À travers le récit de leur quotidien, des fondateurs et travailleuses en maison médicale reviennent sur leur vision de la santé. Face à une marchandisation de la médecine et une instrumentalisation des corps liée aux progrès technologiques s’expérimente – chaque jour –, au cœur des quartiers, une relation autre entre soignant.e et soigné.e. À la pâle figure du consommateur de soins qui nous guette, les maisons médicales entendent proposer proximité, participation et pratiques collectives. Je suis partie à la rencontre de ces personnes qui tentent d’évacuer les rapports de pouvoir de la sphère médicale au profit de la solidarité.
Dispensaires de quartier, médecine pour pauvres… J’ai souvent pu constater, au cours de discussions informelles, que chacun nourrissait déjà une idée bien arrêtée sur les maisons médicales. Soumises à l’interdiction de toute forme de publicité, ces structures aujourd’hui menacées peinent parfois à faire connaître leurs missions au-delà de leurs patients. Il semblait donc pressant, dans ce contexte de chasse aux sorcières, de comprendre ce qui se joue dans la sauvegarde d’un modèle hérité des années 1970.
L’échelonnement suppose un parcours hiérarchisé du patient au sein du système de soins, passant d’un échelon à un autre de manière graduelle.
On définit généralement trois ou quatre échelons:
La première ligne (médecin généraliste, infirmier, kiné, etc.), qui est globale et peu spécialisée.
La deuxième ligne (médecin spécialiste, kinésithérapeute spécialisé), qui peut être ambulatoire ou semi-intégrée à un hôpital.
La troisième ligne, qui comprend les hôpitaux généraux (parfois assimilés à la deuxième ligne).
La quatrième ligne, qui comporte les hôpitaux universitaires et assimilés.
Source : Ingrid Muller, « Les maisons médicales: transformation? Innovation? Institutionnalisation ? », analyse de l’IHOES, n°134, 29 décembre 2014. http://www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse134.pdf.
De quoi parle-t-on ?
Outre l’accessibilité des soins pour tous et toutes qui demeure une préoccupation centrale, il y avait cette idée –renforcée au fil des rencontres – que les pratiques en maison médicale relèveraient d’une approche de la santé différente de celle de la médecine libérale. Pour comprendre les raisons de cette spécificité, je suis partie à Bruxelles rencontrer la sociologue Monique Van Dormael qui, très tôt dans son parcours, a collaboré avec les premières maisons médicales. Spécialisée en sociologie de la santé et de la médecine, elle revient, au cours d’un long entretien enthousiaste, sur cette tranche de vie faite d’expérimentations et de tâtonnements destinés à donner corps au centre de santé intégré (CSI).
Pour que je m’imagine le terreau sur lequel tout ceci a pris forme, Monique Van Dormael me rappelle que le modèle de CSI (nom officiel des MM) fut porté en Belgique par un véritable mouvement militant. « Dans la plupart des pays européens, le CSI a tout de suite été institutionnalisé, installé par le haut et ce mouvement militant n’a jamais existé. C’est assez spécifique à l’histoire de la Belgique, où, dans un tas d’autres domaines, les choses viennent d’abord par en bas. » Or c’est précisément ce projet politique d’émancipation [voir p.34] qui éclaire aujourd’hui sa conception des soins. Autonomie, solidarité, justice sociale, citoyenneté et respect de l’altérité : autant de valeurs défendues par ces militants qui constituent aujourd’hui l’ADN des maisons médicales.
Monique Van Dormael
Monique Van Dormael a la parole franche et directe. C’est chez elle que je la rencontre pour qu’elle m’éclaire sur les débuts des maisons médicales. Elle revient sur ses études de sociologie, entamées à Louvain dans les vapeurs de 1968, ainsi que sur son master à Philadelphie pendant lequel elle se passionne pour la sociologie de la santé. Sur fond de contestation et de remise en question profonde de la médecine, elle commence à s’intéresser, dès son retour, aux maisons médicales naissantes. «À ce moment, on se posait toutes sortes de questions, et des tonnes de bouquins sortaient sur la médecine du capital, les médecins ‘aux mains sales’, etc. C’était l’ébullition.» Nous sommes au tout début des années 1970.
