Le monde alentour s’épure dès qu’on prend de la hauteur. L’environne-ment, ici, c’est des dizaines de fenêtres, en colonnes, en lignes qui s’additionnent, tant que ça doit faire bien mille. Des cours, des courettes, des arrièrecours. Un demi-hectare de pelouse en 117 lots, inégaux, mais très généralement carrés. Des mètres de clôtures, de palissades, de texture et de confection variées. Traits brisés, entrecroisés. Jamais interrompus. Une épure. Les failles, ça ne se voit qu’à hauteur d’homme. D’yeux. D’yeux d’enfants, encore mieux. Car pour eux, chaque interstice est une tentation. Derrière, il y a l’inconnu, les autres ; ou l’aventure, les amis peut-être. Forcément, d’autres enfants qui deviendront leurs amis pour des aventures inconnues. Forcément, la main se glisse. Pousser, soulever, écarter. Il ne faut pas beaucoup d’espace ni de patience avant d’être de l’autre côté. Seul le premier pas compte. L’effraction a créé une ouverture. L’exploration offre des territoires. Après, ce ne sont plus que chemins et retrouvailles. D’en haut, des accrocs et des taches dans l’épure.
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C’était un été chaud. Dehors, les soirées étaient longues et l’air doux sur la peau. On s’était retrouvé sans vraiment s’organiser. Trois-quatre copains, les bouts de familles qui viennent s’y joindre, et, une chose en appelant une autre, l’heure du souper a reculé.
Le Roux d’à côté nous parlait par dessus la clôture. On a entendu un « crac », puis des jurons, et on a ri avant de vraiment comprendre. On s’est levé pour voir. Il restait coincé dans les fils. On a tiré, et tout le grillage est venu avec, comme s’il était mité. On a repris nos verres, laissant les choses en l’état : le barbecue était lancé ; ça nous faisait encore marrer. Puis il a été trop tard. Le week-end, on a remis ça. Rien qu’à l’oreille, comme quinze-vingt autour de nous. Avec les odeurs qui se mêlent. Sauf celle des sardines grillées des Portugais. Prononcée ou entêtante, selon les goûts, mais qui ne laissait personne indifférent. Certains ont fermé les fenêtres comme ils se seraient pincé le nez. Les ont rouvertes à cause de la chaleur. On leur a crié d’amener leurs saucisses au lieu de râler. Des sièges de jardin arrivaient de partout. Au total, l’immeuble devait compter bien plus de chaises que d’habitants. On ne savait plus où les mettre. Alors on s’est fait de la place.
Le soleil avait tapé toute la journée. Les gosses devenaient nerveux. Bientôt, on le sentait, ils allaient faire suer leurs mères. Quelqu’un a parlé de boules. Un autre s’est rappelé où il rangeait les siennes. On a envoyé deux gamins chercher la douzaine. Manquait plus qu’un terrain. La première moitié, c’était facile : on connaissait les proprios, un couple de filles sympa, qui ne diraient rien. Les planches se sont couchées presque toutes seules. Plus loin, personne se rappelait à qui c’était : quelqu’un dans la cité avait hérité sans le savoir d’une cour avec deux tondeuses aussi inutiles l’une que l’autre. On les a reculées. Tout ça mis bout à bout, ça faisait juste la bonne longueur pour avoir les gosses hors des pieds en les gardant à l’oeil. Quelqu’un a dit : « J’ai jamais vu aussi loin en restant dans mon jardin. Avec tous mes amis… ». Il devait être un peu pété.
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Ceux qui ont le nez dessus ne peuvent pas s’en rendre compte mais, dès qu’on prend du recul – de la hauteur –, on voit bouger les lignes. C’est fou de constater que quelques arbustes, une fois réunis, ça fait presque un bosquet, qu’un passage qui s’élargit devient une allée et que, sur le sol rapiécé, les coutures s’effacent si vite que cela prend des allures d’esplanade, avec les piles de sièges repoussées sur les bords qui n’attendent plus que le spectacle. Mais dès qu’on touche aux limites, plus rien ne vous retient. La pétanque, ça a bien été deux jours. Le foot a repris sa place, maintenant qu’il y en avait. D’abord le mini, puis le normal. Enfin, presque. Des vagues de gosses balayaient le terrain en fin d’après-midi. À la tombée du soir, les pères les rappelaient à leurs devoirs pour s’offrir une petite partie, avant de laisser la place aux maîtreschiens, aux amoureux et, dans le noir, à Dieu sait qui. Faudrait en toucher un mot. Si tout le monde va où il veut, personne n’est plus chez soi. Et on ne sait plus sur qui on peut tomber…
Heureusement, l’hiver allait balayer tout ça.
