célébrer le centième anniversaire de sa naissance.
Chirurgien thoracique pneumologue, Norman Bethune est honoré comme humaniste, innovateur en chirurgie et précurseur de la médecine sociale qui a abouti au Canada à l’assurance-maladie universelle à la fin des années 1960. [Wikipedia]

Jacques Morel a 69 ans et est maintenant pensionné. Il obtient son diplôme de médecin généraliste au début des années 1970, quand tout a commencé.

Mais faisons d’abord un petit pas en arrière pour explorer avec lui le terreau fertile qui a permis la naissance des MM.

Jacques Morel commence ses études de médecine au début des années 1960, au moment où la première grève des médecins éclate en Belgique. C’est en 1964, suite à la loi Leburton. Il nous dit à ce propos : « C’était le premier texte législatif qui organisait la convention médico-mutualiste, un texte qui existe toujours. » Une loi qui allait réglementer les honoraires des médecins via un contrat entre les mutuelles et ces professionnels. Il continue : « C’était quand même une petite révolution, et ce type de contrat entre la sécurité sociale et les professionnels de la santé a été l’occasion de grosses “révoltes” du côté des professionnels, qui étaient partis en grève parce qu’ils ne voulaient pas de contrôle. Ils ne voulaient pas qu’on leur impose des choses, ils voulaient garder leur liberté de pratique. »

En réaction à cette grève naît le Groupe d’études pour une réforme de la médecine (GERM), qui est composé de médecins opposés à la grève, mais aussi de sociologues et d’autres travailleurs de la santé. Ce groupe se réunit régulièrement pour avoir une vision d’ensemble du système de santé afin d’ensuite adopter une politique qui soit plus centrée sur le patient que sur l’hôpital. C’est toujours pendant ses études que Jacques Morel noue ses premiers contacts avec le GERM.

Jacques Morel  : « Puis il y a eu 1968, où les mouvements de contestation ont quelque peu ébranlé le secteur de la santé, notamment sur la question du pouvoir et de la hiérarchie dans le secteur, et en particulier dans le secteur hospitalier. On a commencé à critiquer les chefs de services, qui étaient des espèces de mandarins. » Il poursuit : « Un autre aspect, déjà présent quand j’étais encore aux études, était la dévalorisation de la médecine de famille. C’était l’époque où l’hôpital était roi et la technologie reine. C’était l’époque des grandes découvertes de l’imagerie médicale : le scanner, l’échographie étaient des techniques florissantes. Ce qui était bien coté, c’était de s’occuper des spécialités et de la recherche technologique autour de ces spécialités. » Le médecin de famille, qui jusque-là était très valorisé car proche des gens, à l’écoute, etc., n’avait plus sa place dans ce dispositif hospitalo-techno-centré.

En sortant de l’université avec ces éléments « extérieurs » qui ont traversé sa formation, l’envie et la détermination de créer une structure plus collective sont présentes, chez lui, mais également chez d’autres jeunes médecins. Jacques Morel : « Nous voulions mettre en avant une médecine de proximité, travailler dans les quartiers. Une forme de médecine sociale qui nous a fait plutôt choisir des quartiers populaires. Il y avait l’envie de travailler en équipe, un aspect qui, d’une part, nous avait été inspiré par le travail en hôpital et, d’autre part, parce que nous ne voulions plus être seuls, isolés dans notre quartier à faire notre petit boulot. » C’est ainsi qu’en 1972 est née la première maison médicale de Bruxelles, la Norman Bethune, à Molenbeek, précédée de peu par la première maison médicale de Belgique, ouverte à Tournai. Et puis, en 1974, une troisième est née en région liégeoise, à Seraing, la Bautista Van Schouwen (BVS). Depuis lors, d’autres n’ont pas cessé de se créer.

Jacques Morel nous raconte l’émulation et l’effervescence de ces années-là : « Dans les années 1970, il y a tout un bouillonnement d’initiatives nouvelles, comme les boutiques de droit, animées par des collectifs d’avocats et de juristes œuvrant dans les quartiers populaires et permettant à tout un chacun d’obtenir un avis juridique gratuit ou pas cher. Les plannings familiaux naissent autour de la question de la contraception. Émerge également le combat pour l’avortement, largement soutenu par les maisons médicales. Certaines ont pratiqué des avortements clandestins pendant des années. Nous avons été aux côtés du docteur Peers 1 lors de son procès et de son emprisonnement. C’est toujours durant cette période que sont nés les centres de santé mentale, avec l’idée que le malade mental ne soit plus enfermé mais pris en charge de façon ambulatoire. » Ces années sont aussi marquées par « le début de l’opposition à l’ordre des médecins, qui était considéré comme corporatiste et conservateur », ajoute-t-il. Pour lui, « c’était une période très riche parce que tous ces gens se croisaient et tous ces domaines de la santé, ou proches, étaient en lien avec des problématiques de société », et qu’aussi, à cette époque, « il y avait un terreau fertile pour que toutes ces initiatives émergent. Car c’était une période d’opulence, celle de l’État-providence, du plein emploi, avec un niveau de pauvreté relativement faible. »

