Lester la théorie par les corps

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Paris XIe. C’est dans une librairie, entre brocante et salon de thé persan que je dois retrouver Isabelle Cambourakis. En avance, j’évoque avec le propriétaire du lieu la crise que traverse la librairie. Lui me conte les bandes dessinées underground qu’il édite en français et les efforts pour maintenir à flot cet endroit à l’identité à part. Puis arrive Isabelle; dans ce cadre un peu improbable, on s’installe autour d’un thé au miel histoire de discuter de l’aventure éditoriale et militante dans laquelle elle s’est lancée il y a un peu plus d’un an.

Début 2015, tu créais une collection de sciences humaines nommée « Sorcières » au sein des éditions Cambourakis. Dans quel contexte celle-ci est-elle née et comment es-tu arrivée dans l’édition féministe  ?

Isabelle Cambourakis : La maison d’édition Cambourakis a été fondée par mon frère et existe depuis une dizaine d’années. Elle fait de la BD, de la littérature et de la jeunesse. À un moment donné, mon frère m’a demandé si ça ne m’intéressait pas de penser à une collection de sciences humaines. De mon côté, je n’étais pas vraiment éditrice, même si je connaissais bien le milieu du livre, puisque j’ai été libraire pendant dix ans avant de devenir instit’. Parallèlement, j’étais syndicaliste mais je militais aussi sur plein de réseaux variés. Dans mes sujets de prédilection, il y a l’histoire des luttes et ça fait un petit moment que je travaille sur les luttes des années 70.

Donc, il y avait déjà une approche historique ?

Isabelle Cambourakis : Oui. En fait, j’ai fait l’histoire il y a vingt ans, mais je travaillais sur le Moyen-Âge, donc c’était pas du tout pareil.

Quoique… la relecture de l’histoire des sorcières…

Isabelle Cambourakis : Oui, je m’en suis rendue compte après. À la relecture, tout se tient, il y a une cohérence sur le long terme. Donc, quand il m’a proposé de faire une collection de sciences humaines, pour moi c’était soit faire une collection de critique sociale, mais plutôt sur des expériences concrètes, le domaine des expérimentations des années 70 à aujourd’hui, soit le domaine féministe. Ce sont deux directions qui m’intéressaient. Puis, ça correspondait davantage à mon envie d’aller fouiller moi-même dans plein de textes, ça correspondait à ce que je cherchais à ce moment-là. Alors je me suis lancée dans l’idée d’une collection féministe qui s’inscrive dans mes recherches et dans ce que je fais.

Je suis bénévole sur ce projet, je le vois plutôt comme un prolongement de mon militantisme. C’est un gros boulot qui m’engage beaucoup. Il faut vraiment que ce soit en lien avec ce que je fais et avec ma réflexion sur l’histoire des luttes en général. Je me sens un peu amateure, mais ça m’intéresse aussi de travailler comme ça, de voir ce que ça donne.

Brandir un terme qui a longtemps fait office de stigmate, c’est un geste fort. Pourquoi avoir choisi de nommer la collection ainsi ?

Isabelle Cambourakis : C’est simple et compliqué en même temps. Quand j’ai pensé à la collection, j’ai tout de suite pensé au mot « sorcière ».

Tu avais déjà en tête les textes que tu voulais éditer ?

Isabelle Cambourakis : Non, pas forcément. Au début, je voulais surtout penser à ce que je voudrais qu’il y ait dedans. Parce qu’il y a plein de féminismes très différents, c’est un espace théorique très conflictuel. Au début, l’idée, c’était de voir comment j’avais envie de me positionner à l’intérieur de ça. « Sorcière », moi, ça me parlait depuis toujours, et je suis rentrée dans l’histoire du féminisme y compris par les textes de Starhawk 1. Pas par une entrée féministe classique, mais un peu iconoclaste, hétérodoxe, c’était une position qui m’intéressait.

Au début, je me suis dit que c’était une figure trop répétée, qu’on avait trop utilisée. Donc j’en ai cherché une qui soit plus contemporaine pour dépasser la figure de la sorcière telle qu’elle était mobilisée dans les années 70, mais c’est pas si évident. Puis je trouvais que c’était toujours aussi fort.

