Claire et Pierre-Nicolas ont eu à faire depuis leur naissance à deux stéréotypes de médecins. D’un côté, le médecin de campagne qui soignait seul les familles des quatre villages alentours depuis trois générations, faisait les vaccins aux nouveau-nés, prescrivait la pilule à la jeune adolescente, les antidépresseurs aux travailleurs licenciés et délivrait les certificats de décès. De l’autre, il leur arrivait de devoir monter à la ville pour consulter dans des hôpitaux ultra-modernes des spécialistes ultra-équipés qui ne se rappelaient jamais leur nom, ne touchaient jamais leurs chairs sans les avoir anesthésiés, et les laissaient mariner dans leurs angoisses de mort. En exagérant à peine.
Depuis cinq ans, ils sont inscrits à la maison médicale de Saint-Léonard, à Liège. Cela a transformé leur manière d’être patients, ils ont appris à devenir plus responsables et plus conscients des enjeux personnels et collectifs de la médecine.
Pierre-Nicolas a lu Martin Winckler pour sa critique fine et féroce d’une médecine technicienne qui sait tout sur l’homme. Claire vient d’une longue lignée d’artistes hypocondriaques qui lui ont fait aimer la littérature et les médecins. Lisez Tchekhov, Boulgakov, Céline et Winckler ! De par leur double pratique, de la médecine et de la littérature, ils ont œuvré à comprendre et à améliorer la condition humaine.
L‘écrivain-médecin. Au niveau capital symbolique, on peut difficilement faire plus fort ! Le médecin généraliste passe sa vie à sauver les nôtres. Généralement sensible à la misère humaine, il ne fait pas payer les plus pauvres, oriente les désorientés et se montre d’une patience à toute épreuve. En tous cas les médecins de ma maison médicale sont comme ça. Et qu’en est-il du capital symbolique de l’écrivain ? Il fait de son intériorité une œuvre. Il sublime l’âme et comprend les profondeurs de l’esprit humain. Il ne peut pas sauver des vies mais il existe des livres qui agissent comme des remèdes. Alors qui sont ces hommes à l’incroyable destinée ? Anton Tchekhov, Mikhaïl Boulgakov et Louis-Ferdinand Céline ont en commun de faire partie de cette liste réduite d’écrivains-médecins. Que nous disent ces vies passées d’un chevet à une table d’écriture ? Peut-on trouver des points communs entre ces hommes si différents et osera-t-on comparer ces deux pratiques, la médecine d’un côté, l’écriture de l’autre ?
Anton Tchekhov, médecin, écrivain et saint
Nous connaissons d’Anton Tchekhov ses pièces de théâtre et ses nouvelles. Pourtant ce fut un médecin généraliste qui écrit dans une de ses lettres : « J’ai toujours fait en sorte que mes amis voient en moi plus le médecin que l’écrivain. » Anton Tchekhov est un passionné de l’être humain, il est prêt à tout pour aller à sa rencontre. Il va ainsi effectuer un voyage de deux mois dans des conditions déplorables jusqu’à l’île de Sakhaline où il va effectuer un recensement fastidieux de près de dix mille bagnards. Lorsque nous lisons son œuvre littéraire ou lorsque nous lisons les rapports médicaux qu’il envoie à ses amis, l’on se dit que Tchekhov voulait connaître l’être humain dans sa globalité : corps et esprit ; le tout avec humour. En témoigne ce passage dans une lettre à l’éditeur Souvorine à propos de la maladie d’un autre écrivain : « Pour l ‘instant ce qu’A. A. a de plus sérieux, c’est ce rhume. Le rhume épuise l’organisme tout autant que la chaude-pisse. Pour produire ce que sécrète quotidiennement un nez malade, l’organisme doit dépenser beaucoup de matière. De plus, le nez se trouve en lien direct avec tous les organes respiratoires, et les exemples ne sont pas rares de toux provoquées par le nez. […] De même, on sait bien que le nez a un rapport lointain et encore inexpliqué avec la sphère sexuelle. Quand A. A. viendra, je commencerai par montrer son nez à Beliaev qui est concidéré comme notre meilleure spécialiste. Moi, je ne vois pas plus loin que le bout de son nez. » L’ironie mordante alliée à un style sûr, avec une pointe de jargon scientifique : Tchekhov est médecin dans sa pratique de l’écriture et écrivain dans sa pratique de la médecine, témoignant dans les deux pratiques d’un même attachement à l’espèce humaine.