Bautista van Schouwen (né en avril 1943 et mort en décembre 1973 au Chili) était médecin et l’un des fondateurs du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire), qui est entré dans la résistance suite au coup d’État militaire d’Augusto Pinochet en 1973. [Wikipedia]

Les fondements des maisons médicales

Jacques Morel pointe trois motivations qui sont à la base des MM, il nous les explique : « Il y avait le côté médical, le côté humain et le côté politique. Le côté humain a fait son chemin dès nos stages à l’hôpital ; c’est là qu’on a découvert à quel point les gens étaient mal considérés. Un rapport à la personne qui n’était pas du tout globalisant. Il y avait une espèce d’asservissement de la personne malade. Cela nous a beaucoup motivés de retrouver de l’écoute, de prendre en charge les gens dans leur globalité et de mettre en valeur leur capacité à réfléchir, d’entrer en relation avec d’autres. Ces aspects étaient aussi recherchés dans une autre manière de pratiquer la médecine. » Il poursuit  : « Puis il y avait le côté plus politique, qui était de dire que c’était la société qui rendait les gens malades et qu’il fallait mettre en place des actions fortement réformistes, pour ne pas dire révolutionnaires. Il y avait des personnes des MM qui étaient très proches des petits groupuscules d’extrême gauche marxistes, léninistes, trotskistes et il y avait donc une lecture très politique du projet des MM. Et pour finir, il y avait le côté médecine sociale, c’est-à-dire des soins de santé accessibles et adaptés à tous. »

Les principes sur lesquels ce mouvement se fonde sont donc la justice sociale, la solidarité, l’émancipation, l’égalité, l’équité, la participation, la démocratie, ce qui porte les MM à se structurer sur le mode de l’autogestion et de l’égalité salariale. Il revient sur ces deux points : « L’autogestion était plus à la mode dans les années 1970 que maintenant. Plus à la mode parce qu’il y avait une base idéologique communiste qui était quand même très égalitariste. Un mode de société, de microsociétés, où chacun partageait de façon égale le gâteau de la production. Et ce n’était pas que dans les maisons médicales que ce courant était présent : même dans le monde du travail et dans le monde associatif, il y avait des expériences très fortes d’autogestion ».

Si se structurer en autogestion était une réalité de fait pour l’époque, l’égalité salariale a été a moment donné une nécessité pour mettre en place cette alternative qui représentait les MM, Jean Grenade : «  Je crois que l’égalité salariale à permis aux MM de se développer. Puisque il n’y avait pas de subsides, ça a donné une masse (un peu) salariale qu’on a pu redistribuer pour faire justement des innovations. Pour intégrer dans l’équipe des autres figures professionnelles, comme les infirmiers, assistants sociaux, etc. si on avait payé les médecins comme on payait les médecins ailleurs, on n’aurait pas pu amener des tels changements. », et il y avait aussi une prise de risques en fonctionnant ainsi, il continue : « A l’époque, on ne pouvait pas travailler avec des infirmières et surtout partager un salaire avec des paramédicaux, c’était tout à fait interdit ; donc on avait fait des statuts pour éviter cet écueil-là ».

Jean Grenade, 67 ans, termine ses études de médecine générale en 1975. Pendant un an il travaille en faisant des gardes et quelques mois à l’hôpital pour avoir de l’argent et l’investir dans la transformation des locaux qui, en 1976, ouvriront les portes à la maison médicale de Tilleur. Il nous dit : « Nous avons choisi Tilleur parce que, comme on était dans le courant post 68, il était évident qu’on devait aller là où les contradictions du système étaient les plus importantes, c’est-à-dire dans les quartiers, les banlieues. » Il a travaillé dans cette maison médicale jusqu’à ses 65 ans. Actuellement il prête main forte à une jeune MM en région liégeoise.

Plus spécifiquement, Rose-Marie Laurent nous explique l’articulation en MM entre l’autogestion et l’égalité salariale.

