Irène Kaufer est une militante féministe et fut longtemps aussi syndicaliste. Elle a participé à l’aventure de l’hebdo POUR dans les années 70, publié des livres qui se nourrissent de son parcours de féministe (des polars, des nouvelles, des entretiens…), écrit dans des revues comme Politique ou Axelle et tient un blog. Elle aime les chats, les bouquins et l’engagement.
Quand on lui donne comme consigne « Sorcières », voici le récit qu’elle imagine. Et vous, quelle serait votre (science-)fiction (féministe) ?*
La nuit avait été particulièrement chaude pour un début de mois de mars. Elle avait été remplie de mystérieux chuchotements, de glissements furtifs dans la ville endormie, de bruissements abusivement attribués aux premières feuilles d’un printemps précoce.
Mais au matin, il fallut bien se rendre à l’évidence : il s’était passé des choses bizarres…
Aucun des experts interrogés – tous masculins, comme il convenait à la fonction – n’arrivait à formuler une explication rationnelle. Ils se contentaient d’aligner hypothèses et supputations, aussitôt démenties.
Un coup des camionneurs ? Mais où voyait-on des camions ? Des agriculteurs en colère ? Mais nulle trace de tracteurs en balade ni d’hectolitres de lait répandus sur la chaussée. Un tsunami, une inondation, l’annonce d’une tornade… ? En ce 8 mars, le soleil brillait et le vent semblait parti souffler sous d’autres cieux.
Pourtant, la ville était bel et bien bloquée, et des informations du même type arrivaient d’autres coins de la planète.
Les écoles, les bureaux, les usines et les magasins avaient ouvert, à l’heure habituelle, mais très vite les choses s’étaient gâtées.
Les poubelles débordaient, jusqu’aux plus hautes sphères de l’Etat, et des électroniciens chevronnés se grattaient la tête pour découvrir le mode d’emploi de la machine à café. En l’absence massive de secrétaires, comme frappées par une étrange épidémie, les hauts responsables ignoraient tout de leur emploi du temps et n’arrivaient même pas, faute de connaissance des formules adéquates, à taper à deux doigts un mail d’excuse pour leurs éventuels rendez-vous manqués.
Les supermarchés avaient dû fermer leurs portes, les chefs caissiers se rendant rapidement compte que ni les vigiles, ni eux-mêmes, n’étaient capables de faire fonctionner les caisses en l’absence des employées appliquant à la lettre les contrats zéro heure.
Le désarroi dépassait le monde du travail. Les enfants arrivaient débraillés en classe, quand ils y arrivaient et, de toute façon, il n’y avait personne pour les accueillir, à part un obscur concierge et un directeur affolé par l’absence de son personnel féminin. Les petites filles elles-mêmes, d’ailleurs, manquaient à l’appel.
Dans les quartiers chauds, des clients erraient entre des vitrines désespérément vides, seuls quelques jeunes gens proposant leurs services, à prix d’or, selon la loi de l’offre et de la demande. Des clients d’autant plus déboussolés que le service gratuit à domicile était, lui aussi, hors d’usage. Ceux qui comptaient passer en force le regrettaient amèrement, car les passantes semblaient toutes avoir suivi des cours d’autodéfense accélérés leur permettant de remettre les impolis à leur place, par un coup de genou bien placé quand ce n’était pas, pour les cas les plus graves, un doigt enfoncé dans l’oeil de l’impertinent.
Saturés de poussière et de mauvaises odeurs, les intérieurs des maisons et des appartements étaient devenus des repoussoirs, à une vitesse hallucinante, d’autant que les frigos étaient vides et les congélateurs débranchés.
Une autre nuit suivit, qu’on dit pleine de réjouissances, de feux de joie en des lieux secrets, de rires sardoniques et d’actes contre-nature que la pudeur nous interdit de détailler, avant que la situation ne revienne à la normale, dès le lendemain. Mais pour combien de temps, se demandait-on avec angoisse – du moins, certains se le demandaient, quand ailleurs se préparaient déjà d’autres méfaits.
Et comme cette nuit-là, la ville fut envahie de balais – qu’ils servent à supporter une pancarte protestataire, à bloquer une porte pour interdire l’entrée à l’amant, ou comme simple signe de ralliement, elle fut connue dans l’Histoire comme la Nuit des Sorcières.
Le 24 octobre 1975, plus de 90% des femmes islandaises se sont mises en grève de leur double journée de travail, professionnel et domestique. Près de 30.000 personnes ont défilé dans les rues de Reykjavik, dans une île qui ne comptait alors que 200.000 habitants.
Aujourd’hui, l’Islande est le pays où l’égalité entre femmes et hommes est la plus avancée du monde.