Monique entend alors parler du GERM – le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine –, joyeux mélange de communistes et de chrétiens, tous médecins spécialistes et étonnamment liés par un même projet. Révoltés par le manque de vision politique du gouvernement en matière de santé, ils défendent la création d’un système échelonné, dont le CSI serait la base. Suite à l’apparition des premières MM, le GERM décide de confronter les deux modèles et charge la sociologue d’étudier les pratiques en maison médicale. «J’ai notamment été encadrée par Pierre Mercenier – professeur de santé publique à l’Institut de Médecine Tropicale et à l’ULB – qui m’a fait une formation en santé publique sur le tas. Suite à des observations de terrain, on a confronté ce qui se passait en MM avec le modèle extrêmement théorique de CSI. On discutait beaucoup, je racontais comment ça fonctionnait et je crois que j’ai réussi à les convaincre, malgré la méfiance qui existait des deux côtés, que les MM pouvaient constituer une base concrète pour le CSI.» Et c’est comme ça que les deux modèles se sont rejoints. Elle conclut: « Cette idée de CSI, avec une première ligne qui organise les soins primaires, s’inscrit dans une vision plus large que le système belge, à la rencontre de différents courants internationaux ».
Une redéfinition des rôles
Un des enjeux consistait à replacer le médecin généraliste au cœur du système de santé fragmenté par les spécialisations et défendre une structure échelonnée, « ce qui n’était acquis ni dans les esprits ni dans l’organisation du système belge de santé », se souvient Jacques Morel, médecin généraliste et fondateur d’une des maisons pionnières. [Voir la biographie de Jacques Morel p.34] Monique Van Dormael résume : « Le CSI est une offre de soins polyvalents de médecine générale, avec tout ce qu’on peut faire en première ligne. » La Belgique fait face à une prévention extrêmement morcelée entre l’ONE pour les enfants, les plannings pour la contraception et les structures de santé mentale. C’est pareil au niveau du curatif qui se divise entre les hôpitaux et les polycliniques. « Le but était de déspécialiser la première ligne, qu’il y ait tout ! Alors les maisons médicales ont fini par réaliser qu’être polyvalent, ce n’était pas seulement une idéologie, mais aussi leur fonction dans le système de santé. Cela a permis de mieux définir les rôles respectifs des première et deuxième lignes, et de coordonner les activités dans un même sens ».
Une santé en prise avec le quotidien
Une hypothèse qui régit les pratiques en maison médicale considère que la santé ne serait pas l’apanage du secteur de soins. Pour Jacques Morel, il est au contraire indispensable de mettre en perspective santé et espace communautaire en agissant sur ce qu’on appelle dans le jargon les déterminants de la santé. D’après le généraliste, « dans les pays industrialisés, la santé dépend de plusieurs facteurs parmi lesquels figurent le patrimoine génétique qui constitue environ 5 %, les comportements et le mode de vie, ainsi que l’environnement – social, physique et politique – qui comptent pour 75 % ». Le système de santé n’interviendrait donc quant à lui que pour 20 % seulement !
« Si on ne sait pas ça, on s’épuise à ne voir que le curatif », explique Marianne Dumont (nom d’emprunt), kinésithérapeute dans une maison médicale liégeoise. « Bien sûr, si une patiente a mal au dos, je peux la soigner. Mais si c’est lié à un travail où elle est exploitée, je peux m’en occuper toute sa vie sans que cela ne change quoi que ce soit. Si on n’a pas un œil sur la manière dont la personne vit, le contexte, on perd son temps ! C’est pour ça que, quand il y a de grandes grèves nationales, on ne défend pas nos emplois. On défend une qualité d’emploi pour chacun, parce qu’on sait que les gens qui n’ont pas de boulot, qui sont moins instruits ou n’ont pas un emploi de qualité seront plus malades. »
La précarisation de la société, notamment liée à une réduction de l’intervention des pouvoirs publics dans la sécurité sociale, induit donc des répercussions directes sur la santé de la population. Envisager la santé en amont de la pathologie permet tout à coup de prendre en compte – à travers des activités de prévention et de promotion de la santé – d’autres dimensions de la vie sociale en favorisant une approche intersectorielle. « C’est pourquoi les MM doivent travailler en réseau, sinon il y a un repli sur le soin presque assuré », résume Jacques Morel.
Délimiter le champ
Je remarque rapidement que tous ne s’accordent pas, en revanche, sur la limite à poser concernant le travail communautaire et de prévention. Pour la sociologue qui a longtemps observé le travail en maison médicale, « le risque dans les années 1980 était de ne faire que du curatif. Il y avait de nombreux débats au sein des maisons médicales sur l’équilibre à atteindre entre curatif et préventif et certains ont évoqué le danger de se disperser, justification qu’on entendait parfois pour ne pas s’intéresser à la prévention ».