Au même moment, il y avait une exposition à Montreuil sur la figure de la sorcière dans l’art contemporain. Plusieurs signes montraient qu’il se passait à nouveau des choses autour de cette figure dans les milieux politiques et artistiques. Ça m’intéressait que des milieux aussi variés réutilisent cette figure de manière un peu subversive et politique. Donc dans ce contexte, je trouvais que ça correspondait à d’autres choses. Il y a aussi une plasticienne qui s’appelle Camille Ducellier 2 dont j’ai lu le livre à ce moment. J’aime bien que les choses soient en lien, résonent un peu. Donc c’est un peu parti des milieux de l’art aussi.

Et bien sûr, il y a aussi toute la référence à l’histoire des années 70. À la revue Sorcières 3, qui était pour moi une référence parmi d’autres, pas une référence unique, mais qui reflète cette idée que la sorcière a réémergé politiquement en Occident, mais aussi en Amérique du Sud, dans plusieurs cultures différentes. Il y a eu plusieurs interprétations en fonction des cultures de la sorcière, avec toujours cette histoire de retournement. C’est pour ça que c’est une figure intéressante, une des seules où tu as autant la victimisation que la puissance. Il y a évidemment ce retournement de stigmate assez classique. Puis, en plus, c’est très contemporain les accusations de sorcellerie ; en Afrique ça existe toujours. Puis le livre de Federici 4 est arrivé après, que j’aurais aimé éditer…

C’est comme s’il y avait une troisième vie du mot « sorcière », une sorte de constellation qui se forme autour de cette figure ?

Isabelle Cambourakis : Souvent, ça fonctionne quand même par cycles. Des choses qui sont souterraines ressortent. Les figures qui fonctionnent reviennent toujours et ce n’est jamais un retour à quelque chose, mais une réinterprétation contemporaine d’une figure mythologique. Donc là, je crois qu’on assiste à un retour qu’on pourrait analyser et essayer de comprendre. Il y a plein de choses qui se passent autour de ça. Donc oui, à un nouveau cycle. Après, je pense qu’on est aussi dans une période où on va rechercher dans l’histoire des figures, des portes d’entrée ou de sortie. Voilà comment finalement la sorcière s’est imposée.

Puis, il y avait aussi cette idée dont parle Isabelle Stengers 5 à propos de Starhawk, c’est-à-dire le fait que ça fasse rigoler, que ça mette mal à l’aise, que ce soit un peu ridicule. Ça m’intéressait de voir comment on porte quelque chose qui fait rire, dont on se moque.

Il y a une phrase de Starhawk 6qui dit que les mots avec lesquels on se sent bien et qui paraissent acceptables le sont parce qu’ils font partie de la langue de la mise à distance.

Isabelle Cambourakis : Il y avait exactement cette idée- là. Après, je suis aussi très influencée par le travail d’Isabelle Stengers en général, ses écrits ont quand même un peu influencé la collection : je pense qu’elle  lui doit aussi beaucoup.

Tu dis que tu es venue au féminisme par Starhawk. Dans quel contexte as-tu découvert ses textes et quel rôle ont-ils joué dans ton activité militante ?

Isabelle Cambourakis : En fait, il est sorti une première fois en français il y a une dizaine d’années. À ce moment-là, j’étais libraire, j’avais accès à tout ce qui sortait. Je m’intéressais beaucoup à ce que faisait la maison d’édition dans laquelle Isabelle Stengers publiait des textes et travaillait Les empêcheurs de penser en rond [ndlr : cette maison a rejoint les éditions La Découverte en 2008] et c’est comme ça que je suis arrivée à Starhawk. À ce moment-là, personne n’en parlait ou alors c’était pour se moquer. Quand le livre est sorti, il n’y a pas eu de réaction parce que c’était trop étrange. Alors qu’Isabelle Stengers l’avait fait sortir en pleine période altermondialiste, et ça avait vraiment un sens de le rééditer dans ce contexte. Et de ce que j’en sais, ça n’a pas fonctionné. Les gens ne comprenaient absolument pas de quoi il s’agissait.

Pendant longtemps, je suis restée avec ce « truc très étrange » que personne ne comprend. Et moi je trouve que dedans, il a quelque chose de passionnant. Je l’ai découvert en marge, dans mon coin. Mais c’est un texte qui m’avait marquée, et je suis « rentrée dans le militantisme » pas longtemps après. Ça m’a permis d’entrer avec une posture qui n’aurait pas été la même que si je ne l’avais pas lu avant, avec une attitude plus pragmatique. Même dans des milieux militants très classiques comme le syndicalisme, ça permet d’avoir une position un peu différente. C’est un livre un peu fondateur.

