Je me sens assez peu sorcière à vrai dire. Mais me plaît l’image du chaudron dans lequel mijote une étrange ragougnasse, recette secrète et ingrédients indéfinis. J’ai envie de partager dans cet article mon parcours intime de lectrice et l’étrange mixture littéraire qui m’a construite en tant que femme, amante, libraire et mère.
Il y a cette injonction souvent faite aux femmes de se faire confiance, mais moi, c’est une phrase qui me paralyse. Je n’ai pas accès facilement à l’intuition (féminine), aux instincts (maternels). Moi, ce sont les héroïnes de romans, les romancières et les poétesses qui m’aident à me construire, en miroir, en opposition, en écho, en palimpseste. J’ai besoin de les convoquer aux moments-clés de ma vie, comme on convoque les esprits.
Adolescence et robinsonnade
À l’adolescence, en terminale, l’année du bac, j’ai eu la chance qu’une prof d’allemand me transmette une lecture comme on transmet une recette de bonne femme : « Tiens, lis-ça! Ça fera peut-être rien pour tes boutons et ton gros cul, mais ça t’aidera sûrement pour la construction de ta personnalité ». Le mur invisible de Marlen Haushofer est un texte écrit en 1963 par une Autrichienne qui se savait condamnée par un cancer. Une femme, unique survivante d’une catastrophe nucléaire, vit en Robinson dans la forêt, lutte avec la nature, se défait de sa peau d’être de culture, quitte les habits trop étroits de la maternité et s’acharne à ne pas sombrer dans la folie à coups de hache sur les arbres et en écrivant dans son carnet. J’étais pour la première fois confrontée à une figure de femme combattante. Je ne dévoilerai pas la fin de ce livre qui le transforme de manifeste écologique en manifeste féministe, tendance scum manifesto… Je garde en tout cas de cette lecture la certitude qu’un livre n’est jamais aussi intéressant que lorsqu’il pose des questions sans essayer d’avoir réponse à tout. Et puis, il y a aussi l’image d’une femme qui combat avec son corps en mouvement et trouve le repos du cerveau grâce à l’écriture. Un idéal à atteindre pour la jeune femme que j’étais, bien en peine de connecter son corps maladroit à son esprit surchauffé…
Ma non-rencontre avec M.D…
J’avais commencé à percevoir le pouvoir de la lecture sur moi. Et c’est donc tout naturellement que je décidai d’entamer des études de Lettres modernes. J’ai suivi à peu près docilement le parcours classique obligé, ne me rebellant que contre l’étude imposée de textes en ancien français (aucune étude du contenu, seule comptait celle de la traduction). Pas de grosses vibrations à la lecture des classiques, à peine un petit échauffement au moment de l’étude des Liaisons dangereuses (il nous fut plaisant à Lætitia et moi de signer « Mme de Merteuil » nos échanges épistolaires), mais franchement, qui a envie de s’identifier à cette pauvre femme qui va finir avec une vérole qui la défigure à tout jamais ? Le marquis de ***, qui ne perd pas l’occasion de dire une méchanceté, disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée, et qu’à présent son âme était sur sa figure. Comme dans un conte pour enfant, Mme de Merteuil part seule, dans la nuit, en disgrâce et nul ne la revoit jamais. L’université se plaît souvent à faire étudier des textes moralisateurs et stéréotypés. Et pour se défendre de ne présenter que des auteurs masculins et des figures féminines stéréotypées, on donne à lire à la centaine de filles qui attend d’être diplômée pour enseigner le français aux petits enfants, au bout de trois ans d’études, L’Amant de Marguerite Duras ! Je n’ai pas aimé cette lecture. Je ne digère toujours pas ton écriture désincarnée, ton regard distancié sur les problématiques de classes et, surtout, je refuse que tu sois utilisée ainsi. La moitié de mes amies choisirent naturellement de faire leur mémoire sur toi. Succès immédiat, toutes les jeunes filles crient au génie et ne jurent plus que par toi. Je me fais rebelle, une rebelle de pacotille et je crie à qui veut bien l’entendre que je n’aime pas Marguerite Duras. À vingt-et-un ans, je fais scandale, mais depuis que je suis libraire, ça fait juste sourire les gens de l’université, qui me trouvent bête de passer à côté d’une figure aussi importante de la littérature. Tant pis, je me laisse encore au moins dix ans avant de retenter la lecture d’un de ses livres (ça sera Le ravissement de Lol V. Stein, sur les conseils de deux amis, un libraire et une professeure d’université, qui me la recommandent chaudement cette lecture). Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.