Rose-Marie Laurent : « Les fondateurs des premières maisons médicales voulaient changer le monde dans un sens fraternel et égalitaire : relations égalitaires entre soignants, et entre soignants et patients. » Elle continue : « C’est ainsi que les MM s’organisèrent en équipes pluridisciplinaires, en autogestion et en égalité salariale. En effet, l’égalité salariale était considérée comme une condition à l’autogestion et à une égalité de fait dans la prise des décisions concernant la politique de santé de la Maison médicale. Elle amène chacun à s’investir dans la structure, à se sentir concerné par la gestion, à s’informer, à avancer avec les autres et à jouer le jeu démocratique. L’égalité salariale donne également à chacun une valeur égale quant à sa place vis-à-vis des patients. Si l’on place le patient au centre du processus de soins, c’est lui le chef d’équipe, et l’importance de tel ou tel soignant dépend de ses besoins : le kinésithérapeute peut être le soignant qui aura à un certain moment le plus d’importance pour le patient et connaîtra le mieux ce qui convient à l’amélioration de sa santé. Une assistante sociale a des outils qui permettent d’aider les gens à changer leurs conditions de vie. Les personnes qui s’occupent de l’entretien permettent de travailler dans les conditions d’hygiène et de confort nécessaires à nos pratiques… Chaque métier est reconnu dans sa spécificité, a les responsabilités qui découlent de sa formation. Nous nous reconnaissons comme différents, mais égaux en importance et en droit. » Elle conclut : « Le monde n’a pas changé dans le sens espéré par les fondateurs des MM. Elles se sont multipliées, mais l’égalité salariale est souvent remise en question au profit d’une moindre tension salariale. L’autogestion reste néanmoins la règle, mais l’égalité salariale stricte ne semble plus être une condition à l’égalité des droits et devoirs ».

Rose-Marie Laurent, infirmière diplômée en 1974 de l’École d’infirmières de l’ULB, a travaillé dans différents hôpitaux à Bruxelles, un an en Thaïlande avec MSF et, depuis 1989, dans une MM en région liégeoise, comme infirmière jusqu’en 2013, et ensuite comme coordinatrice en santé communautaire et soutien à l’association des patients.

Les premiers contacts entre le GERM et les MM

Au cours des années 1970, parallèlement au développement des MM, les réflexions du GERM avancent. Elles aboutissent à un modèle théorique de centre de santé intégré (CSI) que le GERM définit ainsi : « Le CSI tel que formulé par le GERM est un modèle théorique défini par ses objectifs, à savoir la dispensation de soins de base globaux, continus et intégrés et la participation de la population, et par certaines caractéristiques générales des moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs  : équipe pluridisciplinaire de petite taille et non hiérarchisée, permanence, polyvalence et décentralisation » 2. Ce modèle de CSI, assez proche du projet des MM, va donc rencontrer ce dernier.

Monique Van Dormael revient sur les premières rencontres entre le GERM et les MM : « Au début, ça a été le choc ! Les gens des MM voyaient les gens du GERM comme des “technocrates”. Le choc était aussi générationnel, parce que les gens du GERM avaient une génération de plus que les praticiens des MM. Il y avait une sorte de méfiance de part et d’autre. Le GERM avait un jargon technique, mais eux aussi parlaient de liberté et de la souffrance de l’individu et son aliénation en tant que malade. » Par la suite, Monique Van Dormael effectue pour le GERM un an d’observation en MM, pour voir si celles-ci peuvent correspondre au modèle de CSI. Elle nous raconte  : «  Bien sûr, les travailleurs des MM ne parlaient pas de faire des soins globaux, continus ou intégrés. Tout ce jargon de santé publique n’était pas du tout utilisé et pourtant ils faisaient des choses très proches du CSI, mais avec un autre vocabulaire. » Elle ajoute : « Certaines choses ne se passaient pas du tout comme dans le modèle du CSI, mais c’était normal, c’étaient de jeunes médecins qui n’avaient pas l’expérience de comment mettre en place un modèle et qui ne pouvaient pas l’inventer d’un coup. En revanche, les “théoriciens” du GERM avaient vu d’autres modèles dans d’autres pays et pouvaient faire des mix. ». Les tensions entre les deux camps n’ont pas duré longtemps, car, comme elle nous le dit, « les personnes des MM se sont rendu compte que les concepts les aidaient aussi à structurer ce qu’elles faisaient déjà et à voir ce qu’elles pourraient faire mieux. C’est ainsi que les deux se sont rejoints ». Par la suite, « le GERM a accompagné comme observateur plusieurs nouveaux projets de MM et il s’est structuré comme centre d’éducation permanente axé sur la question de la santé », nous dit Jacques Morel.