Pourquoi a-t-on l’impression qu’il y a des résistances spécifiques à la France ? Ce sont des textes qui ont parfois mis jusqu’à vingt ans pour arriver alors qu’ils avaient déjà un certain rayonnement dans le monde anglo-saxon ?

Isabelle Cambourakis : Il y a plusieurs choses. Pour le Barbara Ehrenreich et Deirdre English 7, il a été traduit très rapidement en français au Canada, où il était connu. En France, il a été traduit par un collectif marxiste sous forme de brochure, il circulait plutôt sous forme de fanzine. J’ai trouvé que c’était des textes importants qui ne prennent pas les choses de la même manière que les écrits féministes français. C’est effectivement une autre culture. Non pas qu’il n’y ait pas d’histoire des infirmières en France, ça existe, mais de ce point de vue-là , marxiste et mélangé au féminisme américain, ça n’existait pas vraiment. Je ne comprenais pas pourquoi il n’était pas présent en librairie. Ce qui m’intéresse aussi dans ce projet, c’est d’utiliser un moyen de diffusion complètement mainstream pour diffuser des textes qui, d’habitude, sont plutôt des textes issus des milieux militants. En tout cas, donner la possibilité que ces textes circulent.

Tout ça pour dire que certains textes avaient déjà circulé. Bon, le « Bell Hooks » 8 a mis vingt ans à être traduit. Généralement, c’est le temps qu’il faut. Et encore, on parle des États-Unis où tout n’est pas traduit car la production est énorme. On ne parle pas de l’Allemagne ou de l’Italie où les textes n’ont quasiment jamais été traduits en français. Il y a énormément d’écrits ailleurs dont on n’a pas idée qu’ils existent. On a une vision très franco-française, avec de brusques percées théoriques américaines.

Sinon pourquoi pour Starhawk ? Il y a plusieurs raisons qui sont toutes un peu issues de la même matrice. Une des raisons, c’est que les féministes françaises n’ont pas travaillé sur certaines questions, par exemple, sur la santé. Contrairement à Rina Nissim 9, il n’y a pas eu de gros mouvement self-help en France, c’est presqu’un des seuls endroits. Il y a eu quelques groupes, mais c’est très minoritaire. Je ne suis pas spécialiste, mais ce que j’en comprends, c’est que pour les filles qui ont essayé de faire des groupes autour de ces questions, ça a été vraiment compliqué. Il y a eu une résistance sur ces thématiques, sur tout ce qui est lié à la santé, ça n’a pas fonctionné. Pour plein de raisons. Notamment, en France, il y avait le MLAC 10 dans les années 70, un mouvement mixte où il y avait aussi énormément de médecins d’extrême gauche. Et ce n’est pas la même situation que quand les médecins ne sont pas investis. De ce fait, il n’y a pas eu de critique du corps médical, puisqu’il faisait partie des militants eux-mêmes, même si généralement, les médecins étaient plutôt de droite. Donc cela crée une vraie différence par rapport à d’autres endroits.

De même pour féminisme et technologies, ça a été très peu développé. En France, la théorie s’est plutôt située dans les rapports sociaux de sexe ou dans le travail domestique. Des champs théoriques ont été surinvestis, et sont un peu l’ADN du féminisme français, alors que d’autres ne l’ont pas été du tout. Pourquoi ? Par exemple, féminisme et spiritualité, ou féminisme et écologie : là, il y a une vraie résistance pour des raisons liées au rapport à la laïcité en France, à l’universalisme, l’anticléricalisme, l’athéisme… Et puis, beaucoup de raisons liées à Vichy aussi. On ne parle pas beaucoup de cet argument, mais il y a quand même quelque chose de cet ordre-là , notamment sur la relation à l’écologie. Il y a quelque chose qui coince. Du coup, féminisme et écologie, ça a été assez sous-investi. Ici, on est dans un féminisme très beauvoirien. Quand une figure est aussi centrale – dans les milieux militants en tout cas, ça teinte vraiment les relations au corps.

