D’aussi loin que je me souvienne, on m’a toujours prise pour une folle. Je voulais faire rire, je voulais amuser, m’amuser et amuser les autres. Je voulais je ne sais pas quoi… être libre, du sens, du profond, du mouvement. Je voulais de la joie, réfléchir et pousser à réfléchir, une grande communion des âmes et de la légèreté, toucher le ciel par n’importe quel bout, même par un bout tout pourri. Je voulais me marrer comme un mec avec les mecs, en étant fille.
Je savais que je n’étais pas folle, mais je voulais bien qu’ils le pensent, et j’en jouais. Si ça les rassurait, et si ça m’autorisait à faire ce que je voulais, c’était gagné. Et je voulais faire ce que je voulais.
Un jour, adolescente, j’étais dans un bal de village à la con, un des mecs qui était là, un ami de la bande d’amis avec laquelle je traînais, un très laid que je n’aimais pas du tout, a dit, en me tenant par l’épaule et face à tous les autres : « Aurélie, c’est la femme de tout le monde ».
Ça m’a marquée.
J’ai eu envie de lui cracher à la gueule parce qu’il n’avait rien compris, mais j’ai ri. La femme de personne ou de tout le monde, je m’en fichais au fond, tant que je pouvais faire ce que je voulais. C’est ça qui m’importait, suivre mon instinct, sauter au-dessus des barrières. Je voulais tout, je voulais tout comme un garçon, tout comme une fille, la jupe, les cheveux longs, l’humanité, la blague lourde, le pet-flamme, la drague, les conneries, pouvoir gueuler. Mon père trouvait que je virais mal. Je virais bien, à mon sens, pour être conforme à moi. Je voulais être lui et ma mère, enfin, symboliquement, je veux dire : l’homme et la femme réunis, leurs deux forces réunies. Je voulais la liberté d’être un humain complet, plus défini par son sexe, ennui mortel, merci.
Après, j’ai dessiné, j’ai écrit, j’ai fait une vie, une espèce de vie, toujours tout à l’envers, tout en raccomodage. Prise pour folle dans à peu près tous les milieux parce que jamais totalement dans un, toujours considérée comme folle, même chez les fous, les plus marginaux, jamais totalement dans un groupe, une bande, incapable de ne pas m’écouter et de me conformer, pas par rébellion, juste par incapacité réelle de passer au-dessus, au-delà de moi, de mes envies et besoins, handicapée du normal, dommage.
Catastrophes enchaînées, ratages pas possibles, incompréhensions diverses et variées, mais mouvement, grandes tristesses, grandes joies et profondeur.
J’ai dessiné, j’ai écrit, j’ai fait des livres, j’ai fait des trucs. Et il a bien fallu que je me rende à l’évidence, malgré ma sensation de liberté, on continuait à m’étiqueter, à me mettre en boîte. On m’étiquetait plus que jamais même. J’étais soudain devenue féministe, on ne m’invitait que pour ça. La femme dans l’art, la place de la femme dans la société, réunions féministes, expositions transgenres, conversations à rallonge avec les ménopausées, les futures mères, les amoureuses déçues, les gouines, les femmes battues, les hystériques.
Au début, ça me saoulait assez, je n’avais rien à dire à ce sujet, au sujet de la femme. Je ne pigeais pas moi-même le message que j’envoyais dans les airs, apparemment. Je ne voyais pas un truc à défendre en particulier, je m’exprimais, je me racontais, et on me récupérait dans des terrains dont je n’avais que faire. La première fois, à une des questions posées au sujet de ma condition de femme, j’ai répondu : « Mais moi, je suis soumise ». C’était complètement con, mais je n’avais rien à dire d’autre, rien de bien malin, elles m’ont toutes regardée comme si j’avais chié sur la table, il n’y a pas eu d’autre question.
C’est plus tard que j’y ai réfléchi, à force, à force qu’on m’interroge, à force de vivre surtout, d’être emmerdée pas mal, et de subir et de voir la souffrance des autres femmes, et de la société, du coup. J’en ai eu marre de passer pour folle. Ma parole et ma vie n’avaient rien de fou, j’avais une place à prendre, ma voie n’était pas plus mauvaise qu’une autre, je ne voulais être enchaînée à rien et j’avais sans doute des choses à dire, oui, pas que pour moi, pas pour me sauver moi, mais pour toutes : elles et moi, nous. Et pour les hommes aussi, que j’aimais, ne l’oublions jamais, et pas mal en plus. Pour tout le monde, en gros.