Monique Van Dormael, sociologue, s’intéresse à la santé et à la médecine depuis qu’elle est étudiante. Après son master en sociologie de la santé et de la médecine à Philadelphie, elle rentre en Belgique et commence à côtoyer les MM. Par la suite, elle sera engagée en tant que sociologue par le GERM.

Nous arrivons en 1978, l’année de la déclaration d’Alma-Ata, où plusieurs représentants des pays membres de l’ONU déclarent que les soins de santé primaires doivent être développés pour assurer à toutes les populations un bon niveau de santé, car la situation sanitaire n’était pas acceptable sur le plan politique, social et économique, tant dans les pays développés que dans les pays en développement 3. Jacques Morel nous dit que cette déclaration « confirmait le fait que les MM étaient dans une prospective intéressante ».

Pour la première fois, l’Organisation mondiale de la santé a défini une série de principes pour l’organisation des services de santé et un ensemble d’approches permettant de tenir compte des besoins de santé prioritaires et des déterminants fondamentaux de la santé.
La Déclaration a élargi le modèle médical pour l’étendre aux facteurs socio-économiques, reconnaissant que les activités dans de nombreux secteurs […] conditionnaient les perspectives d’une amélioration de la santé.
«Déclaration d’Alma-Ata», 12 septembre 1978, dans
Promotion de la santé :
https://promotionsante.wordpress.com/

Quand les rouges deviennent des jaunes

L’hiver 1979-1980, une deuxième grève des médecins éclate. Jacques Morel plante le décor : « Presque toujours, les grèves des médecins tournent autour de la perte de leur liberté, de leur portefeuille ou de l’organisation de leur pratique. Et durant cette période, les médecins, aussi bien que l’Ordre des médecins et les syndicats médicaux, étaient très très agressifs envers les maisons médicales ».

Mais plus précisément, que se passe-t-il ? Le ministre Luc Dhoore prévoit d’organiser l’inscription des patients, le forfait en médecine générale, le carnet de soins et l’échelonnement [Voir p43]. L’Association belge des syndicats médicaux (ABSYM), syndicat médical dominant à majorité de spécialistes, déclenche une grève des soins contre ce projet qui déconstruit l’hospitalocentrisme et redonne de la place aux médecins généralistes. Paradoxalement, ces derniers adhèrent en masse à la grève. Seuls 2000 généralistes, dont ceux des maisons médicales et du Groupement belge des omnipraticiens (GBO), refusent cette gréve 4.

Un mouvement de contre-grève se met en place, et ainsi les rouges deviennent des jaunes. « Ça paraissait complètement délirant », nous dit Jacques Morel.

Nous avons rencontré un des acteurs de ce mouvement de contre-grève, Marco Dujardin.

Marco Dujardin entame après 1968 des études en médecine générale, pendant lesquelles il dit s’être « bien politisé », et il part à plusieurs reprises pour des missions à l’étranger. C’est à la fin de ses études qu’il rencontre « des mouvements qui étaient assez intéressants ici en Europe et qui visaient à redonner un autre souffle à la médecine ». C’étaient les MM. Il quitte Bruxelles pour aller travailler à Seraing, à la maison médicale Bautista Van Schouwen. « Puis j’ai été politicien professionnel, tout en étant généraliste, pour faire réussir le forfait. » Il travaille neuf ans au Maroc pour la création d’une usine pharmaceutique qui s’occupait de toutes sortes de produits qui n’étaient pas fabriqués là-bas et qui coûtaient très cher à importer. Une fois rentré en Belgique, il se forme à la médecine du travail. Il travaille ensuite dans ce secteur et recommence à donner un coup de main aux MM. Il participe à la création de plusieurs MM en région liégeoise. Aujourd’hui, il fait d’une part de l’expertise médicale et de l’autre sert de « médecin-rustine » en MM.

Avec lui, nous revenons sur les raisons de cette grève : « Il y a deux raisons à la grève de 1979-1980. La première raison était un désaccord entre la classe majoritaire des médecins, composée des chambres syndicales dirigées par André Wynen, et le gouvernement. La deuxième chose, que l’on sait moins, c’est qu’il y avait un conflit de représentation à l’intérieur même de la classe médicale, entre les anciens, représentés par le docteur Wynen, assez conservateurs, et d’autres. » Il détaille : « Nous commencions dans le métier et nous n’étions pas d’accord avec la reconnaissance que désiraient avoir ces médecins au sein de la classe sociale. Nous, on se revendiquait comme des travailleurs de la santé, ce qui pour eux était quasi une injure. Nous étions en conflit avec ces médecins, et ce, depuis notre université. » Alors que l’unique interlocuteur face à la classe politique était le docteur Wynen, les médecins des MM et d’autres médecins isolés, ne se reconnaissant pas du tout dans cette figure, voulaient également devenir des interlocuteurs du gouvernement.