Et puis, le fait qu’Isabelle Stengers ait fait traduire Starhawk n’est pas un hasard. Qu’elle arrive par une penseuse belge et pas française montre que ces liens étaient possibles à travers la pensée de Stengers. En France, il n’y avait pas l’équivalent de quelqu’un qui aurait pu aller chercher dans ces textes en se disant que c’était intéressant. En France, peu de chercheuses travaillent sur ces types de féminismes et d’histoires.

Il n’y aurait pas eu en France de figure capable de se porter garante et d’assurer cette transmission ?

Isabelle Cambourakis : En tout cas, il n’y a pas de personne qui ait fait caution. Émilie Hache 11 philosophe à Nanterre, travaille à faire découvrir des textes déconsidérés, des textes écoféministes. Elle va permettre qu’ils soient diffusés. Sans caution intellectuelle, un texte comme celui de Starhawk, c’est plus compliqué en Europe. C’est quand même très étranger à nos modes de pensées, de militantismes, c’est très californien. Après, quand les gens le lisent, ça leur parle tout de suite, mais la barrière se situe avant.

Dans sa postface « Un autre visage de l’Amérique ? », Stengers elle-même évoque sa surprise à la découverte d’une pensée très pragmatique et utilise des arguments rigoureux pour recontextualiser les termes de magie, et les choix de terminologie de Starhawk.

Isabelle Cambourakis : Oui, c’est-à-dire qu’elle met des gants pour nous le présenter, pour qu’on puisse digérer ce truc. C’est un texte du début des années 80, qui n’a pas « le degré de postmodernité » requis pour passer dans notre monde à nous. Il faut toujours un peu de précaution.

Il y a presque un travail d’acculturation, de traduction…

Isabelle Cambourakis : C’est effectivement un travail de traduction, une lecture personnelle de Starhawk. Il y a tellement de résistance à tout ce qui est New Age, etc. Ce sont des choses à travailler, il s’agit de laisser à distance toutes ces grilles de lecture. Ces textes sont très intéressants aussi pour ça, pour ce qu’ils produisent sur nos systèmes de pensée et de représentation. Ça ne laisse pas des gens à l’extérieur, ça leur parle à différents niveaux. Ils ne sont pas à prendre au pied de la lettre, même si chacun les prend comme il veut. Mais ça a vraiment remis en cause tous mes circuits. Et ça fait du bien, cette espèce de pédagogie du détour. Ça permet de comprendre ailleurs ce que tu n’as pas compris avec les outils adéquats. Ça te sort, notamment en France, de la pensée universaliste, etc. C’est une bouffée d’air par rapport à des mécanismes presque trop vieux.

Il y a un blocage avec cette idée de retour de femme à la nature…

Isabelle Cambourakis : Toute la question est un peu là, dans le rapport à la nature et au corps. La question, c’est : comment reconstruire un rapport à la nature et au corps quand tu les as déconstruits ? Quel type de lien on refait, là où quelque chose a été défait pour des raisons tout à fait valables ?

Sans que ce soit taxé d’archaïsme ?

Isabelle Cambourakis : Sans cette histoire de retour en arrière. Je ne crois pas du tout à l’accusation systématique de retour en arrière. À chaque fois, ce sont des bricolages qui sont postmodernes, pour moi. L’archaïsme, c’est justement ce qui caractérise les visions complètement réactionnaires, traditionnelles, sans retour critique. Mais à partir du moment où tu construis des liens, c’est à chaque fois quelque chose de contemporain : tu n’utilises jamais les mêmes outils pour re-construire.

Mais – et ce que je dis est très influencé par le travail d’Émilie aussi – en gardant à l’esprit ce à quoi on tient, et les formes d’attachement qu’on veut créer, je pense que la réévaluation de la figure de la sorcière fonctionne aussi dans un grand besoin de renommer des formes d’attachement, surtout dans des moments à ce point critiques.

Comment lies-tu ça par rapport à la dimension collective, au besoin de recréer de l’attachement ?

Isabelle Cambourakis : Je pense notamment à des collectifs queer qui se posent la question du type de rapports qu’on peut ré-entretenir avec la nature. Je ne parle pas à leur place, il faut aller voir les collectifs qui existent, mais la question me semble-t-il est : quand des corps ont été dénaturalisés, considérés comme n’étant pas naturels (que ce soient les corps queer, les corps noirs qui ont une autre histoire de rapports à l’exploitation, l’environnement, la nature) ou au contraire fortement naturalisés (comme le corps des femmes), quel type de liens peux-tu entretenir avec la nature après ça ? Je pense que ça va se développer parce qu’il y a un vrai besoin de ce type de réflexion.