C’est aussi pourquoi le travail mené doit toujours reposer sur une demande qui émane d’une réalité de terrain ou d’une population donnée. « Le reste, c’est ce qu’on peut se permettre de faire à plus long terme, quand on a le temps. »
Monique Van Dormael place plutôt l’accent sur le rôle de référent que doivent jouer les maisons médicales. « Il n’est pas utile qu’elles fassent tout elles-mêmes. Tout ce qui relève d’un niveau local intéresse les CSI, mais le reste doit se coordonner avec d’autres. Je pense que ce ne sont pas les soignants qui doivent avoir la mainmise sur toutes les activités. » Certains médecins ont par exemple refusé par le passé de trop s’impliquer dans le travail communautaire, parce qu’ils refusaient de médicaliser des choses qui ne le sont pas au départ. « En revanche, ils avaient identifié des problèmes et essayé de trouver des associations locales, auprès de qui ils pouvaient relayer ces tâches », comme ça pouvait être le cas de travailleurs qui ont parfois soutenu la rédaction de dossiers pour l’obtention de subsides. Et de conclure : « L’important est que ce travail ne soit pas fait au détriment du clinique, car les soins curatifs sont la base fondamentale dans le fonctionnement des CSI ».
Marianne Dumont (nom d’emprunt)
Marianne Dumont travaille dans une maison médicale implantée dans un quartier populaire de la région liégeoise. Après un régendat en éducation physique et une licence en kinésithérapie, elle débarque en maison médicale en 1986. « Je suis arrivée là un peu par hasard. J’avais entendu qu’une nouvelle maison médicale venait d’ouvrir, donc je me suis présentée alors que je ne connaissais pas grand-chose au système à l’époque » !
Je l’interroge sur ses débuts. « Lorsque j’ai commencé, je suis un peu tombée des nues en découvrant le dénuement des gens. Je me suis rendu compte que je vivais à Liège sans connaître une bonne partie de la population. Mais il y avait quelque chose de réellement enthousiasmant dans cette nouvelle structure qui se mettait en place! Il fallait se battre parce qu’on avait un peu tout le monde contre nous: les associations de médecins, de kinés, les pharmaciens. C’était quelque chose qui me plaisait. Au niveau salaire, par contre, c’était en dessous de tout. Je vivais chez mes parents, car je gagnais l’équivalent de 125 euros par mois, donc même pas de quoi mettre de l’essence dans la voiture de mon père. Le soir, je travaillais parfois comme professeur d’éducation physique dans des clubs sportifs. On mettait alors l’argent qu’on gagnait dehors en commun : c’était une égalité salariale totale, ce qui n’est plus le cas. »
D’un tempérament déterminé, Marianne Dumont est représentante de sa maison médicale à la Fédération (poste qui change tous les deux ans et est occupé par un travailleur) mais refuse de se mêler aux associations de kinés qu’elle taxe de corporatisme. Quand je la questionne sur la démarche des plus jeunes, elle répond: « Il y a bien des gens plus engagés que d’autres, tout comme on peut aussi être plus engagé à certains moments de sa vie, mais ce n’est pas générationnel. À la première heure, ce n’étaient que des gens très militants, parce qu’on ne gagnait rien ; mais on sent chez les jeunes des gens très impliqués. Si les plus anciens avaient la chance d’être dans quelque chose de créatif, les nouveaux arrivent dans une grosse machine qui tourne déjà. C’est un héritage qu’il faut accepter – mais qu’ils essaient aussi de changer – en le remettant en question » !
À ce stade, j’ai commencé à me demander qui fréquentait réellement les maisons médicales. S’agissait-il, comme beaucoup semblent le penser, d’une médecine destinée aux plus précarisés ? Les déçus de la médecine libérale ne pouvaient-ils pas aussi y trouver une solution de rechange ? La sociologue me répond : « Il y a ceux qui viennent parce que c’est à côté, d’autres parce qu’ils connaissent quelqu’un qui travaille là. Certaines personnes viennent parce qu’on ‘ne paie pas’ les consultations et d’autres, pour le projet. C’est très mélangé ! Un des principes de base repose sur l’implantation dans le quartier, donc le public de chaque maison médicale varie en fonction. C’est aussi pour cette raison que je trouvais le projet à Linkebeek intéressant lorsqu’il s’est développé : ce serait bien que ce ne soient pas que des pauvres qui fréquentent les MM, mais que ce soit quelque chose pour tout le monde ».
Pascale Botilde, infirmière dans une maison médicale en région liégeoise, s’attarde sur la nécessité de déconstruire le préjugé selon lequel les maisons médicales seraient « pour les pauvres ». « S’ils sont les seuls à venir, ce n’est pas viable économiquement. Une personne plus favorisée, qui est en bonne santé, consulte peut-être en moyenne une fois tous les trois mois. Elle ne consomme généralement pas la totalité de son forfait, ce qui permet à la maison médicale, non pas de s’enrichir, mais de faire bénéficier de cet argent une personne plus démunie ou atteinte, par exemple, d’une maladie chronique. C’est un système de solidarité, et les gens ne s’en rendent pas toujours compte ! »
Pascale Botilde
Infirmière, Pascale Botilde effectue ses visites à vélo. Plutôt féministe, carrément militante, après des études d’infirmière à Verviers, Pascale s’essaie puis se spécialise en pédiatrie. Si elle dit avoir choisi ce métier par élimination, je sens pourtant un réel enthousiasme et un engagement lorsqu’elle parle du travail qu’elle effectue dans sa maison médicale.