Madame Bovary, c’est moi
Me voilà libraire, j’ai quitté la France, mon compagnon m’a suivie pour vivre en Belgique. On se sent libre comme jamais. On vit une vie que l’on se choisit de plus en plus, on a acquis une indépendance financière et on sent qu’ici, la fête et la culture font un très bon mélange ! Je me pose toujours beaucoup de questions sur les auteurs contemporains, j’ai encore du mal à croire que l’on peut trouver son pied dans les auteurs contemporains alors que Cendrars! Céline! Döblin! Quand même ! On ne peut tout de même pas mélanger les torchons avec les serviettes, enfin, les essuies avec les serviettes… 2008-2009, c’est l’époque où l’on entend majoritairement un discours sur la fin de la littérature, des paroles reprises dans la bouche de vieux réacs comme Richard Millet ou Alain Finkielkraut. Des voix divergentes émergent et m’enflamment. Maylis de Kérangal, Joy Sorman, François Bégaudeau, Claro et aussi Mathias Enard font partie du Collectif Inculte. Sous la houlette de Gilles Deleuze et difficiles à caser dans une seule et même case, ils portent dans leurs essais, revues et romans une littérature inventive, décloisonnante, punchy, et même parfois féministe. C’est ainsi que je prends beaucoup de plaisir à lire 14 femmes. Pour un féminisme pragmatique, Boys, boys, boys de Joy Sorman, qui nous raconte son chemin vers un devenir-homme. Je découvre également deux livres de Maylis de Kérangal : Corniche Kennedy et Dans les rapides. Ces deux livres entrelacent habilement réflexions sur les genres et sur les classes sociales dans une langue hypnotique. J’ai la chance de pouvoir rencontrer tous ces auteurs à la librairie. Et de constater qu’ils sont tous bien éloignés de l’image que l’on se fait du GRANTECRIVAIN. Ces auteurs vont plonger dans le réel (Maylis dit qu’elle écrit à la culotte des choses) et ça perfore notre réalité. L’écriture se fait action et le boulot de libraire devient alors vraiment intéressant !
Parallèlement à mes découvertes de littérature contemporaine, je passe mes étés à lire des classiques. Été 2012, c’est la révolution, je découvre que Flaubert avait tort et que Madame Bovary, c’est moi! Je retrouve dans ce roman le portrait d’une femme qui se leurre à travers ses lectures et va mourir de s’être créée un personnage plutôt que de se contenter de sa vie de bourgeoise de province. « Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames, la vague elle de tous les volumes de vers. » Flaubert se moque bien des rêveuses qui s’imaginent en héroïnes de bleuettes ! Et il le fait avec un tel talent ! Je crois qu’Emma Bovary reste le personnage de femme en littérature qui m’a le plus attirée autant que repoussée. Et quel grand choc stylistique ! Et quel plaisir que de faire commerce de ces grands livres-là. Madame Bovary est un livre qui met un grand coup de pied dans le romantisme du XIXème siècle et enterre le lyrisme qui s’accompagne souvent de l’auto-apitoiement. Flaubert tend un miroir où l’on n’a pas envie de se regarder lorsque l’on est, comme moi, une rêveuse-amoureuse-paresseuse de la pire espèce ! Flaubert m’a fait grandir d’un coup car il m’a fait requestionner mon rapport aux modèles. Emma est morte de ses lectures, mais moi j’avais encore beaucoup à vivre et mes lectures allaient continuer à m’y aider.
Grossesse, maternité,
allaitement et lectures
J’aborde ici un chapitre récent et encore sensible de ma vie… J’ai lu autour de ma trentaine le classique Une chambre à soi de Virginia Woolf, mais c’est surtout la lecture des poèmes de Sylvia Plath qui m’a permis de douter des bonnes raisons de fonder une famille. On y perd une grande partie des libertés que l’on a plus ou moins réussi à acquérir. On perd évidemment le temps de la création, mais lorsque l’on n’a pas de parents sur place pour aider, la question d’avoir une chambre à soi ne se pose même plus, puisque l’on ne possède même plus de temps pour soi… Pour rêver, pour glander, pour faire du violoncelle, pour faire du taï-chi, pour aller à Bruxelles rencontrer des auteurs, pour sortir danser…
Extrémité
« Voici parfaite la femme.