Quel est le fil rouge qui conduit tes choix dans les ouvrages sélectionnés ?

Isabelle Cambourakis : En fait, ce ne sont pas des textes très théoriques ou universitaires, même s’il y a des universitaires qui font des préfaces, par exemple. Ce sont des textes très situés, écrits dans un contexte où la personne parle de là où elle est. Je pense que c’est un des fils, hyper situé et un peu pragmatique. C’est le cas de Dorothy Allison, parce que Peau 12, c’est un ensemble de textes qu’elle a écrit sur la sexualité et la littérature, mais résolument ancré dans son expérience. Ce sont souvent des textes au croisement d’une expérience individuelle et collective, qui disent beaucoup d’une époque, mais avec ce point de vue particulier.

Ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, Réflexion autour d’un tabou : l’infanticide est un texte français produit dans les milieux militants et beaucoup plus récent que les autres. C’est le travail d’un collectif de huit femmes. Du coup, la condition-même de la pensée est super intéressante, ce n’est pas simplement le travail isolé d’une universitaire. Ça m’intéresse, des formes d’écrits qui soient un peu différentes, ancrées dans un questionnement qui les porte dans leur vie durant le temps où elles font ce travail. Ça, c’est le fil rouge, le côté ancré.

J’aimerais bien qu’il y ait de la diversité aussi, parce que ma conception du féminisme voudrait intégrer toutes ces paroles qui viennent de milieux différents – si c’est un peu ancré et pas écrit par le haut. Après, je pense que la dimension de ces textes est politique aussi. En tout cas, ce sont des textes qui ne sont pas seulement féministes : ils ont une dimension de critique sociale plus large, de critique du capitalisme, de critique systémique, intersectionnelle.

Ça explique que tu peux tant (ré)éditer des textes parus dans les années 70 que des écrits contemporains ?

Isabelle Cambourakis : Oui. C’est sûr que parce que je travaille beaucoup sur les années 70, il y a pour le moment une surreprésentation de ces textes-là, mais ce n’est pas une règle. On a édité La langue des oiseaux 13, qui est complètement hybride. J’aime bien l’idée de textes qui soient à cheval entre littérature et essai, qui explosent un peu les formes, même si c’est plus compliqué à faire exister en librairie où il faut des niches bien strictes. Mais le livre de Rachel, il est complètement « sorcière » dans sa façon d’aborder des questions de littérature, de les « queeriser ». Ça rentre vraiment dans l’esprit de la collection. La ligne c’est pas tant un format qu’un esprit.

Dans Rêver l’obscur, Starhawk parle de la nécessité de créer de nouvelles visions créatrices pour viser la transformation. Cette forme de livre particulière en est-elle une tentative ?

Isabelle Cambourakis : L’idée, c’est ça. Pour créer des visions, on a besoin d’images, d’imaginaires, de fictions. On est dans une sorte de monoculture de l’image. Les luttes de femmes sur lesquelles on travaille et qu’on montre sur les couvertures n’existent pas dans notre imaginaire. Benedikte Zitouni 14 qui est sociologue à Bruxelles avait fait à Beaubourg une conférence sur les luttes écoféministes. Elle avait commencé par montrer des images et il y en a énormément qui existent. Ensuite, tu peux faire des développements théoriques. Mais de les voir, de voir que ça été incarné, ça les ancre. La théorie, souvent, n’est pas assez lestée par des corps, des actions.

C’est toujours ce cadre rationaliste qui fait qu’on essaie de mettre à distance, de désincarner ?

Isabelle Cambourakis : De le ramener à quelque chose qui est pure théorie. Donc l’idée est un peu de réincarner et de le faire dialoguer. Pour Sorcières, sages-femmes et infirmières, j’avais demandé la postface à Anna Colin qui était la curatrice des expositions sur la figure de la sorcière à Montreuil et à Quimper 15. Et ça aussi, ça m’intéressait, de le faire croiser avec les milieux de l’art. Qu’il n’y ait pas qu’une approche universitaire, même si souvent c’est plus facile car ils travaillent déjà dessus.

Quel décalage peut exister entre le public qui a reçu le texte de Starhawk dans les années 80 et celui qui le découvre aujourd’hui ? De quelle manière le texte peut-il être encore opérant, sachant qu’il s’inscrit dans un contexte de réception complètement différent ?