Passée d’abord par le système hospitalier où elle frôle l’épuisement, elle met à profit deux années de chômage pendant lesquelles elle découvre le milieu associatif liégeois et se lance dans l’apiculture, entre autres animations en environnement. Au détour de ces incursions dans le milieu associatif, elle entend parler pour la première fois des maisons médicales. « J’avais découvert l’autogestion à travers les squats, les associations, et je voulais tenter l’expérience. Je savais que les MM faisaient beaucoup de promotion de la santé et d’animations en dehors du travail infirmier pur, et que les membres de l’équipe travaillaient sur un pied d’égalité .» Motivée par le projet, elle décide de postuler : « C’était très différent de ce que j’avais connu à l’hôpital, où il y avait une échelle hiérarchique stricte. Les femmes d’ouvrage n’étaient pas respectées, les étudiants se faisaient massacrer humainement. Comme j’étais jeune infirmière, certains médecins chevronnés m’ignoraient. » Au niveau des conditions de travail, elle raconte aussi le surmenage, les horaires sans cesse changeants et les gardes de nuits qui s’enchaînent: « Il m’arrivait de passer une journée entière sans pouvoir aller aux toilettes. Dès que je posais la main sur la clenche, j’étais appelée en urgence .» Aujourd’hui, Pascale Botilde travaille avec des horaires de jour, consacrant son énergie à rendre les consultations participatives. À titre plus personnel, elle cherche à impulser de nouvelles dynamiques plus égalitaires, comme l’écriture inclusive*, auprès de ses collègues. Elle s’occupe aussi, avec une collègue accueillante, de l’association de patients qui se réunit chaque mois.* C’est-à-dire dont la forme ne discrimine ou n’invisibilise aucune identité de genre.
Quelles sont alors les valeurs défendues par les maisons médicales ? « À l’époque, l’approche se voulait très différente, l’accent était mis sur le fait de ne pas vouloir faire la même chose que la médecine libérale : on ne voulait pas travailler seul, pas de hiérarchie entre médecins et infirmières, pas de relations de pouvoir avec les patients. Certains ajoutaient qu’ils ne voulaient pas s’occuper uniquement du curatif. On voulait avant tout voir les patients comme des personnes humaines et non comme un estomac ou un foie ! Maintenant, comment faire concrètement ? Ça pataugeait un peu parce qu’il n’y avait pas de modèles en Belgique. Les premiers ont dû tout inventer. », nous confie Monique Van Dormael.
Dans la charte de la Fédération des maisons médicales (consultable en ligne), on peut lire : « Il n’y a aucune politique de santé qui appréhende de manière globale les problèmes de santé de la population et on assiste à un investissement toujours plus important dans les deuxième et troisième échelons, privilégiant le curatif par rapport au préventif, sans compter les dépenses pharmaceutiques en constante augmentation […]. » Ainsi, si les termes de « maison médicale » ne constituent pas une appellation protégée, celles qui sont affiliées à la Fédération se rassemblent autour d’un même projet : garantir une offre de soins de première ligne globaux, c’est-à-dire prenant en compte le patient dans son contexte socio-culturel ; intégrés, en incluant des actions de prévention et d’éducation à la santé en plus des soins curatifs ; et continus à travers une prise en charge tout au long de la vie du patient. Le tout soumis à un critère d’accessibilité maximale et articulés autour d’une série de valeurs.
Proximité/accessibilité
« L’infirmière et chercheuse Virginia Henderson a dressé une liste de 14 besoins fondamentaux, qui sont d’ordre tant physique que psychique », m’explique Pascale Botilde. « Dedans, il y a par exemple des besoins comme se réaliser, respecter ses croyances, qu’on ne retrouve pas tellement dans la santé telle qu’elle est vue en ce moment. Or le fait de s’implanter dans un quartier, de travailler avec les associations, d’être multiculturelles, c’est aussi une manière de soigner et de répondre à ces besoins. » Il y a donc une réelle volonté de rendre les MM accessibles à toutes et tous : en termes culturels, de coût, par une (apparente) gratuité des soins, mais aussi de lieu, en ouvrant l’inscription aux personnes vivant dans le quartier. « Si la personne n’habite pas dans le quartier, ça rend les choses plus difficiles en matière d’accessibilité quand elle doit venir chez nous. Il arrive que quelqu’un n’ait pas de quoi payer les déplacements. De plus, on s’engage à proposer des soins à domicile si la personne ne peut pas se déplacer, donc il ne faut pas que cela prenne trop de temps, sinon c’est du temps en moins pour d’autres consultations ».