Mikhaïl Boulgakov, l’écriture comme dossier médical
L’autre écrivain-médecin russe du début du xxe siècle est le seul qui pratique une forme d’autofiction dans ses écrits. Mikhaïl Boulgakov, dans ses Récits d’un jeune médecin, décrit cette période très particulière qui suit son accès à la profession. Il choisit d’exercer dans un petit hôpital de campagne géré par la Croix-Rouge. En à peine trois ans, il y reçoit en consultation 15 631 patients ! Le nombre impressionne, surtout que, s’il a bien eu quelques maladies bénignes à soigner, il relate également dans ses récits quelques cas qui relèvent de la chirurgie. La médecine est pour lui la matière première de ses premiers écrits. Les gens qui viennent le voir passent, pour certains, assez vite du statut de patients à celui de personnages. Dans l’historiette intitulée Les ténèbres d’Égypte, on voit le personnel de l’hôpital réuni autour du docteur qui fête son anniversaire. À la manière du Décaméron de Boccace, ils vont chacun se mettre à raconter une histoire la plus invraisemblable possible pour divertir les autres. Boulgakov écrit :
« Excusez-moi, mais c’est une histoire, dis-je, ça ne peut pas être vrai !
– Une histoire ?! Une histoire ?! s’exclamèrent les deux sages-femmes, chacune rivalisant de sa voix.
– Non monsieur ! s’écria le feldscher, opiniâtre. Par chez nous, vous savez, la vie entière est faite de pareilles histoires. Il se passe ici de telles choses… »
Le vécu du médecin dépasse ce que l’imagination de l’écrivain pourrait concevoir. D’ailleurs dans la traduction chez Babel, Les Récits d’un jeune médecin deviennent Les Aventures extraordinaires d’un docteur. Boulgakov n’exercera plus la médecine lorsqu’il sera revenu à Moscou. Il deviendra un écrivain à temps plein. Mais on retrouvera dans ses écrits cette volonté, probablement acquise lors de ses années de pratique de la médecine, de construire une littérature plus vraie que nature. Que cela soit dans Le Roman de monsieur de Molière où il romance la vie bien réelle du célèbre dramaturge ou lorsqu’il écrit Le Maître et Marguerite dans lequel la ville de Moscou prend des allures de l’Enfer et où le Diable en personne est un citoyen moscovite bien intégré !
Dans son journal Morphine, à la date du 6 mai 1917, il écrit : « Cela fait un bon bout de temps que je ne me suis pas mis à mon journal et c’est dommage. Au fond, ce n’est pas un journal mais un dossier médical et j’éprouve apparemment une attirance professionnelle pour mon unique ami. » L’auteur a connu un épisode de dépendance à la morphine qu’il relate dans ce faux journal. Médecin mais également malade, il se montre dans toute sa fragilité. Les prises de morphine l’affaiblissent sans le tuer. C’est cette lente déchéance qu’il décrit.
En 1920, il décide d’abandonner la médecine pour se consacrer à l’écriture. On peut se demander si sa maladie et sa dépendance ne l’ont pas forcé à s’éloigner de sa vocation première. Il ne trouvera malheureusement pas le repos dans son deuxième choix, étant continuellement en proie aux vexations et au machiavélisme de la dictature stalinienne : pièces interdites puis soutenues puis interdites, biens perquisitionnés, il sera empêché d’exercer légalement sa profession d’écrivain. Son roman Le Maître et Marguerite, plusieurs fois réécrit entre 1928 et sa mort en 1940, ne sera publié en URSS qu’en 1987.