Isabelle Cambourakis : Je pense que quand il a été publié dans les années 80 aux USA, déjà, c’était pas du tout la même réception que maintenant. Il s’inscrivait dans un mouvement de l’époque, un contexte où ça avait du sens. Après, je ne sais pas quelle réception ça a eu. Starhawk est devenue très rapidement une des figures du mouvement écoféministe, mais ça a dû être pris comme faisant partie de quelque chose, ça mettait en mots des expériences de luttes, notamment écoféministes de cette période.

Ça s’est institutionnalisé au moment où les luttes se mettent en pause ?

Isabelle Cambourakis : C’est ce que dit Émilie Hache, et je suis d’accord. Au début des années 80 – ça commençait un peu avant même – il y a eu un moment transnational de luttes anti-militaristes, anti-nucléaires. Ça a été un moment historique particulier, avec des luttes en Allemagne, en Italie, qui s’inscrivaient beaucoup dans une ligne de guerre froide, aussi. Les Américains mettaient des missiles pershing en Europe en direction de la Russie, et ça s’inscrit quand même dans cette histoire-là.

Il y a eu un moment très tendu au niveau international avec l’arrivée de Reagan, Thatcher… C’est le début des années 80, où on va vers une super libéralisation, une militarisation du monde, dans un moment encore conflictuel. Après, la conflictualité redescend avec la fin du mur de Berlin, la glasnost, donc c’est un moment historique particulier qui fait qu’il y a énormément de luttes, et elles profitent encore de toutes les réflexions et de tout ce qui s’est passé dans les années 70. Il y a encore tout un tas d’utopies, c’est le cas aux USA notamment.

Après, il y a eu beaucoup de textes écoféministes dans l’académie. Il y a eu deux tendances. L’une s’incarne dans un mouvement d’institutionnalisation par l’ONU qui a utilisé l’écoféminisme comme mode de gestion des populations du Tiers Monde, disant que les femmes devaient être au cœur de tous ces programmes, actrices du développement, et l’ONU a institutionnalisé une partie de l’écoféminisme. L’autre se trouve dans le champ académique. Beaucoup de textes ont été produits. Il y a eu une institutionnalisation dans le champ académique qui va de pair avec celle du féminisme en général, qui se situe plutôt à la fin des années 80, avec de grosses discussions théoriques. « Est-ce que c’est essentialiste ? » Des tonnes de textes ont été produit autour de cette question. Ça, c’était plutôt dans les années 90.

On connaissait très peu l’écoféminisme en France, le concept a été perçu d’une façon qui a beaucoup centré le questionnement autour de l’éthique environnementale, une tendance revenue par le chemin théorique universitaire académique, puis d’autres, parallèlement. Mais je pense que c’est vraiment le travail de Benedikte, Émilie qui a fait exister les luttes.

La réception arrive donc à un moment où il n’y a pas du tout de base de réflexion, on ne sait pas à quoi ça renvoie. C’est la différence aussi entre la réédition qu’on a faite de Starhawk et celle qu’a faite Isabelle, elle l’avait vraiment tournée sur ce moment contextuel que représentait la période altermondialiste, et elle a fait tout ce travail théorique pour nous rendre digeste la proposition de Starhawk. L’idée, avec Émilie, c’était plutôt de resituer Starhawk à l’intérieur d’un ensemble d’actrices plus large, c’est vraiment la différence. C’est  dire qu’elle est une des voix d’un mouvement super intéressant.

Ça m’intéresse, cette idée de resituer des individus à l’intérieur des collectifs qui les portent. Par contre, ça arrive avec une proposition un peu pédagogique, on montre tout ce qu’il y a derrière, ce n’est pas isolé. C’est né dans un contexte  porté par des imaginaires, d’où aussi l’accroche à la science-fiction, le rapport fiction/ militantisme/théorie. Le fait de montrer que ces choses ne sont jamais complètement cloisonnées et restent pertinentes dans un autre contexte.