Mais cette proximité peut également être entendue au sens de la convivialité recherchée entre le personnel et les usagers. En raison de la relation de confiance qu’elles entretiennent avec leurs patients, les maisons médicales peuvent proposer des activités dans un environnement bienveillant. Elisa (nom d’emprunt), patiente en maison médicale, raconte : « Je ne pense pas que je fréquenterais une salle de sport en dehors de la maison médicale. Il y règne souvent un climat de compétition, d’homogénéisation des corps au niveau esthétique, toutes sortes d’efforts que la société attend des individus. C’est pareil pour la piscine : je suis allée à un cours d’aquagym où le prof te reprend tout le temps si tu ne fais pas assez bien ou assez vite, je ne m’y sentais pas à ma place alors j’ai arrêté. » L’esprit de prévention ne se résume donc pas uniquement à faire du sport, mais également à mettre en place des activités favorisant la cohésion sociale pour combattre la solitude. « Pour moi, la maison médicale permet de sortir de tout ce schéma paternaliste, capitaliste et du mythe de la beauté ! » Certaines MM organisent des balades à vélo, des cours d’aquagym ou même une garderie pour que les patients puissent déposer leurs enfants pendant qu’ils se font soigner ou font du sport.
Un autre objectif des MM est de susciter une prise de conscience critique des citoyens tant par rapport au système de santé que par rapport aux politiques sociales. « Un important travail d’information est par exemple organisé en salle d’attente, explique Pascale Botilde. Ça permet d’inviter des associations de quartier à intervenir là où elles peuvent toucher un large public. Une association du quartier est venue faire une animation autour des enjeux de la politique menée par Maggie De Block, ainsi que des droits des patients. On voudrait être un endroit où on peut s’informer, mais on a déjà beaucoup de choses à gérer, c’est pourquoi on ne fait pas le boulot seuls. » C’est donc une manière d’amener les patients à découvrir le tissu associatif local, sans nuire à la qualité et à l’accessibilité des soins.
Affranchissements : vers une autonomie du patient
Dans un contexte où l’autonomie ne va plus toujours de soi, il est souvent nécessaire d’amener progressivement le patient vers une participation plus active. Concrètement, c’est en favorisant l’écoute que les travailleurs impliquent le patient, en valorisant par exemple ses compétences. Pascale Botilde : « Je travaille habillée en civil, car ça permet de ne pas créer une distance liée à la blouse blanche. J’essaie ensuite de demander l’avis des gens quand je les soigne. On est là pour chercher ensemble, et j’essaie que ce soit un échange de savoirs et d’expériences. » Ce qui en déstabilise plus d’un : « Les patients n’ont pas forcément l’habitude qu’on leur demande leur avis et certains estiment que ce n’est pas à eux de me dire comment faire. C’est parfois dire que je ne sais pas. Dans ces cas-là, je me renseigne et leur apporte la réponse par mail ou par téléphone. Ou même en déposant un papier dans leur boîte ».
Autre maison médicale, autre secteur : Marianne Dumont m’explique qu’elle effectue en réalité très peu de massages lors de ses consultations de kiné et qu’elle favorise « des exercices qui agissent à plus long terme ». Elle préfère expliquer comment prévenir le problème à l’avenir, même si certains patients sont parfois demandeurs d’une prise en charge où ils ne sont pas trop sollicités. Pas du genre à céder, Marianne m’explique que, si elle doit tenir compte des besoins du patient, elle n’hésite pas à entamer de fermes négociations : « Il arrive que j’accepte de faire un massage si la patiente s’engage enfin à faire ses exercices ».
Si la participation du patient a toujours été centrale, Monique Van Dormael remarque en revanche que les pratiques restaient au départ très individuelles. « On venait d’une médecine libérale et on n’imaginait pas la participation autrement que dans le colloque singulier. Par la suite, on a essayé de mettre en place des formules plus collectives, mais ce n’était pas si évident. Je parle ici de structures participatives comme des comités de patients, avec une influence sur les décisions concernant le fonctionnement de la maison médicale. C’était une époque où les droits individuels devenaient chez nous de plus en plus importants, et il s’agissait de favoriser l’épanouissement individuel et une plus grande égalité. Or, ce qui m’a frappée en travaillant en Afrique, en Asie et en Amérique Latine, ça a été de confronter cette notion de participation à une pratique à base communautaire, parce qu’il y a là de véritables communautés identifiables ! Ici, dans les villes des pays industrialisés, c’est beaucoup plus difficile à trouver. On était un peu naïfs : les gens n’ont pas les mêmes intérêts. Par contre, le droit à disposer de sa propre santé, c’était quelque chose de fondamental et je crois que c’est une grande force des maisons médicales. D’ailleurs, les groupes de patients se retrouvant autour d’activités concernant leur propre santé n’ont pas eu de gros problèmes à démarrer ».