Céline, la médecine, « cette merde »
Tchekhov est un médecin rempli de compassion pour ses frères humains même s’il se montre sans complaisance. Mais dans sa préface au recueil de lettres d’Anton Tchekhov, Antoine Audouard écrit : « À voir passer toutes les misères physiques des hommes, à palper leur corps meurtri des désastres de leur vie, on peut, comme le docteur Destouches alias Céline plus tard, tirer une colère sans fond et un rejet (colérique et génial) de cette pitoyable condition. »
C’est dans son premier roman, Voyage au bout de la nuit, que l’on trouvera le personnage de médecin le plus connu de la littérature française du xxe siècle : Ferdinand Bardamu. Après avoir fait l’expérience traumatisante de la Première Guerre Mondiale, « la vacherie universelle », le narrateur a du mal à retrouver une place dans le monde. Il va voyager en Afrique et aux États-Unis, mais c’est en France qu’il décide finalement de se réinstaller, pour devenir médecin des pauvres. Le roman Mort à crédit s’ouvre également sur cette période, si bien que l’on peut dire que son métier sera le matériau principal de ses premiers écrits (j’inclus à ceux-ci également sa thèse de médecine qui sera publiée en 1924 et sera plusieurs fois rééditée comme roman sous le titre Semmelweis, du nom du médecin gynécologue qu’elle décrit). « Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. […] C’est un métier pénible le nôtre, la consultation. Presque tous les gens ils posent des questions lassantes. Ça sert à rien qu’on se dépêche, il faut leur répéter vingt fois tous les détails de l’ordonnance. Ils ont plaisir à faire causer, à ce qu’on s’épuise… Ils en feront rien des beaux conseils, rien du tout. Mais ils ont peur qu’on se donne pas de mal, pour être plus sûrs ils insistent ; c’est des ventouses, des radios, des prises… Qu’on les tripote de haut en bas… Qu’on mesure tout… L’artérielle et puis la connerie… ». Le mythe largement répandu du médecin humaniste en prend un coup dans ces pages qui ouvrent Mort à crédit ! Mais il fallait bien une exception à ce corpus de personnages doublement exceptionnels. Céline, le mysanthrope radical, l’ignoble antisémite, le styliste de génie, exercera la profession de médecin jusqu’à sa mort, arguant dans un entretien avec André Parinaud en 1958 qu’il n’aura écrit que pour gagner sa vie, la médecine ne lui permettant pas de s’acheter un appartement !
Maylis de Kerangal, l’écrivain-médecin qui n’a jamais été médecin
Pourquoi intégrer Maylis de Kerangal à ce corpus d’écrivains-médecins? C’est un choix purement subjectif mais que j’assume pleinement. Maylis de Kerangal est une auteure qui est devenue soudainement très reconnue grâce à son livre Réparer les vivants. Ce livre aborde d’une façon étonnante les thématiques qui lui sont chères depuis son premier recueil Je marche sous un ciel de traîne : l’éthique, la jeunesse et le corps. C’est un livre qui m’a bouleversée à ma première lecure et qui m’a bouleversée encore plus à sa relecture. Réparer les vivants, c’est l’histoire d’une transplantation mais aussi de toutes les histoires qui se greffent autour. Comment aborde-t-on le sujet de la transplantation avec les parents d’un jeune garçon qui paraît dormir encore ? Quand considère-t-on qu’il est mort ? Peut-on ritualiser la mort dans un univers hospitalier hyper-moderne ? Comment s’effectue le passage de la vie à la mort et est-ce que ce moment que l’on ne peut que vivre en imagination peut être décrit par un écrivain ? Comment vivre avec le cœur d’une personne que l’on ne pourra jamais remercier ?
Dans un article de Libération daté de 2010, Maylis de Kerangal décrit ainsi son territoire d’écriture : «L’espace induit le récit, le lieu conduit la narration, il n’y a pas de psychologie, tout est porté par les corps et les gestes.» Dans Réparer les vivants, l’espace principal est un hôpital, et toute l’écriture de Maylis porte l’empreinte de ce lieu si particulier : dans le vocabulaire utilisé mais aussi dans le rythme du phrasé, dans la chorégraphie des chirurgiens, et dans les entrées et sorties des différents personnages qui constituent des appels d’air vers l’extérieur. Si Céline réussit parfaitement à rendre l’oralité dans son écriture, Maylis de Kerangal réussit à faire entendre les battements d’un cœur dans son phrasé. Lorsqu’elle décrit les raisons qui ont poussé la jeune Alice Harfang à « faire médecine », j’ose penser que ce sont ces mêmes raisons qui ont pu pousser certains des auteurs évoqués dans cet article à « faire écriture » : « Alice se recule progressivement et tout ce qu’elle voit se fige et s’illumine comme en un diorama. Soudain, ce n’est plus une absolue matière qu’elle perçoit en lieu et place du corps étendu, un matériau dont on peut faire usage et que l’on se partage, ce n’est plus une mécanique arrêtée que l’on décortique pour en réserver les bonnes pièces, mais une substance d’une potentialité inouïe : un corps humain, sa puissance et sa fin, sa fin humaine- et c’est cette émotion-là plus que toute fontaine de sang déversée dans un bac en plastique, qui pourrait la faire tourner de l’œil. » Le mystère de ce corps humain, la magie de ses potentialités, la fragilité de son subtil mécanisme, Alice Harfang qui assiste à son premier prélèvement d’organe en est toute bouleversée.
