Sortir de l’ombre

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Cinq ans à mêler sa parole à d’autres, à chercher des formes nouvelles. Donner voix et corps aux femmes à travers un projet de revue littéraire non-mixte: de 1976 à 1981, Sorcières a fait se rencontrer de nombreuses plumes avec ce désir : voir apparaître des féminins qui attendaient encore de s’écrire.

Dans le RER, les silhouettes industrielles laissent progressivement place aux derniers bastions de verdure. Xavière Gauthier – écrivaine et fondatrice de la revue – m’a invitée à la rejoindre chez elle, en banlieue parisienne, où elle m’accueille d’un café glacé et de gingembre confit. Dans son salon, un masque de sorcière ramené de voyage me fait face, leitmotiv de ce périple qui m’amène aujourd’hui à questionner cette aventure de femmes.

Pourquoi avoir nommé la revue “Sorcières” ? Vous évoquez, dans le premier numéro, l’influence de Michelet 1 mais faites aussi le choix d’utiliser le pluriel.

Xavière Gauthier : C’est Marguerite Duras qui m’a donné envie d’appeler cette revue « Sorcières ». Elle m’a dit : « Tu sais ce qu’il dit Michelet des sorcières ? » – c’est un historien, mais il en fait une interprétation qui est très subjective. Elle aussi, elle avait son interprétation : la figure de la femme injustement martyrisée, parce qu’elle avait un pouvoir, une force. L’idée de « Sorcières », c’est que les femmes ont une force mais qui a été complètement réprimée dans l’Histoire. Et c’est un peu la jonction entre mes deux marraines : Marguerite Duras et Leonor Fini 2. C’est différent de la sorcière solitaire telle que Michelet la décrit, même en dehors du village, elle est seule. Alors que l’idée de Sorcières, c’est que les femmes peuvent être ensemble pour révolutionner quelque chose. Il y avait quand même l’idée de révolution à l’époque, de révolution par les femmes.

Et de retrouver leur puissance ?

Xavière Gauthier : Oui et c’est pour ça que j’ai remis « Les femmes vivent » en sous-titre. Bon, 1975, c’était l’époque des mouvements de femmes. On a beaucoup parlé du MLF mais je trouve que ça n’a pas beaucoup de sens parce que c’était des mouvements de femmes. Je craignais beaucoup un féminisme revanchard, où la seule chose que les femmes demandent soit l’identité avec les hommes. Ça me paraît une mauvaise direction. Certes, il faut bien une égalité au départ, mais les forces spécifiques des femmes, on avait l’impression que ça n’existait pas. Je voulais montrer qu’elles en avaient et qu’elles étaient des créatrices. L’Encyclopédie des créatrices parue aux Éditions des femmes, c’est ça aussi : montrer qu’elles ont fait la civilisation. Elles peuvent écrire, peindre, dessiner, filmer, elles créent. C’était pris dans une sorte d’euphorie de la création des femmes. C’est ça ,le départ de Sorcières.

D’où cette “écriture des femmes” ou “écriture féminine” qui constituait une des singularités de Sorcières ?

Xavière Gauthier : J’aimerais mieux le mettre au pluriel, comme les sorcières : les écritures de femmeS.

L’idée de départ, c’est que si on veut créer quelque chose de nouveau, il ne faut pas renier le féminin en nous. Alors, ça va être vraiment créateur et vraiment nouveau si on ne se conforme pas au modèle masculin. Ça a donné des choses un peu dans tous les sens, c’est pour ça qu’on voit bien qu’il n’y a pas une seule écriture.
Le fait que cette revue soit entièrement écrite par des femmes, on nous l’a reproché : pourquoi n’est-ce pas ouvert aux hommes ? Mais justement pour ça : si on entend que des voix de femmes, on voit qu’elles sont différentes, certaines sont des murmures, certaines des hurlements, il y a tous les niveaux possibles et ça compose un chœur de femmes, si on peut dire, parce que ce sont des voix féminines qui se font entendre les unes par rapport aux autres, et non pas par rapport aux hommes. J’aime bien les chœurs mixtes, aussi à d’autres moments, mais là, je me suis dit qu’on entendrait mieux si c’était dédié aux femmes au départ.

Vous vous refusez à définir les écritures de femmes, c’est pour ne pas les enfermer ?

Xavière Gauthier : L’idée, c’est que ça va jaillir et on verra dans deux cents ans. J’exagère, mais je veux dire que c’est vrai, il y a de grands auteurs femmes et de grandes autrices, mais elles sont tout à fait minoritaires. Ce sont quand même des voix d’hommes qu’on a entendues depuis le début des temps, et si les femmes ne se retiennent pas de faire entendre ce qu’elles ont de particulier, on va petit à petit voir apparaître autre chose. Mais non, pas quelque chose de défini et qu’on saurait déjà à l’avance. C’est plutôt un pari sur l’avenir.

Ce serait donc des écritures du corps : est-ce une écriture qu’on pratique dès lors qu’on est une femme ?