À un niveau plus collectif, on trouve aujourd’hui un nombre incalculable d’activités organisées au sein des MM. « On sait que les gens sont très seuls et que beaucoup de pathologies viennent de là, explique Marianne Dumont. Donc on essaie d’inciter les gens à se rencontrer et à faire des activités ensemble. » Fait intéressant : certaines d’entre elles sont aujourd’hui organisées à l’initiative de comités de patients, signe que les pratiques collectives font leur chemin.
Les indésirables à la porte
Au-delà de l’autonomie, les maisons médicales ont inscrit le refus de la surmédicalisation dans leur charte. Pourquoi ce choix ? Pascale Botilde : « En maison médicale, les médecins ne sont pas preneurs pour faire toute une batterie d’examens ».
Ingrid Muller de la Fédération des maisons médicales explique que certaines MM ont tout bonnement décidé de fermer la porte aux délégués des industries pharmaceutiques pour éviter tout conflit d’intérêts. Des voies alternatives existent, dont des organismes neutres comme « Prescrire », auxquels les médecins peuvent faire appel pour obtenir des informations scientifiques non orientées. Ici, le collectif permet davantage de recul critique !
Évidemment, ce parti pris vis-à-vis des médicaments peut parfois se heurter à certaines réticences ou attentes du patient, selon ses représentations culturelles. « Le fait de ne pas trop prescrire de médicaments ou d’examens peut être considéré dans certaines cultures comme la caractéristique d’un mauvais médecin, explique à nouveau l’infirmière. C’est lié au fait que dans certains pays, on fait une piqûre aux patients pour les soigner, par exemple. C’est simplement une représentation différente. Petit à petit, en discutant, on parvient à impliquer le patient dans sa propre santé. Il y a une grande part d’éducation, mais c’est lui qui décide en fonction de ce qu’on lui propose. Il doit être au centre du processus, car il s’agit de sa santé et de son corps ».
Pluridisciplinarité : des travailleurs sur un pied d’égalité
Au niveau du mode d’organisation, l’accent est mis sur le travail en équipe pluridisciplinaire, qui s’oppose à l’isolement qui peut exister dans la pratique de la médecine libérale. Si le trio reconnu par l’INAMI est composé de médecins, kinés et infirmier.e.s destinés à prendre en charge des soins de première ligne, on retrouve généralement des accueillant.e.s, des assistants sociaux, voire des psychologues dans l’équipe de base visant la continuité et la globalité des soins. « Par exemple, on aimerait bien suivre des enfants. Quand on est lâché dans le système de soins, il y a un spécialiste pour tout et on ne s’y retrouve pas. Donc pour les parents qui veulent, on est capables de faire le suivi ONE. Il ne s’agit pas de leur ‘piquer leurs patients’, mais plutôt de travailler ensemble et de faire des échanges d’informations. De la même manière, la gynécologie de base -qui ne demande pas de spécialiste- est prise en charge par le généraliste. Ça étonne parfois les patients, qui ont quand même un doute quant au fait que ce sera bien fait ! », raconte Pascale Botilde.
Le travail effectué en équipe permet ainsi de maximiser le potentiel de chaque membre tout en favorisant la discussion entre les travailleurs. « Ce qui a sans doute participé à mon plaisir de travailler ici, c’est cette approche pluridisciplinaire, confie Marianne Dumont. Un patient, ce n’est pas juste une pathologie kiné ou médicale. C’est bien de le voir sous plusieurs angles et d’échanger avec des collègues. Chacun a son mot à dire dans le soin de la personne. Tandis qu’un kiné qui travaille seul exécute une prescription du médecin, ici, on peut discuter en équipe pour voir ce dont il a besoin. Et dans l’équipe, je mets tout le monde : accueillant.e, infirmier.e., psychologue, assistant.e social.e et médecin. C’est intéressant d’apprendre à connaître les gens pour mieux les soigner, et la non-hiérarchie au sein du personnel aide à ça. » À ce sujet, Pascale Botilde relate son expérience : « Ce qui est peut-être différent du travail à l’hôpital, c’est que je me sens plus autonome aujourd’hui. En MM, on n’a pas besoin du médecin tout le temps pour prendre certaines décisions. On ne va pas t’en vouloir d’avoir conseillé, car on te fait confiance, alors qu’à l’hôpital, tu ne donnes pas un antidouleur sans prescription ! Ici, le médecin demande parfois ton avis, ou on effectue des consultations conjointes. Pour les cas très lourds, les médecins peuvent se mettre en tandem pour se concerter, mais aussi avoir un appui en cas d’absence de l’un d’eux. Mais il y a toujours une personne référente afin de créer une relation de confiance ».