Mais comment ce mouvement de contre-grève est-il né et comment s’est-il organisé ? Marco Dujardin nous raconte : « Ah, mais très simplement ! En une semaine… et c’est grâce aux Flamands ! Pourquoi ? Parce que le conflit de représentation à l’intérieur de la classe médicale était encore plus net en Flandre, vu que Wynen était francophone. Mais aussi parce que le mouvement des généralistes flamands, peut-être moins organisé, moins en relation avec les syndicats, était beaucoup plus diffus. Il y avait donc une grande méfiance par rapport à cette grève. » Il continue : « La dernière semaine avant la grève, le gouvernement Martens annonce qu’il ne cédera pas. Wynen lui rétorque qu’il sera bien obligé. » Et c’est à ce moment que les médecins flamands entrent en jeu : « À leur initiative, on envoie à Wilfrid Martens un télégramme disant : ‘Ne cédez pas, ils ont déjà perdu !’, signé par toute une série de médecins. Le Premier ministre se montre intéressé et se demande d’où sortent ces gens qu’il ne connaît pas. Il nous a donc envoyé une invitation pour aller au 10, rue de la Loi, afin de le rencontrer lui, ainsi que son ministre de la Santé. C’était très bien ! Nous n’avions jamais été rue de la Loi ! » Les coups de fils et les réunions se succèdent, « nos amis flamands voulaient que tout le pays soit représenté, vu qu’on allait au national ». Des délégués flamands, bruxellois et wallons sont donc désignés. Le jour J arrive : « Et nous voilà chez Martens au 10, rue de la Loi. C’était cosy, avec du marbre partout, des tapis, des gens qui vous attendent à tous les étages. Nous arrivons dans le bureau du Premier Ministre, qui nous reçoit et nous demande qui nous sommes et ce que nous voulons, tout en nous proposant un whisky en guise d’apéritif… Nous sommes restés au café et au thé, lui je ne me rappelle plus. À cette occasion, nous lui expliquons pourquoi, pour nous, Wynen a déjà perdu : il a perdu la grève parce qu’il ne représente plus la majorité du corps médical et que nous n’allons pas faire grève. Et que non seulement nous n’allons pas faire grève, mais que nous allons déclarer que nous ne faisons pas grève. Et montrer à la population qu’il n’y a pas que le docteur Wynen et qu’il existe d’autres interlocuteurs. » Martens réfléchit, regarde son ministre de la Santé et dit : « OK, on vous suit. On vous soutient. » Le surlendemain de la rencontre, le gouvernement refuse de céder, et au même moment, les chambres syndicales représentées par Wynen entament la grève. Marco Dujardin enchaîne : « Dans la foulée, le Comité pour la continuité des soins est créé ; il était surtout animé par les Bruxellois qui étaient près de la RTBF. Car, tous les soirs, à la télévision, avant le journal parlé, il y avait un communiqué où un médecin avec des sabots suédois, une belle barbe et des cheveux longs –ce qui n’était pas exactement le genre de Wynen – expliquait comment contourner la grève en donnant les numéros de téléphone où appeler pour avoir le nom et l’adresse d’un médecin non gréviste à côté de chez soi. » Cette contre-grève rencontre un grand soutien populaire, mais aussi dans le milieu syndical. Le médecin nous explique : « On avait le soutien de la FGTB, qui était partante pour lutter contre les chambres syndicales Wynen, car elles tiraient trop la couverture à elles par rapport à la population. Donc un jour sur deux, on faisait une réunion au château de la Hulpe avec le syndicat pour savoir ce qui se passait dans le pays. » Puis il y avait les mutuelles : « Grâce aux pharmacies, les mutuelles recevaient les ordonnances des médecins qui avaient travaillé, nous arrivions donc à identifier quels médecins ne faisaient pas grève. Nous, les médecins des MM, nous étions très peu nombreux, et on a gagné grâce à leurs jaunes parce que nos forces n’étaient pas suffisantes. » Les PTT (Poste, Télégraphe, Téléphone) les ont soutenus quand les grévistes ont essayé de bloquer leur numéro : « Les grévistes téléphonaient sans arrêt pour bloquer les lignes. Du coup, nous avons décidé d’ouvrir plusieurs lignes et les PTT nous ont aidés. À l’époque, c’était une compagnie d’État, et l’État était avec nous. » Et ce qui ne pouvait pas manquer, c’était le soutien populaire : « Une chose qui n’a jamais vraiment été montrée, c’est la mobilisation populaire, car des patients des maisons médicales sont venus répondre au téléphone jour et nuit. » Il poursuit : « En Flandre, c’est allé très vite : en une dizaine de jours, la grève était sur les genoux, mais pas à Bruxelles et en Wallonie, où les médecins étaient beaucoup plus à droite. Donc, vers la fin de la grève, on faisait venir des médecins de Flandre pour nous aider, parce qu’on commençait à fatiguer, à avoir des difficultés. En effet, on devait aussi aller devant les hôpitaux, car les grévistes voulaient les bloquer. » Bref, au vu de toute cette résistance bien organisée, avec « les mobilisations, les volontaires, les bureaux équipés et les gens des PTT qui installaient les lignes à la minute, la mobilisation populaire d’une bonne partie de la société », la grève a été cassée et les grévistes ont fini par renoncer. Marco Dujardin tient à préciser : « C’est bien d’insister sur le fait que cette contre-grève était une mobilisation populaire et qu’elle a été gagnée par le peuple de gauche belge contre la caste médicale de droite ».