Dans l’exercice de la médecine comme dans l’exercice de l’écriture, Tchekhov, Boulgakov, Céline, mais aussi Martin Winckler, mon cher Alfred Döblin ou encore Lydie Salvayre et Arthur Schnitzler, tous ces écrivains-médecins cherchent à se confronter d’une manière ou d’une autre aux corps humains et à leur puissance. Les médecins comme les écrivains se confrontent tous les jours aux questions de vie et de mort. Tchekhov par exemple, en se rendant jusqu’à Sakhaline aussi bien que dans son dévouement à son frère gravement malade, se coltine dans ses deux pratiques et au quotidien ce que refuse de voir la plupart des êtres humains. On n’a de la mort qu’une expérience très distanciée et très rare. Et lorsque l’on a affaire à elle, à l’occasion du décès d’un proche, ou d’une maladie, on s’efforce de vite oublier, on veut faire rapidement son travail de deuil, l’on n’aime pas trop évoquer les derniers instants des êtres chers. Probablement plus par peur que par pudeur… Tchekhov, Boulgakov, Céline et Maylis de Kerangal nous aident à ramener dans nos vies les questions métaphysiques fondamentales de vie et de mort. Ils nous aident à « mettre les morts en terre… et autant que possible réparer nos vivants », comme l’écrivait Tchekhov dans sa pièce Platonov.
La contagion de Sachs
J’ai décidé de consulter le docteur Sachs non pas contraint par des poumons qui sifflent ou des amygdales qui flambent, ni même par un intestin douloureux ou une fatigue inexpliquée, mais parce que ma compagne, libraire de profession, m’a d’abord convaincu de participer à l’écriture d’un article qui aborde la question des rapports entre médecine et littérature avant de me conseiller : « Va rencontrer le docteur Sachs, il en sait quelque chose ! »
J’ai donc décidé de lire La Maladie de Sachs, de Martin Winckler, autant en qualité de patient que de lecteur. Avec la ferme intention de faire part au personnage principal de ce roman de toutes les questions et remarques qui me viendraient à l’esprit, comme si je le rencontrais dans le cadre d’un colloque singulier. En commençant par une demande des plus équivoques :
« Docteur, comment se fait-il qu’il y ait tant de médecins généralistes qui écrivent et que, parmi eux, malgré une écriture illisible, certains écrivent de si bons livres ?!»
J’imagine le docteur écouter ma question naître et mourir dans son cabinet. Ses mains blanches, allongées sur « un simple plateau en bois peint en blanc, posé sur deux tréteaux tubulaires bleu sombre », il m’encourage d’un signe imperceptible à entamer la lecture du livre de Martin Winckler, « médecin à temps partiel et écrivain à temps plein », dont lui, le docteur Sachs, est le personnage central. Je prends donc devant son bureau un des « deux sièges recouverts de draps noirs », le déplace jusqu’aux fenêtres à voilage , m’assieds le plus confortablement possible et débute ma lecture. Je suis parti pour une consultation de 658 pages.
Si tu es le personnage central du roman, docteur Bruno Sachs, tu ne parles pas beaucoup de toi. Moi qui suis éduqué à recevoir religieusement la parole de l’auteur et du médecin, je m’attendais à ce que tu en sois le narrateur. Il m’a fallu quelques pages pour intégrer le déplacement induit par l’absence d’un beau grand JE au regard dominant. En blouse blanche, cravate beige et lunettes à demi-monture en titane (ou petites baskets années 1980 sur jeans usé, marinière bleu pétrole et krama outremer thaïlandais, qui souligneraient ta sensibilité d’auteur sans compromettre la virilité des poils de ta barbe rousse, chargée mais soignée). Un JE évident, habituel, qui me placerait à l’intérieur de toi, toi qui détiendrais le pouvoir descriptif et le savoir médical sur les autres personnages de l’histoire. Toi qui construirais l’autre en plongée, vu de dessus – même légèrement, de là où tes années d’étude (ou tes succès précédents) t’ont placé. Toi qui signerais de ton regard et de ta plume une ordonnance au réel.
