Éric le roux

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Kristina Tzekova

Kristina Tzekova

 

Éric était roux, pesait 29 kilos, avait de longues jambes blanches au bout desquelles flottaient des imitations Converse elles-mêmes surplombées d’un short en velours vert – de la famille de ceux que portaient les scouts catholiques –, sauf qu’Éric, lui, n’allait pas chez les scouts.

Avant d’apercevoir Éric, on entendait d’abord le bruit de son cabas à roulettes qui descendait la rue. Ensuite seulement, on découvrait l’improbable silhouette désarticulée d’un des héros de mon enfance.

Je ne sais toujours pas pourquoi j’observais Éric passer (des)sous la fenêtre de la maison. Je me souviens juste que gosse, je m’installais là, sur l’appui de fenêtre, l’air de rien, et que je le regardais passer. A tous les coups il faisait une halte devant la maison de Madame Hocg, une folle – disait-on. Et il essayait toujours de regarder par la vitre de la maison, mais on n’y voyait rien. Madame Hocg planquait tout. Je le sais. Les habitants de la rue avaient tous, un jour ou l’autre, discrètement, tenté d’apercevoir ce que planquait Madame Hocg derrière les longs rideaux toujours fermés. Les théories allaient bon train. Les rumeurs circulaient. Bref, le lot quotidien de ceux qui vivent différemment et son cortège d’hypothèses plus ou moins fondées.

Éric sentait la merde. Pas au sens propre. Je veux dire – son existence entière sentait la merde. Il y a des gens comme ça, qui se frayent un chemin au travers de leur merditude.

Au bas de la rue, il y avait une petite épicerie de quartier. Pas du genre pakistanaise, l’épicerie. Le genre France profonde, mais en version belge et liégeoise. Le genre où on fait des trous dans les paquets de lasagnes boursouflés, rapport à la date de péremption. L’épicerie de quartier, est souvent le dernier lien social tolérable quand plus rien ne va, ou quand on a la flemme de se taper aux files des caisses de chez Carrefour. Pour la mère d’Éric, à en juger le nombre d’aller-retours du fiston, l’épicerie du bas de la rue devait être un véritable Eldorado.

Éric et son cabas descendaient donc vers l’épicerie. Les entendre descendre la rue, c’était en soi déjà tout un programme. Les voir remonter dans l’autre sens, chargés de sacs plastiques remplis de canettes de Jupiler était encore une toute autre histoire.

Je ne sais vraiment plus comment je me suis retrouvé un jour chez Éric. Il me disait que j’étais son meilleur pote. Son constat semblait irrévocable alors j’acceptais sa décision. Je ne me sentais pas le pire des amis au monde. Je me savais alors encore raisonnable. C’est comme pour tout finalement, dites-moi que vous m’aimez et vous serez mon meilleur pote. C’est comme en amitié, c’est comme au boulot, ou en bagnole. Et comme en amour. Vous seriez surpris d’apprendre à quel point le lien social repose sur votre capacité à renvoyer l’idée que vous appréciez les gens. C’est criant vers la quarantaine. Pathétique à l’âge de la retraite.

La mère d’Éric était gigantesque et la maison sentait le Temesta et la fin du monde. Je vous dis ça… comment expliquer ?

Ce jour-là, la grosse m’avait lancé un monologue de bipolaire : « Ce sera toi le chef » elle m’avait dit. « Lui il ne fait que des conneries ». « Donc, ce sera toi le chef et tu pourras lui dire ce que tu voudras, il devra t’obéir. » Elle parlait en regardant son fils comme on se méfie d’un fromage qui pue. Je supposais que cela m’était adressé… J’ai l’inférence profonde et nuancée. On regardait tous les deux Eric et j’avais fini par lâcher « C’est juste qu’Eric est plus âgé que moi m’dame… »

Nous sommes donc allés au parc et puisque tous les mecs de notre âge jouaient au foot, je m’étais dit que ce serait une bonne idée de prendre un ballon de foot avec nous. Ça ferait genre « nous aussi on joue au foot »

« Éric, c’est quoi ces grattes que tu as partout ? » Le bonhomme ne m’a jamais répondu et il m’a demandé de la fermer. « C’est toi le chef » il m’a répété. « Oublie pas. » Puis on a continué à jouer au foot dans le parc en faisant un goal avec une Converse à lui et une Adidas à moi.

Éric entendait des voix. Il ne me l’a pas raconté le jour du foot dans le parc mais un peu plus tard. J’ai eu du mal à y croire mais j’ai mieux compris, par la suite, tout le bordel qui l’habitait.

Les mois qui ont suivi étaient fun et Éric et son cabas avaient pris l’habitude de ralentir le pas en passant en face de la maison. Je me grouillais d’aller le saluer par la fenêtre, il mimait un nain en abaissant le short sur ses Converse, ça me faisait bien marrer, puis il s’en allait vers le bas de la rue, en marchant comme un pingouin, lui et son cabas, vers son Eldorado. Quand il ne pleuvait pas, je sortais mon vélo vert, le 22 pouces pour fille (et je t’emmerde), le temps qu’Éric remonte avec les bières et les paquets de Solo pour sa mère. J’étais là, avec le vélo et un ballon de foot, prêt à jouer. On restait cinq minutes à taper la balle chacun son tour contre un grand mur puis Éric – d’un coup – laissait rebondir connement la balle, pour m’annoncer qu’il fallait qu’il s’en aille. Éric grimpait sur le porte-bagages du vélo et on tirait le cabas jusqu’à chez lui.

Avant de disparaître du quartier Éric m’avait glissé un truc sous des airs confidentiels : « Ma mère nous voit », il m’avait annoncé – paniqué –. « Quand je vais faire les courses, elle sait ce que je fais et elle sait si je traîne en chemin et tout. Elle m’a expliqué qu’elle était comme Saint-Nicolas, qu’elle voyait tout. Et des fois je l’entends-même ! Vaut mieux plus que je m’arrête en passant devant chez toi il avait ajouté ».

Cela faisait quelques semaines qu’on n’entendait plus le cabas à roulettes descendre et remonter la rue. J’étais passé voir ce qu’il se passait du côté de chez lui. La maison était vide. L’autocollant « parents secours » qu’avait collé la grosse sur la porte avait disparu lui aussi.

J’ai croisé Éric plus tard, vers 18-19 ans. Je ne sais plus où dans la région, mais je me rappelle d’une fête foraine et d’autos-tamponneuses. J’étais vaguement punk – un genre à la The Cure – et lui draguait une fille qui avait l’air d’être une sacrée emmerdeuse. Elle l’envoyait se faire foutre. J’étais tombé juste à ce moment-là. La fille était repartie au bras d’un footeux et le couple était monté dans une Opel Kadett mauve. Vaguement désabusé, Éric ne semblait pas lutter. Lorsqu’il avait relevé la tête, nos regards s’étaient croisés et il m’avait reconnu. Éric avait désigné discrètement le ciel du bout des doigts. J’avais fait la tête du gars désolé et il avait rit.

J’ai appris tard qu’Éric s’était flingué. Ça arrive. J’en garde un souvenir sans doute plus nuancé que ses instits puis ses profs qui le trouvaient difficile. Tout cela n’est qu’une question de point de vue et de pratique intensive du cabas à roulettes. Enfin, j’imagine.

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