Le passage du payement à l’acte au forfait

Marco Dujardin prend également part aux négociations lors du passage du paiement à l’acte au forfait. Il nous explique : « Le fait d’avoir gagné nous a donné une reconnaissance politique. On nous a alors demandé ce qu’on voulait, si on voulait des subsides. Mais l’argent ne nous intéressait pas, nous voulions changer le système, et le système, c’est le système de paiement. » Passer du paiement à l’acte au forfait, « parce qu’en changeant la logique du paiement, on changeait la logique du soignant qui ne se battrait plus pour que le patient soit malade et dépendant, mais pour qu’il soit en bonne santé et autonome le plus rapidement possible. […] Le système du paiement à l’acte est profondément pervers, puisque [le médecin] se nourrit et se paye quel que soit le résultat de son action […] », alors que « le système forfaitaire, c’est une autre forme de rapport financier entre la société, le malade et le prestataire. Et ce n’est pas un système gratuit, c’est un système solidaire. C’est-à-dire qu’on ne paye pas parce qu’on est malade, mais les bien-portants cotisent pour les malades. C’est donc tout à fait différent d’un système gratuit. Et c’est le résultat d’un combat populaire et pas d’un combat individuel. »

Paiement à l’acte : le patient paye le prix de la visite ou de l’acte technique en fonction des tarifs convenus par la convention médico-mutualiste. Le payement est ensuite remboursé par sa mutuelle. Ce qui reste à charge du patient est le ticket modérateur.

Paiement au forfait : ce système se base sur un contrat qui lie une maison médicale, le patient et sa mutuelle. Le patient s’engage à s’adresser uniquement à sa MM pour les soins de médecine générale, c’est-à-dire médecin, kiné et infirmier. La MM s’engage à donner au patient tous les soins dont il a et aura besoin. Et la mutuelle du patient se charge de verser un forfait mensuel à la maison médicale pour financer complètement les soins dont le patient bénéficie.

Des négociations sont entreprises  : « Cela a pris cinq ans, avec une coordination entre la Mutualité chrétienne et la FGTB […]. » Il revient sur les négociations : « […] Les Flamands étaient avec nous, et nous négocions avec eux, mais nous ne parvenions pas à faire passer les choses que nous aurions voulues, et le système du forfait devenait difficile à mettre en place parce que peu rémunérateur. Le gouvernement nous disait  : “Vous pouvez essayer, mais vous serez tellement peu financés que ce sera impossible.” » Il ajoute : « À ce moment-là, c’est la MM Bautista Van Schouwen qui a eu le courage d’accepter de tenter l’expérimentation en mettant dans les accords que notre système ferait des économies grâce au forfait. Au bout d’un an, il fallait évaluer : si nous avions fait des économies, une partie de celles-ci serait réinvestie dans l’augmentation du forfait par patient. Autrement, on aurait perdu. Et à la fin de la première année, on a pu démontrer, de fait, que les gens avaient nettement moins consommé. Nous le savions dès le départ : on n’était en rien des surconsommateurs. Les autres médecins étaient tellement surconsommateurs que ce n’était pas du tout difficile de l’être moins. Et le forfait a augmenté. » En parlant de BVS : « Nous avons été la première maison médicale à être passée au forfait et les autres n’ont suivi qu’un an, un an et demi après. Puis il y avait les maisons médicales de Médecine pour le Peuple, qui avaient des maisons médicales gratuites, mais à l’acte. Nous étions encore “plus gratuits” qu’eux ! Les anarcho-syndicalistes étaient plus à gauche que les maoïstes, et ça, ça n’a pas plu aux maoïstes, et ils n’ont pas voulu nous suivre ! Ils nous ont cependant rejoints quelques années plus tard, grâce à des Liégeois. Les Flamands sont également revenus, parce qu’ils ont vu que c’était quelque chose de possible, et maintenant c’est un mouvement qui se trouve au niveau national ».