Les maisons médicales travaillent en effet en autogestion. « Il faut pouvoir être amené à avoir plusieurs casquettes, être engagé pour sa fonction mais aussi devoir participer à d’autres décisions qui concernent le budget ou la gestion par exemple, voir comment on peut s’impliquer. C’est vraiment un projet, pas un simple boulot où l’on fait ses heures et on rentre chez soi. Je pense vraiment que c’est le lieu le plus humain où j’aie travaillé. », confie Pascale. « Bien sûr, il y a toujours une hiérarchie qui n’est pas dite, des gens qui parlent plus que d’autres ou qui ont plus d’influence », comme le souligne Marianne Dumont. La non-hiérarchie de pouvoir ne garantit pas une absence totale de relations de pouvoir, mais certaines MM adoptent une méthodologie stricte afin de pallier au mieux ces biais : « On a des techniques de prise de parole lors des réunions, avec un ordre du jour à respecter et des animateurs qui changent d’une fois à l’autre. On procède à différents tours de table, et chacun a son moment pour s’exprimer, on ne s’interrompt pas. Ça nous oblige aussi à nous intégrer différemment dans l’équipe », explique Pascale.
Toutefois, si elle était très idéologique dans les années 1970, l’autogestion est aujourd’hui parfois plus pragmatique et s’accommode d’une faible hiérarchie salariale. Pour Jacques Morel qui a assisté à cette évolution, « elle est en effet confrontée à l’organisation sociale, aux commissions paritaires et doit, pour garantir une égalité des salaires, corriger les lois sociales ». Chaque maison médicale applique donc sa politique salariale.
De manière générale, les travailleurs interrogés semblent attachés à l’autogestion. Peut-être encore davantage lorsqu’ils sont passés par d’autres systèmes auparavant. On retrouve parfois une frustration liée au manque de considération au sein de structures très hiérarchisées. C’était par exemple le cas, pour Pascale, lorsqu’elle travaillait à l’hôpital : « En MM on ne t’impose rien, on s’arrange entre nous pour nos congés au sein de notre secteur infirmier, il n’y a pas d’histoires de chef. Puis l’autogestion t’amène aussi à devoir gérer l’association pour laquelle tu travailles, pas seulement le boulot pour lequel tu as été engagé. C’est aussi prendre soin du bateau, te renseigner sur ton budget, l’entretien du bâtiment, même si tu n’en as pas envie. Parce que s’il coule, tu n’as plus de boulot. Donc il y a vraiment cette volonté de se gérer ».
Une pratique renouvelée
Si au départ seule la rémunération à l’acte existait, elle constituait un obstacle à une vision plus large de la santé, le système s’articulant autour du remboursement des soins curatifs. Après divers tâtonnements, les recherches de Monique Van Dormael menées pour le GERM conclurent que le système d’abonnement (le forfait) était le plus adéquat pour le projet : « Il semblait le plus favorable à un contact régulier entre une population et un centre, permettait une continuité des soins, la tenue des dossiers avec l’accord des patients, et se basait sur une relation de confiance. »
Le passage au forfait a aussi permis de prendre des mesures systématiques ou spontanées, de faire des visites chez les malades chroniques. Comme Pascale le raconte : « Ça m’arrive de donner un coup de fil à un patient quand il ne vient pas à une consultation pour voir si tout va bien. Comme il n’y a pas l’enjeu de faire plus d’argent, ça change vraiment le rapport à la personne. » Marianne Dumont ajoute : « Notre manière de travailler au forfait, contrairement à la médecine à l’acte, nous pousse, même financièrement, à maintenir les gens en bonne santé, et je suis très contente de travailler comme ça. » « La perspective a changé, mais les travailleurs n’avaient jamais imaginé que ça pourrait se passer comme ça. Dans la médecine à l’acte, le médecin ne pouvait voir le patient que s’il le demandait ! Je trouve vraiment frappant le changement de vision opéré à partir du moment où la maison médicale a été payée autrement. Cela a profondément modifié la perception qu’ont les soignants de leur propre pratique », se souvient Monique Van Dormael.
En revanche, toutes les MM ne sont pas au forfait. « Je crois que ce qui compte, c’est le projet et les valeurs qu’on met dedans. À Bruxelles, il existe des groupes de médecins qui abonnent des patients, parce qu’on n’est pas obligé de s’appeler “maison médicale” pour bénéficier du forfait. Mais ils se paient à l’acte à l’intérieur et ne font que du curatif. Ils continuent donc le même système, mais avec plus de ressources », résume la sociologue.