Mais ce n’est pas toi, docteur Sachs, qui me parles de tes patients, de tes interventions, de ton cabinet, de ta salle d’attente, de ce que tu dis, de ce que tu écris : ce sont les autres qui t’élaborent à travers ce qu’ils observent et entendent de toi, lorsqu’ils te voient être le médecin de campagne que tu es. Martin Winckler ne te construit pas en «je» mais en «tu» ou en «il», selon la relation qu’entretient celui qui parle avec toi. Sur le continuum de la confiance, on oscille entre « Tu es toujours gentil avec moi, comme si on se connaissait depuis très longtemps. Il est vrai que je te dois la vie. » et « Je ne veux plus le voir : la dernière fois il a refusé de me prescrire mon médicament contre le cholestérol. » Pour savoir d’où je t’aperçois, Winckler joue d’un dispositif simple et efficace : le titre du chapitre annonce le nom de la personne qui te croise, avec qui tu travailles ou qui te consulte, (ainsi, dans les 90 premières pages du roman, je ne te vois qu’écrire sur les fiches de tes patients avec méthode, remplissant la totalité du petit carton, une face puis l’autre, noircies de notes médicales. Personne ne parle du fait que tu écris. Pourtant je le devine, que tu écris pour toi, dans l’ombre, aux interstices des tes journées de médecin).
Cette construction de la figure du médecin par de multiples récits de patients me donne un premier élément de réponse à ma question. J’entre en relation avec le médecin par le truchement de sa pratique médicale, tout comme j’entre en relation avec l’auteur par le truchement de sa pratique littéraire. Qu’un homme ou une femme appose « une plaque en acier brossé [qui] annonce : DOCTEUR BRUNO SACHS – Médecine générale », ou qu’un homme ou une femme imprime « Martin Winckler » sur la première de couverture de son roman La Maladie de Sachs, alors je ferai lien avec le docteur Bruno Sachs et Martin Winckler à travers la manière de faire médecine de l’un, et la manière de faire roman de l’autre. Je me suis dit après ça que, peut-être, le médecin ne sait de la personne qu’il a en face de lui que ce que ses examens médicaux lui en disent, tout comme l’auteur ne connaît de cette vieille dame aux ulcères que ce que le personnage de madame Destouches a pu lui en révéler au moment de l’écriture. Dans les deux cas, il y a transformation, simplification (au sens de réduction de l’infinie complexité des êtres à une modalité d’existence, une façon d’être en relation) : le médecin fait d’une personne un patient, l’auteur fait d’une personne un personnage. Juché sur cette hypothèse branlante, lisant toujours (et retournant à l’avertissement de Winckler : « Si les événements décrits dans ces pages semblent plus vrais que nature, c’est parce qu’ils le sont : dans la réalité tout est moins simple »), une autre idée me déséquilibre : et si, à faire ces immenses efforts de simplification – de limitation vitale de l’autre (car il semble que nous soyons dans l’incapacité de connaître l’autre dans sa totalité ), que sont la médecine et l’écriture, la modélisation de l’autre en patient et personnage, le médecin et l’auteur finissaient par entrevoir la débordante et infinie complexité des personnes qu’ils ont diagnostiquées, (d)écrites ?
Le cerveau anesthésié par mes idées, les yeux piquants, les mains crispées sur le livre, j’en oublie où mon corps se situe et se tient. Revenant à la conscience de mon siège par mes fesses engourdies, je lève ma tête, effectue une rotation douloureuse de la nuque sur 40 degrés, pose le livre sur mes genoux, et observe, comme pour la première fois, le visage du docteur Sachs. C’est alors que « tu me regardes par-dessus tes lunettes rondes. […] Tu as les cheveux un peu trop longs. Ton visage est gris de barbe même lorsque tu viens de te raser. Tu as souvent un sourire en coin mais pas aujourd’hui. » Je suis le premier à rompre le silence.
Merci, Docteur. J’aime assez cette idée que le médecin et l’auteur soient des figures, des postures, des fonctions d’un homme ou d’une femme face à un groupe de patients ou de lecteurs. Mais je me rends compte que chaque être investit sa fonction singulièrement. Voilà pourquoi désormais ce qui m’intéresse, c’est comment Bruno Sachs est le docteur Sachs et comment Marc Zaffran (vrai nom) est Martin Winckler (pseudonyme).