Médecine pour le Peuple
Début des années 70, parallèlement au mouvement pluraliste des MM se développe également celui de la Médecine Pour Le Peuple (MPLP). La MPLP est ouvertement attachée et liée au Parti des Travailleurs de Belgique (PTB). Aujourd’hui, elle est constitué de onze maisons médicales oeuvrant sur le territoire belge. Ces structures font actuellement partie de la Fédération des maisons médicales en tant que membres adhérents avec une seule voix délibérative, vu leur attachement à un parti politique.

Même si ce mouvement est devenu national, des MM persistent à rester à l’acte encore aujourd’hui, surtout en région bruxelloise. Jacques Morel essaye de donner une explication : « Pour certaines, c’est un peu l’habitude, car elles sont à l’acte depuis toujours et trouvent trop compliqué de passer au forfait. Il y en a d’autres qui sont plus hostiles idéologiquement parce que le forfait ce n’est pas qu’un problème de sous, il faut aussi avoir un projet commun plus solide, c’est-à-dire avoir une gestion commune des salaires, avoir un accord sur qui fait quoi et comment on est payé. Alors que le paiement à l’acte, c’est juste l’inverse : la personne travaille et met 10 ou 12% dans un pot et puis c’est terminé. Ce n’est pas le pot collectif qui organise ton travail, c’est toi qui l’alimente et donc la dynamique du projet est complètement différente. Et puis, pour d’autres encore, c’est plus de l’ordre de la pratique, c’est-à-dire que certaines ressources ne se trouvent pas dans l’équipe, surtout les différents types de kinésithérapie, et cela pourrait être un frein pour se faire soigner dans une maisons médicale au forfait ».

Naissance de la Fédération des maisons médicales en 1981

En même temps que les négociations sur le forfait démarrent, la Fédération des MM voit le jour, pour avoir un poids dans les négociations, mais aussi « avec l’envie de se réunir, de se rencontrer », comme nous dit Jacques Morel, qui a été à la tête de cette organisation pendant 28 ans. Il continue : « La Fédération a eu tout de suite deux points d’ancrage : d’une part, faciliter les échanges, contribuer à l’amélioration de la pratique et conceptualiser cette pratique ; et d’autre part, avoir une dimension plus politique, c’est-à-dire développer le concept de Maison médicale, le faire reconnaître et l’imposer dans le paysage. »Les années 1980 sont caractérisées par une crise économique, avec toutes les conséquences qui en découlent : hausse du chômage, augmentation des prix, privatisations, etc. Pour les MM, cette période correspond à un moment de stagnation dans leur développement, ce qui les amène à s’interroger sur les obstacles à celui-ci. Jacques Morel : « Monique Van Dormael du GERM avait fait une enquête qui montrait deux facteurs faisant obstacle au développement des maisons médicales en Belgique. Le premier, c’était la formation des professionnels, et notamment des médecins, qui n’était pas du tout orientée vers une lecture globale et une prise en charge pluridisciplinaire ; le deuxième, c’était le mode de financement, c’est-à-dire le financement à l’acte. » Un travail est entamé sur les deux axes, et c’est la Fédération des MM qui s’y colle. Jacques Morel : « Le premier axe, on ne l’a pas pris de front vis-à-vis des universités, mais on a mis en place une série de formations internes progressives. Par exemple, il y avait des formations sur l’éducation à la santé, qui était une dimension absente dans les cours universitaires, puis il y a eu le travail sur le dossier médical, sur le dossier unique, sur le dossier informatisé, de manière à avoir un outil qui supporte le travail pluridisciplinaire et le travail en équipe ». Le deuxième axe, « c’était de faire reconnaître le paiement forfaitaire. Nous avons pu faire valoir qu’en travaillant au forfait, on induit des économies sur la deuxième ligne. Puis nous avons travaillé sur la reconnaissance des MM afin d’obtenir des textes législatifs qui reconnaissent et définissent ce qu’est une maison médicale, et ce afin d’avoir un financement pour les aspects non curatifs de leurs activités. » Un travail long et difficile commence, car les MM se retrouvent devant un problème de taille, comme Jacques Morel nous l’explique : « Le schéma de la MM ne colle pas avec celui de la répartition des compétences des institutions qui s’occupent de santé en Belgique. Le niveau fédéral s’occupe uniquement des soins, donc l’INAMI reconnaît uniquement le trio de base, c’est-à-dire médecin-kiné-infirmier, il ne va jamais reconnaître une assistante sociale ou une logopède, car ces figures ne font pas partie du panorama des travailleurs de la santé. Pour l’INAMI et au niveau fédéral, une maison médicale n’existe pas. Il existe seulement des personnes, médecin, infirmier ou kiné, qui travaillent au forfait. » Et cela porte aussi à confusion, comme il nous le dit : « L’INAMI fait parfois l’amalgame entre les maisons médicales, et des personnes qui travaillent au forfait aujourd’hui et qui ne sont pas structurées en MM. »