Autour de la liberté de choix
À leurs débuts, les maisons médicales furent attaquées par les médecins des alentours et par l’Ordre des médecins pour avoir donné des carnets de santé – ce qui était considéré comme une forme de publicité et concurrence déloyale dans un contexte de médecine libérale où l’on considérait qu’à chaque instant, le patient était libre de choisir un nouveau médecin. « C’était surtout une vision d’affections aiguës et non d’affections chroniques, remarque Monique Van Dormael, le CSI s’avérant surtout intéressant pour le patient dans le cas de pathologies chroniques ! »
Autre aspect qui soulève parfois quelques réticences : l’inscription. La MM demande en effet de s’abonner pour pouvoir bénéficier du forfait versé par les mutuelles, ce qui est jugé contraignant par certains. « L’inscription peut pourtant être vue comme une réelle plus-value, puisqu’elle permet d’assurer une continuité des soins, chose impossible lorsque le patient consulte plusieurs généralistes différents », souligne Pascale. La MM s’engage d’ailleurs, en cas de déplacement où le patient ne pourrait consulter son médecin (ou infirmier.e ou kiné) habituel, à lui rembourser le montant que la mutuelle lui aurait versé, s’il consulte quelqu’un d’autre sur place.
Et cela offre une certaine forme de contrôle de la part du patient qui peut, s’il n’est pas satisfait, se désinscrire à tout moment. Ou, de manière moins radicale, demander à changer de médecin à l’intérieur de la maison médicale, si ses besoins ne sont pas satisfaits.
Je réalise que cet abonnement est parfois perçu comme une forme de concurrence déloyale par les médecins extérieurs qui ne semblent pas toujours enclins au fair-play. « Certains spécialistes disent : “N’allez pas en MM, allez chez un vrai kiné.” Or on n’est pas une sous-médecine, comme le pensent souvent les praticiens extérieurs, ni une médecine de pauvres. Donc on doit absolument faire une médecine de qualité », conclut Marianne Dumont.
Alors pourquoi les MM suscitent-elles de telles réactions ? « Parce qu’on n’est pas dans le système. Quand on va dans les associations de défense de professionnels, c’est très corporatiste. Je pense qu’il y a beaucoup d’à priori et que nous devons nous faire connaître pour ne pas faire peur. La Fédération des maisons médicales voudrait par exemple qu’on s’associe à Axon, l’association des kinés de Belgique, pour montrer que nous sommes nombreux et faire entendre notre voix. Et même si j’y suis réticente, je pense que ce n’est pas bête, si on veut essayer de faire changer les choses. »
Un réel enjeu pour l’avenir est donc de faire connaître et accepter le modèle des maisons médicales comme étant une médecine pour tous, sous peine de déboucher sur un système clivé. « On manque un peu de MM dans des quartiers où ce sont des gens aisés qui pourraient en vanter les qualités, déclare la sociologue. Bien sûr, l’accessibilité n’est pas un problème pour ces gens, mais ils peuvent avoir besoin d’une approche continue, globale et intégrée. Autant je trouve primordial de donner priorité à ceux qui en ont le moins la possibilité, autant si on ne s’occupe pas des autres, on part dans une médecine à deux vitesses. Les citoyens qui ont le plus les moyens de faire entendre leur voix ne critiqueront plus le système de santé existant s’ils ont leur médecine à eux. » Cela suppose néanmoins une véritable forme de démocratie, où les citoyens ont les pleines capacités et possibilités de participer aux grandes décisions concernant la vie en société, enjeu d’un travail local, mais aussi plus global ; comme le souligne la charte publiée par la Fédération.
Cantonner les maisons médicales dans une simple fonction de garantie d’accès aux soins de santé pour un public précarisé permet ainsi de saper la dimension politique du projet, soit sa capacité à s’imposer comme une alternative à l’approche néolibérale (et hospitalo-centriste) promulguée par la ministre de la Santé. Ces institutions ne peuvent se concevoir indépendamment de leur philosophie de soins, au risque d’une instrumentalisation de la première ligne, comme en témoigne l’apparition de cabinets groupés fonctionnant au forfait, – dépourvus de toute approche intégrée – qui neutralisent les valeurs politiques défendues par les maisons médicales. Selon Ingrid Muller, le danger serait « de se transformer, comme tout ce que le libéralisme touche, en un produit sur le marché de la santé ». L’enjeu pour les maisons médicales est donc de parvenir à s’appuyer sur leurs patients et toucher les différentes franges de la population pour défendre leur projet afin de garantir leur sauvegarde, et avec elle, tout un pan de lutte pour l’émancipation.