« Mmmhh, fait le docteur Sachs. » (Oui, il fait toujours Mmmhh, Mmmhh, à la fin c’est agaçant.)
D’accord, j’ai compris.
Je dégourdis mes neurones, mes jambes, mes bras, mon buste, mes doigts et reprends le livre là où je l’ai quitté.
Je découvre alors six chapitres à numérotation indépendante: tes colloques singuliers. Cette fois tu parles, sans le moindre doute, tu fais colloque. Enfin tu parles… non, tu écris. Et ce que tu écris ce sont les paroles des autres. C’est singulier, en effet. Dans le premier colloque tu écris la liste des plaintes de tes patients: « Pourquoi venez-vous me voir ce soir ? […] Parce que j’ai grossi. Parce que j’ai maigri. Parce que je ne dors plus. Parce que je dors sans arrêt. Parce que je ne supporte plus mes gosses. Parce que mon père m’a frappée. Parce que je pleure tout le temps. […] Parce que avec ma femme/mon mari/ma fille/mon fils/ma mère/mon père/mes frères et sœurs ça ne va plus du tout, surtout depuis la succession de ma grand-mère. […] » À la lecture, ce qui semble imbriqué, c’est l’exaspération, la saturation, voire le mépris que tu éprouves pour cette masse de plaintes, avec le soin, la délicatesse, la presque douceur, que tu apportes à rendre compte de chacune d’entre elles. Ce désir d’exhaustivité, cette volonté de ne pas placer une souffrance plus haut qu’une autre m’inspire un respect que tu leur porterais. J’imagine que tu entends trop, que tu ne parviens pas à oublier. Que tu débordes de ce que tes patients te racontent sans réserve, puisque tu es un homme qui sait écouter, puisque tu es un médecin et que c’est une de tes fonctions d’écouter. Et, pour les plus vaches, puisqu’ils te paient pour les écouter. Je ne lis pas non plus dans ce colloque une forme de vengeance, par trahison du secret professionnel. Bien que la liste semble si réaliste, – comme transcrite sans artifice littéraire du cabinet à la page –, je lis, au milieu ou à côté, quelque part comme au loin, quelque chose comme le « j’écris pour les analphabètes » d’Artaud. J’entends que tu écris ces plaintes, aussi, pour ceux qui n’ont pas su les dire. Et dans ton dernier colloque singulier qui nous annonce la parution de Cabinet Portrait, le premier texte de fiction de Bruno Sachs sous un pseudonyme encore inconnu, on peut lire cette citation d’Antonin Artaud : « Là où ça sent la merde, ça sent l’être. » Il y a donc les plaintes des autres comme matériau pour soigner, comme matériau pour écrire. Mais il y a alors ton écriture comme espace de formulation des souffrances des autres. Et si tu les dis, ces souffrances que tu n’as pas ressenties mais dont tu as été témoin, c’est pour que moi, lecteur, je les entende à mon tour. « Écrire contre l’oubli », comme dirait Assassin.
J’en suis à la page 466, et je découvre ta virulence face à une consœur, « la remplaçante de Boulle », appelée « dimanche dernier » par monsieur Guilloux qui « n’a pas voulu que sa femme [t’] appelle » car tu « n’étais pas de garde ». « Elle a bien vu qu’il avait des œdèmes des jambes, et elle sait ce qu’il a. […] Mais rien n’y a fait elle ne lui a même pas collé des diurétiques. » Tu lui as téléphoné pour lui demander de s’expliquer et face à sa faible justification tu lui as dit : « Vous n’avez pas vu qu’il a des couilles si gonflées qu’il ne peut plus mettre un slip ? Vous pensez qu’on le prolongera beaucoup en faisant rien ? La qualité de vie vous savez ce que c’est connasse ? » C’est la première fois que je te lis insultant. Je m’arrête, je lève les yeux vers toi, te questionne du regard. Tu me regardes ; je vois dans ton regard, dans les plis de ton front s’épanouir la colère, et tu me dis :
« Et j’ai fini en lui disant que s’il fallait attendre qu’elle se tape un cancer de l’ovaire pour comprendre ce que Guilloux endure en ce moment, elle ferait aussi bien de changer de métier. »