Donc, pour le trio de base, il y a le forfait comme source de financement. Il sera revalorisé en 1992 et permettra à de nouvelles MM de se développer, car elles disposeront enfin d’un financement adapté. « Pour le travail d’accueil, communautaire, de prévention et social, nous avons essayé de compléter le financement via les régions et nous y sommes arrivés par des décrets régionaux. » En 1999 pour la Région wallonne et en 2001 pour la Région bruxelloise. Ils seront ensuite renforcés par de nouveaux décrets en 2008 et en 2009.

Quant à la reconnaissance des MM dans leur globalité, elle est encore loin d’être acquise : « Il existe seulement dans des décrets régionaux une petite définition de ce qu’est une maison médicale, c’est-à-dire une équipe pluridisciplinaire qui doit s’occuper des soins de santé primaires, qui doit faire du travail communautaire. Mais cette reconnaissance n’est pas du tout articulée avec le niveau fédéral », c’est-à-dire que le forfait n’est donné qu’au trio de base. Jacques Morel nous donne son point de vue sur ce manque de reconnaissance : « Quand les maisons médicales sont confinées dans les quartiers pauvres à soigner des pauvres, cela ne pose pas trop de problème. Mais à partir du moment où les MM font une offre qui est destinée à la population en général et réfléchissent à une autre manière d’envisager la santé, cela devient plus embêtant parce qu’elles contestent le système de santé et représentent une alternative à celui-ci. S’il existait une reconnaissance réunissant la définition au niveau régional (accueil, travail communautaire, santé) et celle du niveau fédéral (les soins), cela voudrait dire qu’on reconnaît le projet global et non pas simplement le dispensaire des pauvres. »

Si les pouvoirs politiques ne reconnaissent pas ce projet, une partie de la population, elle, le reconnaît bien. Nous pouvons le constater, par exemple, dans l’évolution du public, Jacques Morel  : « Je pense qu’au niveau des publics, il y a un élargissement important, il n’y a pas que des pauvres dans les MM. Certes, on a le public du quartier où l’on s’installe… », qui varie en fonction des zones géographiques, mais il existe aussi un public qui se reconnaît dans le projet des maisons médicales et le défend. Il se reconnaît non seulement dans le projet politique – des soins accessibles, de qualité et adaptés à tous –, dans le projet de solidarité qui découle du fonctionnement au forfait, mais il se reconnaît également dans l’approche de la santé et des soins que les MM pratiquent, c’est-à-dire la prise en charge du patient dans sa globalité, l’écoute, l’envie de le rendre acteur de sa santé, peut-être parce que, comme dirait Jacques Morel, « c’est devenu un besoin ».

Notes:

  1. Le docteur Peers, militant en faveur de l’avortement, fut inculpé et emprisonné en janvier 1973 pour avoir pratiqué des centaines d’avortements clandestins.
  2. Monique Van Dormael, « Le CSI et les MM », 1981 – sur le site de la Fédération des MM )
  3. Ingrid Muller, « Les maisons médicales : transformation ? Innovation ? Institutionnalisation ? », analyse de l’IHOES, n°134, 29 décembre 2014. http://www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse134.pdf.
  4. Christian Legrève, « Ligne du temps », dans Santé conjuguée, janvier 2006, n° 35.

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