Elle me raconte son histoire comme on fuit un pays : les deux pieds sur la pédale d’accélérateur, sans s’arrêter, sans se retourner, parce que vous savez que si vous vous arrêtez, vous êtes mort, mort, mort, triple-mort et ça s’épelle M-O-R-T, mort comme le gars qui nous a vendu cette caisse il y a deux jours, et c’est précisément le genre de truc que je refuse d’oublier, il était sympa, pour un criminel endurci, je veux dire, il sentait le tabac et l’éther et il nous a même refilé un flacon d’amphétamines pour la route, histoire qu’on reste éveillées, mais si on en croit Mila, il est mort maintenant et il pourrit au fond d’une tombe sans nom ou bien dans le lit d’une rivière, et selon elle : « Mieux vaut s’y habituer, mieux vaut considérer que tout ce qu’on a laissé derrière nous est mort » et c’est pour ça qu’on fuit, qu’on fuit toutes les deux à pleine vitesse, dans une bagnole à l’ancienne, avec un moteur à essence et des dizaines de litres de carburant fossile planqués dans des bidons au fond du coffre, avec nos faux-papiers, avec la peur au ventre, avec le flingue dans la boîte à gants, ce qui est bien entendu totalement « VERBOTEN ! » aux yeux du pouvoir en place, le genre de truc qui vous garantit un aller simple pour les camps aux frais du contribuable, mais comme le répète Mila : « Les camps sont le moindre de nos soucis, des fuyardes comme nous, ils ne se donnent même plus la peine de les envoyer dans des camps : c’est direct au fond d’un trou ! », car ce qu’on tente d’accomplir est au-delà même de l’illégalité, et tout est illégal de nos jours, croyez-moi, même si officiellement rien n’est inscrit dans la loi, même si personne n’en parle et tout spécialement si personne n’en parle, parce que parler aussi c’est devenu illégal et du coup, depuis qu’on a pris la décision de s’évader, Mila et moi, on ne fait plus que ça : parler ! Parler ! PARLER ! par rébellion, par vengeance, par envie de vivre et par peur de se retourner, on parle, on roule, on parle, on roule, et puis parle encore et quand l’une de nous deux est trop fatiguée pour continuer, l’autre prend le relais derrière le volant, et maintenant c’est au tour de Mila de conduire et elle crache par la fenêtre et elle reprend deux comprimés dans le flacon d’amphétamines, un pour elle, un pour moi, et moi, de mon côté, j’écris en l’écoutant et je regarde le bitume défiler sous nos roues, je consigne son histoire dans mon calepin, et si je fais ça, c’est parce que depuis l’opération, je ne peux plus rien consigner dans ma mémoire, alors j’écris, j’écris sans m’arrêter, j’écris sans respirer, j’écris comment Mila est née dans un petit village, au bord d’une rivière, comment la rivière était belle, large et poissonneuse dans sa jeunesse, comment elle passait ses étés à y pêcher avec son frère avant que tout ne parte en vrille, avant que tout ne se mette à merder, « Tout ça doit être un rêve » dit-elle, « mais ce n’est certainement pas le rêve de l’une d’entre nous, c’est le rêve d’un amnésique, le rêve d’un fou ! », comment les choses en sont arrivées là, comment les gens ont fait pour ignorer l’ignominie et la cruauté : ils nous ont pris nos mots, ils nous ont pris nos langues et chaque fois qu’ils effaçaient quelqu’un, un mot aussi disparaissait, les gens ont oublié comment parler, ils ont oublié la nécessité de ne rien taire, même dans son village, personne n’a rien dit quand le frère de Mila a soudainement disparu, c’était l’année où ils ont décidé de mobiliser les hommes pour faire la guerre au nom de la paix, et où des mots comme « objecteur de conscience » et « pacifiste » sont devenus tabous, des insultes, des impossibilités langagières et tout le monde a oublié jusqu’à l’origine de ces mots quand la rivière a commencé à rétrécir, quand le fil du courant s’est tu, tellement les rives étaient jonchées de cadavres et Mila, elle, elle est partie à la recherche de son frère mais son nom avait déjà été effacé des registres et des mémoires, et personne ne savait rien, et quand ils savaient quelque chose, ils n’avaient déjà plus les mots pour le dire, ils n’avaient plus les mots pour se rebeller, les gens priaient le ciel en silence, mais le ciel restait sourd à leurs appels, alors on ferma les églises et le nom de Dieu lui-même disparut, puis ce fut au tour de « juif », « musulman », « chrétien », « athée », « homosexuel », « gitan », « handicapé », et à chaque mot qu’ils effaçaient, toujours plus de gens disparaissaient, ils voulaient que tous soient pareils et que rien ne soit différent, alors les phrases devinrent plus courtes et on ne put bientôt plus communiquer que le banal et l’anecdotique et c’est ainsi qu’ils édifièrent leur monde de paix, leur monde de merde, en supprimant le conflit à l’endroit même où ils pensaient qu’il prenait sa source et, au sein de l’utopie