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J’ai joué tant que j’ai pu. Contre l’équipe du bloc C, du A, les Arabes du Nord, contre le vent, la boue, contre ma mère quand elle voyait mes chaussures. Contre la neige, c’était plus possible. Mais si on rentrait, on nous ferait hiberner. J’ai résisté. Je longeais le pied des tours pour me protéger du vent. On s’est retrouvés près de l’ancien entrepôt. La porte était mal fermée. Je suis entré le premier. C’était immense. Grand comme on n’aurait jamais pensé de l’extérieur. Avec juste ce qu’il fallait de clarté pour qu’on le voie, et d’ombre pour qu’on l’imagine plus grand encore. Beaucoup de vide au milieu ; le sol balayé. Puis dans les coins, sur le côté, une vraie caverne d’Ali Baba. Sauf que, de son temps, il ne devait pas y avoir des Ford, des morceaux de camionnettes ou de pick-up, des Kawa désossées, qui sentaient l’essence et la vieille poussière. On a entendu un petit sifflement, comme un avion qui décollerait très loin. Certains se sont barrés tout de suite ; les autres ont dit qu’il faudrait des jours pour tout voir, et qu’ils reviendraient ; j’ai été le seul à continuer. Vers la lumière. C’était là, après le coude, la vraie chambre au trésor. Du bleu, du transparent, du propre, avec une lumière blanche qui brillait sur les vitres. On se serait cru à la mer, un matin de soleil. Même la cloison et la porte étaient en verre. Je suis entré. Il y avait bien quinze machines, alignées comme des commandos à la parade. Costaudes, astiquées, bombées comme des torses de géant, avec des hublots aussi gros que ceux d’un paquebot. Il y en avait des vides, des pleines d’eau claire, ou de tourbillons de mousse. Un type était monté sur un petit escabeau pour se pencher au-dessus de la dernière. Il tripotait des fils par le couvercle. La machine tournait. On aurait dit qu’il l’opérait sans l’avoir endormie, mais sans lui faire mal. Il était vieux. Au moins autant que mon grand-père juste avant qu’il soit mort, avec des rides si marquées qu’on ne savait pas si c’était de l’ombre ou du noir dans le fond. J’étais sûr qu’il m’a vait repéré dès le début. Il m’a regardé d’un air sévère, mais on voyait bien qu’il avait du mal à enlever son sourire. J’ai réfléchi, puis j’ai demandé si je pouvais amener ma grande soeur.
Ma soeur, elle a l’âge où elle se met de plus en plus à penser et parler comme une mère. Mais je ne voulais pas qu’elle me tienne par la main. Je me suis un peu écarté pendant qu’elle discutait avec le vieux. J’ai entendu des questions avec « délicat, rinçage, programme laine… ». Le vieux a répondu que c’étaient des machines sérieuses, genre dix salopettes à décrasser, mais qu’il y avait toujours moyen de trouver des réglages. J’ai vu qu’ils se mettaient d’accord rien qu’avec les yeux. Quand ma soeur a dit qu’elle reviendrait, j’ai senti que c’était plutôt au pluriel.
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Les femmes, on ne les croyait pas vraiment, avec leur histoire de laverie pour tous. Mais comme le gosse racontait la même chose, on s’est dit qu’on irait voir. Un de ces jours. On n’avait pas que ça à faire. Tout le monde connaissait l’histoire du vieux. Racontait, en tout cas, des histoires. Comme quoi, à une époque, il révisait les trois-quarts des bagnoles du quartier, et fournissait des pièces aux bricoleurs de l’autre quart. Qu’il employait une escouade, mal définie, de jeunes trop heureux de se faire de l’argent et de jouer dans les moteurs. Certains disaient qu’il travaillait comme un dingue, d’autres qu’il ne dépensait rien. Tout le monde pensait qu’il était riche.
Pourtant, il n’avait commencé à se retirer que quand la différence d’âge était devenue impossible, entre lui et les voitures modernes. On savait qu’il se débarrassait des carcasses et de la mitraille, qu’il nettoyait l’entrepôt. Pour le vendre ? Il aurait fallu que ça intéresse quelqu’un. Nous, on pensait « Si le vieux mourait un jour, il mourrait avec ». La laverie, personne n’avait été au courant. Ni de son rachat, ni de sa remise en route. De la rue, tout restait fermé. Donc on est venu voir. Un peu gênés. Par l’espace, par le silence, par le personnage. Mais il a tout de suite remis son sourire. Faites comme chez vous, qu’il a dit. Et il est retourné à ses machines, au milieu des femmes, de la vapeur et de la lumière. On s’est baladés. Comme chez nous. Et ça a percuté. Il y avait des arrivées d’eau partout, des rigoles pour évacuer ce qui devait l’être, des coins bien isolés et des zones fraîches, des cloisons en vraie brique, un réseau électrique pointure 48.
Ici, avec les établis, on pourrait requinquer de l’électroménager vieillissant ; là, un endroit où Karim étalerait ses légumes, au lieu d’étouffer dans son camion. Une petite salle de gym, pourquoi pas ; un atelier vélos. L’imagination s’emballait. Avec les cousins, on a reparlé de la pizzeria : dans les tours, on n’avait jamais eu les autorisations et, ailleurs, on n’avait pas le fric. On a été retrouver le vieux. Il a secoué la tête, en souriant, dès qu’on a parlé d’argent. On a insisté : on n’était pas des mendiants.