Mort,
Son corps arbore le sourire de l’accomplissement ;
L’illusion d’une nécessité grecque
Flotte parmi les volutes de sa toge ;
Ses pieds
Nus semblent dire :
Nous sommes arrivés jusqu’ici, c’est fini. »
Voici un extrait du dernier poème composé par Sylvia Plath. Elle décrit très précisément dans son roman La cloche de détresse ce sentiment de vide qui l’englobe complètement et l’empêche de continuer à vivre. La dépression fait partie d’elle et alors qu’elle pensait pouvoir vivre avec son mal de vivre, sa séparation d’avec Ted Hughes, un hiver triste et particulièrement rigoureux à Londres, l’éloignement de sa terre natale, ainsi que les deux enfants que Ted Hughes lui laisse élever seule, tout ceci la pousse à se suicider le 11 février 1963.
Pour être artiste, il faut avoir des choses à dire au monde. Sylvia Plath avait des choses à dire et l’idée de ne plus pouvoir trouver le temps de les dire l’a tuée. Un appartement miteux du centre de Londres, un carnet de notes ouvert sur la table de la cuisine, la tête dans son four, les deux enfants soigneusement calfeutrés dans leur chambre pour être épargnés du geste de leur mère, leur mère, la tête dans le four…
Il est tenace le malaise que j’ai en reposant un livre de Sylvia Plath. Il y a dans mon chaudron littéraire des lectures qui sont comme des poisons. Magie noire des mots de cette poétesse qui me font me sentir au bord de l’asphyxie. J’espère que Sylvia aura trouvé la paix dans la mort.
J’ai donc eu la chance d’accueillir Blaise le 30 août 2013 et vingt-huit mois plus tard, Ines.
Petit manuel pour lire en allaitant
Pour la naissance d’Ines, Olivier, mon collègue libraire, m’a offert le roman L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante. Quand on est libraire, les gens n’osent plus offrir des livres, c’est dommage et ça nous manque, alors entre libraires, on prend plaisir à s’en offrir. Ce livre était tellement prenant que j’ai alors mis en place une méthode pour pouvoir le finir au plus vite : un coussin d’allaitement dans le dos+2 coussins derrière la tête+un coussin d’allaitement devant+ un coussin sous la tête de l’enfant, le livre posé sur le coussin, il reste une main libre pour tourner les pages et alors, là, c’est vraiment le pied. Ont suivi d’autres lectures : Comment ne pas être une mère parfaite de Libby Purves, drôle, sympa, pas prise de tête et décomplexant bien sûr. Elle allaite surtout parce qu’elle aime bien faire du voilier et que tu peux difficilement faire chauffer des biberons quand tu pars en pleine mer, bon, chacun ses petits hobbies… L’excellent livre de Marie Darrieussecq, Etre ici est une splendeur, sur la vie de Paula Modersohn Becker, peintre expressionniste qui a été la bonne amie de Rilke, morte à trente-et-un ans, dix-huit jours après un accouchement traumatique. On y voit comment une jeune fille se bat pour pouvoir exercer son art envers et contre tout, à commencer contre son mari, peintre également, qui la voudrait près de lui (elle est partie étudier à Paris) et la voir devenir mère. Elle lutte pendant près de dix ans, revient finalement dans la colonie de peintres de Worpswede, tombe enceinte et meurt. Voilà. Il reste ses tableaux, notamment des nus de femmes pas du tout romantiques, bruts, qui nous renvoient à nos corps imparfaits et à notre intériorité. Et puis, il y a aussi le premier autoportrait nu de l’histoire de la peinture. Il y a dans cet essai toutes ces anecdotes qui en disent long sur les oublis de l’histoire de l’art, merveilleusement écrites par une auteure qui a, elle aussi, vécu des formes de censure parce que femme et mère dans un milieu où les hommes distribuent les règles du jeu.