Tu ne cherches pas à me convaincre ou à te justifier, ni même à m’impressionner. Tu confirmes que tu te positionnes face à certaines pratiques médicales, certains médecins que tu désapprouves. Je comprends que tu t’es construit une pratique en réaction à des normes et des habitudes. Comme à chaque échange entre toi et moi, tu m’encourages, je ne sais toujours pas comment, à poursuivre ma lecture. Page 478 je lis : « Le premier texte que j’ai publié c’était dans Médecine utopique, une revue de médecin militant. » Alors là, ça s’organise dans mon esprit, ça fait des liens, et ça me renvoie au colloque singulier 3 : « La séance ». Ce colloque, je ne comprends pas bien pourquoi Winckler l’a construit ainsi (il faudrait que je prenne rendez-vous pour lui poser la question) mais peu importe. C’est Diego Zorn, le meilleur ami de Sachs, qui parle à son psychologue de sa relation avec Bruno. Au tout début Zorn dit ceci : « Il n’arrêtait pas de coller des pamphlets sur les murs de la fac de médecine, du genre ‘Ordre médical, Ordre nouveau ?’ ou ‘Nous sommes tous des médecins nazis’. Les étudiants en médecine en avaient la trouille. Ils pensaient bêtement qu’il était aussi méchant que ces textes. » Ce qui cherche à prendre forme en moi c’est ce commun d’engagement entre Bruno Sachs qui écrit et Bruno Sachs qui pratique la médecine. Je pense à Henri Miller qui dit écrire pour foutre un coup de pied au cul de la littérature. À la fac, tu foutais un coup de pied aux culs de la médecine, des médecins, des futurs médecins ; à toi-même aussi, sûrement. Éveil, conscience, engagement, il y a là un processus personnel et politique qui te tient à cœur -au cœur-, que tu as déployé en tant que médecin et écrivain. L’écriture a renforcé tes convictions de médecin, leur donnant une réalité d’encre sur du papier. Ce que je note, c’est que tes premières parutions sont des slogans de lutte contre une médecine dominatrice et des essais sur des pratiques médicales. Puis tu écris une fiction sur ta pratique de médecin. En toi l’écriture et la médecine se nourrissent, se mordent la queue, jouent au chat et à la souris, s’entraident ; territoires sans frontière, pratiques polymorphes, schizophrénie contrôlée, double corde à ton arc.
J’en suis là, presque au bout. J’ai compris que tu écoutes, j’ai compris que tu t’engages. J’ai compris qu’écriture et médecine sont pour toi deux modalités d’agir.
Deux modes qui te font exister sous des formes différentes, qui t’orientent vers toi et les autres, selon des intensités différentes, des connexions différentes. Deux modes situés à des distances variables mais entre lesquels il y a glissement, régulièrement. Je dis glissement, mais j’ai plus l’impression qu’il y a transformation, métamorphose. Je crois qu’en pleine consultation tu peux être touché par l’histoire de cette patiente qu’il te faut noter pour ne pas l’oublier dans ton prochain texte. Qu’en construisant un personnage tu parviens à mieux comprendre cet homme que tu as vu ce matin et qui refusa de se rendre aux urgences cardiologiques malgré un infarctus circonférentiel. Et que décrire le passage d’un état à l’autre (état, est-ce le bon mot ?) comme une inversion, comme un interrupteur médecin/écrivain est bien trop simple, bien trop faux.
Mais tout de même, cette contamination en toi de l’écriture par la médecine m’a fait me demander si lorsque tu écris tu soignes. Évidemment, cette question tu te l’es posée aussi, et pour que je l’entende, tu demandes fébrilement à Pauline Kasser, la femme que tu aimes : « Vous croyez qu’écrire… ça soigne ? » Je laisse la surprise de la réponse.
À partir de là, Docteur Sachs, ton visage a changé. Qu’est-ce qui te distinguait encore de Martin Winckler écrivant le roman que j’étais en train de lire dans ton cabinet ? Tes interrogations, tes sentiments, tes tentatives humaines pouvaient tout aussi bien être les siens. Ton rapport à l’écriture en tant que médecin, le sien. En fin d’ouvrage, lisant l’architecture du roman, je découvre (je ne m’en étais pas rendu compte en cours de lecture) que le roman se déploie comme une consultation médicale : présentation – antécédents – examen clinique – examens complémentaires – diagnostic – traitement – pronostic. Winckler écrivant le docteur Sachs pour aller le consulter. Ayant compris ça, sans plus rien à lire, je me décide : j’entre en automédication littéraire.