Et j’ai accepté mon statut de féministe, allons-y, s’il fallait passer par là, ok, d’accord. Si c’était pour la liberté, d’accord, carrément, par contre, si je pouvais ne pas devenir dégueulasse et ressembler à un camionneur en changeant de statut, c’était encore mieux. Enfin, rien n’a vraiment changé, j’ai continué tout pareil, juste j’ai accepté les étiquettes, et d’être considérée comme une artiste femme et pas une artiste tout court. Artistiquement, ça posait pas trop de problèmes, tout ça, cette histoire de sexe, ça c’était donc réglé grâce à la case féministe. Par contre, pour le reste, c’était chaud. Moi, ce que je voulais, c’était de l’amour, de la vérité, du mouvement, de la joie, de la liberté, pouvoir tout faire comme un garçon, et tout faire comme une fille, comme un être humain un peu, les qualités et les défauts des deux, un être complet, complètement pénible du coup.
Tout le monde n’est pas fait pour vivre avec quelqu’un qui cherche l’équilibre, pour vivre avec un transgenre à chatte, un transgenre du mental. Ça a été difficile pour eux, je comprends, je peux comprendre, je n’ai pas envie de tout à fait comprendre, mais je pourrais en faisant un effort. C’était difficile pour moi que ça soit difficile pour eux. Mais j’en faisais des choses, des choses belles sortaient des choses moches, et si ça pouvait aider les autres à se sentir moins anormaux, ou à sortir de la norme, c’était déjà ça. J’ai même pensé très réellement à me consacrer au malheur, de toute façon, j’avais pas le choix : pour pouvoir donner quelque chose au monde, je me disais que c’était peut-être ma mission, mon rôle. Je m’étais faite à l’idée, et ça me plaisait assez, finalement. C’est beau d’être martyre, tellement romantique. La sorcière en train de cramer sur la place publique, c’était moi.
Un de mes mecs m’a dit un jour : « Tu es la sirène qui se transforme en murène ». J’étais une pute, un macho, une cinglée, j’ouvrais trop ma bouche, j’étais pire qu’un mec, à vous dégoûter des femmes. C’était tristement pas faux. Ma liberté continuait à déranger, pour ne plus déranger, je ne m’attacherais à personne, me disais-je, regardant un arbre en fumant une clope, et je refuserais qu’on s’attache à moi. Je me ferais sauter et j’écrirais des livres. Je finirais alcoolique dans une caravane, à écrire, rien que ça. Le monde n’allait pas changer, enfin si, il était en train de changer, il n’avait jamais cessé de changer, mais pas dans un sens favorable à la liberté d’expression, à la liberté tout court, alors la liberté de la femme n’en parlons pas. J’allais crever seule, la tête sur des lettres jamais envoyées, comme on me le souhaitait sincèrement. J’allais leur faire plaisir. Vivre différemment, penser différemment, c’est vu comme une menace, ça détruit l’ordre, c’est ça, être sorcière, ça peut toucher l’homme et la femme, l’enfant dès son plus jeune âge, peut-être même l’animal.
Ça peut arriver un jour à tous, de devenir sorcière, de ne plus pouvoir subir, suivre les codes, ou d’en être incapable à la base, de souche. Pour éviter d’être sorcière, pas mal de gens tombent dans la dépression, ou se suicident, j’ai vu ça. On colle plein de noms ou de pathologies aux sorcières de cette époque. Sorcière, le terme, c’est has-been, mais l’idée, elle reste. On soigne les sorcières, pour les faire taire, on les bourre de médocs. Les brûler, c’est has-been aussi, pas de chance pour mon romantisme, c’est si beau pourtant, un bon grand feu.
Artistiquement parlant, être sorcière, c’est pas si mal, y’a un certain intérêt à défendre quelque chose, sinon pour l’humanité, au moins pour se sentir vivant, en pleine possession de ses moyens intellectuels et de ses émotions. Ne rien défendre, ne rien dire est ce qui est le plus répandu et le plus coté dans l’art ; j’avoue, on gagne plus de fric et on est plus aimé, mais bon, tant pis, je suis nulle en argent, c’est un fait, je veux surtout m’amuser, parler, dire, et réfléchir, exactement comme quand je parlais philosophie après un pet-flamme, tout finit par se rejoindre au fond. Enfin, j’en sais rien.
Et puis un jour (j’arrive à la conclusion parce que je me saoule moi-même tout à coup), un jour, c’est dingue, mais j’ai rencontré un homme comme moi, un transgenre, avec une bite pour l’occasion, un transgenre du cerveau, ou pas, je sais pas trop, un comme moi un peu, genre sorcière. Ça a peut-être rien à voir, mais c’est comme ça que je voulais clôturer, en le citant, c’est Baptiste Brunello, qu’il s’appelle. Mon histoire de martyre morte bourrée dans une caravane, c’est possible qu’elle ne soit plus d’actualité, du coup, on verra. Franchement, on verra. Sorcière mais pas devin la meuf.