La goliarde sage
Je voulais terminer ce cheminement par l’évocation de ma sorcière bien aimée, cette très chère Goliarda Sapienza. J’avais commencé à lire L’art de la joie une première fois, mais l’amoncellement de malheurs qui commence le roman m’avait repoussée. Je repris la lecture de Goliarda Sapienza alors que je devais interroger son éditeur en France, Frédéric Martin. Il venait de faire paraître un autre roman de cette auteure italienne, jamais reconnue de son vivant, Moi, Jean Gabin. Et là, c’est un soleil qui m’est apparu : dès les premières pages, on est saisi par la richesse de sa langue et la pertinence de ses propos :
« (Et) pour moi la femme a toujours été la mer. Entendons-nous, pas une mer dans un élégant cadre doré pour fanatiques du paysage, mais la mer secrète de la vie : aventure magnifique ou désespérée, cercueil et berceau, sibylle muette et sûre réponse, espace immense où mesurer notre courage d’individualiste endurci, à nous, voleurs du riche et bienfaiteurs du pauvre, d’accord sur une phrase brève et précise : “Toujours en-dehors de tous les pouvoirs établis” ; seuls, mais avec l’orgueil de connaître la rectitude propre aux outsiders. »
Je n’ai pas lu ailleurs de définition de la femme aussi sensible et aussi juste. Regardez la photo choisie sur la couverture : Goliarda a douze ans et elle est déguisée en princesse. On la dirait sortie du tableau « Les Ménines » de Velasquez. Mais son regard est noir et on devine que c’est une princesse qui ira traîner dans les quartiers populaires de Catane les pieds nus, distribuant ses sourires et ses richesses aux prostituées et mendiants qui croiseront son chemin.
Avez-vous vu une photo de Goliarda Sapienza adulte ? C’est une femme sans âge, qui fume et se balance dans un hamac. Elle a toujours un sourire qui flotte sur ses fines lèvres, on dirait qu’elle sort toujours du lit et elle n’y dormait pas ! Y était-elle avec un homme ? Ou avec une femme ?
J’attaquais ensuite L’Art de la Joie et je pris plaisir à le déguster le plus longtemps possible. Il y a, à l’intérieur de ce livre, tout ce qui fait une vie belle, libre et sensuelle. Goliarda écrit la vie de Modesta, née en Sicile le 1er janvier 1900, qui va se consacrer à trouver l’art de la joie partout et tout le temps, dans cette première partie du vingtième siècle pourtant avare en périodes de paix et d’harmonie. La vie passionnée d’une jouisseuse, une sorcière comme Starhawk, qui n’a pas peur de « rêver l’obscur » et pour qui ce qui est personnel est politique.
Goliarda réconcilie dans son écriture la vieille querelle qui oppose corps et esprit : on y sent les heures passées au soleil après être allée se baigner dans la mer. On sent les doutes qui l’assaillent alors qu’elle passe près de dix ans à écrire son œuvre et qu’elle essuie les refus de tous les éditeurs auxquels elle envoie son manuscrit. On sent aussi l’actrice derrière l’écrivaine, elle prend plaisir à incarner ses personnages, prenant autant de plaisir à décrire Modesta, son héroïne, que l’inoubliable Carmine, le vieux mâle séducteur.
Goliarda Sapienza raconte comment Jean Gabin devient son modèle. C’est en reproduisant sa démarche qu’elle apprend l’assurance, c’est en observant son regard qu’elle apprend la séduction, c’est enfin en le voyant sur grand écran qu’elle décide de devenir comédienne. Goliarda Sapienza a, avec Jean Gabin, le même genre de rapport que j’entretiens avec elle et les autres femmes de mon panthéon littéraire. J’apprends la solitude avec l’héroïne de Marlen Haushofer, j’apprends l’art de la guerre avec Les Liaisons Dangereuses, je questionne mon rapport à la littérature avec Emma Bovary, je décide d’avoir des enfants en réaction à la mort tragique de Sylvia Plath, je réhabilite la joie comme sentiment positif et art de vivre avec Goliarda Sapienza. La lecture des poèmes de Sylvia Plath peut me vider de mon énergie pendant une semaine, mais la lecture de l’incipit de Moi, Jean Gabin ou Corniche Kennedy peut me donner la pêche pour la semaine. Je veux continuer à me faire ensorceler par les mots de ces sorcières et de toutes celles que j’ai encore à découvrir. Il me reste encore tant à vivre!