aphone des masses qu’ils avaient créée, Mila ne retrouva jamais son frère, certains jours elle pensait qu’il était mort et d’autres elle pensait qu’il avait fui, alors, après plusieurs années sans ænouvelles de lui, elle rejoignit les résistants, les maquisards, « BABEL ! » était leur nom, comme un cri, comme un écho des temps anciens mais, eux aussi, ils échouèrent et elle fut capturée et envoyée dans un camp, un centre de rééducation où ils lui firent subir la même procédure qu’à moi : ils sectionnèrent une partie de son cerveau, ils glissèrent une vrille dans son inconscient, pour étouffer les mots, pour avorter la pensée, mais malgré tous leurs efforts quelque-chose a foiré, quelque chose n’a pas pris car elle se remit à parler, jamais en leur présence, bien entendu, mais en cachette, en secret, et Dieu sait pourquoi, elle se mit à me parler à moi, moi qui partageais sa cellule avec cent autres « interdites », moi qui étais devenue muette, amnésique, à l’article de la mort et elle me parlait, tout doucement d’abord, presque en chantant, des comptines, des berceuses, des mots pour combattre le silence ainsi que le désespoir et la terreur qu’il amène avec lui, et grâce à elle, les mots recommencèrent à pousser, dans d’autres parties de mon corps, dans ma colonne vertébrale, dans mon être tout entier, et dans ce camp de la mort, dans ce temple du silence, le flot du langage se remit à couler : je réappris à parler, à épeler, en espérant que si les mots me revenaient, peut-être ma mémoire me reviendrait-elle aussi, et comme les jours passaient, peu à peu je m’arrachai à la torpeur de ce cauchemar indicible et bien que je sois encore aujourd’hui incapable de me souvenir des événements antérieurs à ma captivité, je suis à nouveau capable de fonctionner, capable de penser, et surtout je suis capable de parler, parler, PARLER ! et ça, ça s’épelle R-É-B-E-L-L-I-O-N, alors maintenant on fuit, on fuit ce monde de silence pour dénoncer leur inhumanité, on fuit aussi vite qu’on peut, sans s’arrêter, sans respirer, et elle roule, elle parle, elle roule et elle parle encore, et puis on échange nos places et c’est à mon tour de rouler et elle me raconte comment on s’est évadées, comment on a menti, comment on a volé, triché, parce que les mots sont là pour ça aussi, parce que ce sont des clefs, des armes, des projectiles lancés à pleine vitesse contre le silence obscène de la réalité, car comme le dit Mila : « Peu importe OÙ, peu importe QUAND, il y aura toujours des gens qui tenteront de mettre un point final à la réalité, pour boucler le cycle, museler le futur, et finaliser leur rêve de ce que devrait être une société », alors pour empêcher ça, elle parle, je conduis et la route défile sous nos pneus et quand on arrive enfin à la frontière, un barrage de police nous attend, tout de suite l’un des gardes s’avance vers nous pour contrôler nos faux-papiers et je sais qu’ils sont bons, mais je ne suis pas sûre qu’ils soient bons à ce point-là, et ce doit être pareil pour Mila parce qu’elle me dit de ne pas couper le moteur, le garde inspecte nos documents pendant une éternité mais elle reste calme, Mila me dit qu’il ressemble à son frère, il a un joli visage, un beau sourire, et lorsqu’il me met en joue et m’ordonne de descendre du véhicule, elle tire le pistolet de la boîte à gants et elle fait feu, BANG ! BANG ! BANG ! et son sang éclabousse le pare-brise, alors j’enfonce mon pied sur l’accélérateur pendant que derrière nous les autres gardes se mettent à tirer, eux aussi, alors que les balles traversent les vitres et l’habitacle et on roule, roule, roule, on roule à toute vitesse parce qu’on sait qu’on ne peut pas s’arrêter, et on continue à parler en espérant que le bla-bla-bla ! de nos mots sera plus fort que le tac-tac-tac ! de leurs mitraillettes, en espérant que si l’on fuit suffisamment vite, le flot des mots nous maintiendra à la surface, et je parle, parle, parle alors que pourtant je suis tellement fatiguée, et je répète ses paroles comme un MANTRA ! comme un TALISMAN ! alors que mon sang coule le long de ma jambe, alors qu’à mes côtés Mila est devenue silencieuse, alors je lui dis que tout va bien se passer, je lui dis qu’on y est arrivé, que son frère nous attend de l’autre côté de la frontière, et même si elle ne m’entend plus, je lui raconte son histoire, comment elle m’a trouvée, comment elle m’a sauvée, comment elle m’a ramenée à la vie alors que le reste du monde m’avait abandonnée, et je roule, et je PARLE ! et je garde mes deux pieds sur l’accélérateur, sans m’arrêter, sans me retourner, sans respirer, parce que je sais que si je m’arrête, je suis morte, morte, morte, trois fois morte, et je refuse de me taire, car toute parole est rébellion et aucune phrase ne mérite un point final si ce n’est ces quatre mots : « Mila, je t’aime. »