Ce qui est intéressant, c’est que ça parle à plein de milieux différents, ça ne touche pas que des féministes. Des gens qui sont sur une recherche spirituelle, d’autres pas du tout, des plasticiens. Il y a tellement d’imaginaires à l’intérieur, d’histoires, de visions… Je pense que ça touche plus d’espaces que ça en a pu être le cas à un moment donné. Le côté graphique des livres aussi peut permettre l’accès à d’autres milieux, et pas seulement à des gens qui lisent des essais. Je sais qu’il y a des collectifs de filles qui font des cercles de femmes et qui vont aussi acheter les livres de Starhawk : il peut donc vraiment être pris de différentes façons.

Notes:

  1.  Écrivaine et militante basée à San Fransisco, Starhawk est une figure importante de l’écoféminisme américain dont l’action passe par une réévaluation du corps afin d’expérimenter de nouvelles formes d’actions et de pouvoir. Les néo-païennes féministes furent très impliquées dans les mobilisations anti-nucléaires et anti-militaristes des années 70 puis altermondialistes ensuite auxquelles elles prennent part à travers des actions non violentes. Émilie Hache écrit dans la préface de Rêver l’obscur : « Le premier acte de magie de ces écoféministes néo-païennes fut de créer, au sein de ces mobilisations, des espaces – des cercles – dans lesquels puisse se dire publiquement cette peur. Le fait même de la faire exister collectivement transforme cette émotion personnelle, “incapacitante”, en un problème politique, (…) en une source possible d’émancipation collective ».
  2. https://www.youtube.com/watch?v=fBGSJ3sbivI&index=49&list=LLHK3J8QwfX1ny0uSoWXJp7Q 
  3.  voir l’entretien avec Xavière Gauthier.
  4.  Dans Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Silvia Federici propose une relecture de l’histoire des femmes (et donc des sorcières) à ce moment singulier de l’Histoire qui voit la transition entre féodalisme et capitalisme
  5.  Isabelle Stengers est une philosophe belge, auteure de nombreux ouvrages dont  La sorcellerie capitaliste  co-écrit avec Philippe Pignarre avec qui elle a créé la maison d’édition Les Empêcheurs de penser en rond. Elle enseigne la philosophie des sciences à l’ULB.
  6. Propos issus de Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique  de Starhawk qui a été (ré)édité en français dans la collection « Sorcières » en 2015 (après une version originale parue aux États-Unis en 1982, ensuite traduite en français en 2003 par les éditions Les empêcheurs de penser en rond).  
  7.  Ehrenreich Barbara et English Deirdre, Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoirE des femmes soignantes, Cambourakis, coll.: « Sorcières », 2015.
  8.  Hooks Bell, Ne suis-je pas une femme ?, Cambourakis, coll.: « Sorcières », 2015.
  9.  Engagée depuis les années 70 à Genève en faveur des luttes pour l’avortement et la contraception, Rina Nissim est une figure emblématique du mouvement self-help, pour la promotion de l’autosanté des femmes. Elle crée en 1978 avec un groupe féministe « le Dispensaire des femmes » dont le fonctionnement innove, instaurant notamment des tâches tournantes au sein de l’équipe. Ces pratiques se fondent sur une critique de l’approche patriarcale de la médecine moderne, et visent la réappropriation par les femmes de leur propre corps. .Voir également l’entretien avec Catherine Marsktein p.42.
  10.  Mouvement mixte pour la liberté de l’avortement et de la contraception créé en 1973 dans le but de légaliser l’IVG en France impliquant notamment des médecins et avocat.e.s.
  11.  Émilie Hache est une philosophe française, maîtresse de conférences à l’Université de Nanterre qui travaille sur l’articulation entre féminisme, écologie et science-fiction. Elle a notamment rédigé la préface de l’ouvrage de Starhawk Rêver l’obscur, paru aux éditions Cambourakis en 2015.
  12.  Allison Dorothy, Peau. A propos de sexe, de classe et de littérature,
    coll.: « Sorcières », Cambourakis, 2015.
  13.   Il s’agit de « La Langue des oiseaux, QuelLE amoureuxSE êtes-vous ? » de Rachel Easterman-Ulmann
  14.  Sociologue urbaine, elle enseigne la sociologie à l’Université Saint-Louis à Bruxelles ; elle est notamment membre du GECo (Groupe d’études Constructivistes).
  15.  L’exposition « Plus ou moins sorcières » à la Maison populaire de Montreuil qui eut lieu de janvier à décembre 2012 ainsi que « L’heure des sorcières » qui s’étendait du 1er février au 18 mai 2014 au Quartier, Centre d’art contemporain de Quimper.

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