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Vu d’en haut, ça n’a aucun sens. D’abord les gamins qui se sont faufilés. Leurs mères ensuite, avec le linge. Les hommes, d’abord les mains vides comme des hommes, puis traînant depuis chez eux tous les outils qu’on peut imaginer : un treuil, des remorques, même une béton nière, à croire que le quartier pouvait équiper tous les corps de métier. Maintenant, on voit chaque jour entrer de pleins cageots, des aspirateurs muets, des frigos inertes qui retrouvent une deuxième vie et remontent dans les appartements.
Pourtant, c’est désaffecté, non ? Ça devrait être interdit. Certaines portions du toit sont vitrées, mais les vitres sont grises et opaques depuis longtemps. Seule la lumière filtre. Dieu seul sait quels trafics ça pourrait cacher. Faudra que j’en touche un mot.
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J’ai accompagné Papa dans les bureaux. Le type qui nous a reçus avait l’air contrarié. On voyait qu’il aurait préféré continuer à communiquer par mail ou faire répondre par sa secrétaire qu’on aurait une décision « sous peu », mais qu’il fallait « que toutes les pièces soient réunies ». Papa a vendu son idée de resto comme il savait le faire, avec les garanties, la banque et les pompiers. L’autre a secoué la tête. Il a ouvert un dossier où, même moi, je voyais qu’il n’y avait rien. Mais il retrouvait ses marques. Il a pris un air inspiré. Grave et un peu mystérieux. Dans une seule phrase, il est parvenu à aligner l’ambition, l’image, le tissu économique et l’impérieuse nécessité de redynamiser. Concrètement ?, a demandé Papa. Le gars a dû reprendre son souffle. « Concrètement ? », un projet de surfaces commerciales. Donc des voies d’accès. Des aires de stationnement. « Une école », a-t-il fait en me souriant, mais en retenant sa main au dernier moment. Je l’aurais mordu : l’école du Haut, c’était le seul endroit d’où l’on voyait tout le ciel et une grande boucle de la rivière. On y était tellement bien qu’il y manquait de place. Sans doute une raison pour vouloir nous caser ailleurs.
Le gars s’est levé : on l’attendait au Département. Le. Avec une majuscule. On est restés assis. Mais où il les caserait, ses autos, et par où il les ferait passer ? La cité était pleine comme un oeuf, et mieux fermée qu’une forteresse ! L’autre a parlé d’assainir. D’axes à dégager. De blocs insalubres . Pas étonnant, a répliqué Papa, vu la façon dont ils les entretenaient… Dans le dos de son chef, j’ai bien vu que la secrétaire se marrait. En silence, mais elle a dû se retenir. Les choses comme ça, a-t-on dit au souper, ça peut prendre des années. Ou se casser la figure. Et pour quoi faire, un Hyper ? Déjà qu’on n’avait pas beaucoup d’occasions d’aller en ville…
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Mais peut-être qu’à trop bouger, on a précipité les choses. Un matin, les cousins sont venus chercher Papa. Catastrophés. Je les ai suivis au hangar. On a dû écarter des gens pour entrer dans la laverie.
– Il a vendu, a dit quelqu’un. Tout l’entrepôt.
Ils étaient bien une vingtaine, à faire cercle autour du vieux. Assis sur son escabeau. Et derrière les yeux de chacun, il y avait ces images qui avaient toujours été là. Qui étaient un peu à eux.
– Pourquoi ?, a dit Papa, avec sa voix qui sait se faire entendre.
– Ils vont faire un parking, sur trois étages.
– C’est à lui que je parle !
Quand le vieux a levé le visage, j’ai bien vu qu’il avait pleuré, et qu’il ne pouvait plus y remettre son sourire :
– Ils m’ont payé. Sans discuter.
– On aurait pu le faire aussi. Vous en aviez besoin ?
– Mais non.
– Alors pourquoi ?
– Tant d’argent, en une fois. Je ne pouvais pas refuser. Ça ne se fait pas.
Il n’a plus rien dit. Dans notre dos, quelqu’un a voulu shooter dans un seau en fer-blanc. Mais il était plein d’eau. Même ça, ça finissait bêtement.
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On a fait place nette, et tout s’est remis en place. Maintenant, l’horizon est bien fermé, de tous les côtés. Sur le parking en bas, un peu plus grand que prévu, des réverbères ont remplacé les arbres. Plantés à intervalles réguliers, ils font des cercles de lumière immobiles dans le quadrillage blanc au sol. Le soir, il n’y a plus de bruits dès qu’on a regroupé les caddies sous leur abri. Le gamin a grandi. Un jour, il est monté me voir, avec son père. Je croyais qu’ils auraient pris de la distance. Mais ils n’ont parlé que de l’entrepôt disparu, de ce qu’ils auraient pu y faire.
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Moi, c’est vrai que je râlais encore. Papa, il arrivait à s’en remettre. On voulait savoir, tous les deux. C’est pour ça qu’on est allé chez le gars du dernier étage. On lui a réexpliqué. Il a fait la moue.
– Pourquoi pas ? – j’ai jeté. Ça pouvait marcher…
Il a vraiment réfléchi. Longtemps. Avant de retourner à sa fenêtre :
– Faut pas rêver.