Xavière Gauthier : C’est d’ailleurs un des reproches qu’on nous a adressé parce qu’on a déchaîné beaucoup d’enthousiasme mais aussi de critiques, forcément. On a dit que c’était une écriture qui se vautrait dans le corps et qu’il n’y avait plus que le corps chez les femmes. Entre ne pas censurer le corps et s’y vautrer, il y a tous les possibles et c’était ça qu’on essayait de faire apparaître. Que le corps soit là, mais qu’on ne s’en contente pas.

Par exemple, si on regarde les thèmes de la revue Sorcières, il y en a qui sont spécifiquement féminins, comme la grossesse dans « Enceintes, porter, accoucher ». « Théorie », c’est supposé être plus du côté masculin, comme « La mort »… Donc l’idée, c’était de ne pas se laisser enfermer dans les thèmes féminins. Prenons le premier thème, « Nourritures ». Les hommes aussi se nourrissent et nourrissent les autres éventuellement, mais l’idée, c’était qu’ils ne le font peut-être pas de la même façon que les femmes.

En lisant Sorcières, on est frappés de voir à quel point la revue ressemble à un livre.

Xavière Gauthier : Ce n’est pas un journal. D’ailleurs, ça a été conçu en maison d’édition à chaque fois. Je n’ai pas pensé m’adresser à la presse, même si c’était périodique. C’était quand même le côté création littéraire qui m’intéressait. On a beaucoup publié de romancières ou poétesses qui écrivent de la littérature, mais aussi beaucoup de philosophes, ethnologues, historiennes. C’était un peu ambitieux. À la fois la création littéraire et la réflexion, toutes les sciences humaines. Et bien sûr, pas seulement l’écriture, mais la création artistique. Le champ était vaste. Dans un journal, ça n’aurait pas été possible, je crois. La revue abritée par une maison d’édition, c’était davantage pensable.

De la même manière que vous vouliez explorer un langage nouveau, c’était une tentative de forme nouvelle ?

Xavière Gauthier : Tout à fait. On voulait être présentes partout ! On s’est bagarrées avec les chefs de fabrication des maisons d’édition parce que c’était eux qui voulaient tout diriger. J’ai appris complètement sur le tas, j’ignorais complètement comment on faisait une maquette, une mise en page… on a tout appris grâce à une maquettiste qui est venue avec nous. On faisait nous-mêmes toute la maquette, on allait à l’imprimerie pour les passages de couleurs. La couleur, c’était vraiment quelque chose d’extraordinaire ! L’idée, c’était de faire un objet qui nous ressemble de bout en bout. De faire quelque chose de beau aussi, et ça, c’est plus difficile dans un journal.

Dans le numéro « Écritures », on explique comment on fait la revue de bout en bout, même si on était publiées par un éditeur. La diffusion, c’était la maison d’édition qui la prenait en charge bien sûr, même s’il y avait les diffusions militantes lors des fêtes de femmes, des festivals… Bon, la structure financière était masculine, mais sinon, la revue pensée et construite, c’était d’un bout à l’autre, et c’était très agréable.

Comment se passe le processus de décision quand on est dans un projet collectif  ? Tout le monde a-t-il le même poids lorsque certaines arrivent tandis que d’autres sont là depuis le début ?

Xavière Gauthier : Évidemment, j’avais un poids différent puisque que j’avais créé la revue et que j’étais là tout le temps. Sauf pour les derniers numéros, je n’étais plus là, j’avais passé le relais aux copines. Ça s’est fait sans heurt, simplement parce que je n’en pouvais plus, c’était un travail de dingue.

Mais ce n’était pas hiérarchique au sens traditionnel. Je n’avais même pas le titre de rédactrice en chef. Je l’étais de fait, mais on ne voulait pas employer ce langage : pas de cheffe. Ça voulait dire que certaines discussions pouvaient être infinies et duraient des nuits, quelquefois. C’est pour ça que j’étais épuisée. On avait des points de vue différents, bien sûr. La condition quand même, quand on participait à Sorcières, c’est qu’on avait cette idée que les forces des femmes étaient spécifiques et que ça avait un sens de créer entre femmes. Entre femmes, mais sans rester entre femmes vu que c’était une revue publique, et que les hommes pouvaient la lire après. Ce n’était pas un enfermement, mais une volonté de créer ensemble.

Donc il y avait ce préalable et à partir de là, il y avait des discussions. Il y a des tas de points sur lesquels on n’était pas d’accord, et les discussions s’ensuivaient jusqu’à ce qu’on soit, disons, à peu près d’accord. C’était quand même très démocratique : il y avait des points de désaccord mais on était quand même sur un accord global pour la parution d’un numéro. D’autant plus que très vite, j’ai proposé aux femmes qui venaient : « Est-ce que tu veux être responsable d’un numéro ? ». Elles pouvaient apporter un thème sur lequel elles avaient particulièrement réfléchi ou déjà travaillé. Et donc, c’était telle femme ou une, ou deux, qui étaient en charge d’un numéro. Même si moi, j’étais responsable de l’ensemble d’un bout à l’autre. Jusqu’à ce que je parte, il y avait des responsabilités fortement partagées, selon le thème.

Comment arrivait-on à Sorcières ? Des femmes poussaient-elles la porte des permanences ?

Xavière Gauthier : Tout à fait ! Il y avait des permanences tous les jeudis après-midi. Il n’y avait pas internet à l’époque, ça fonctionnait au bouche à oreille. Dès que le premier numéro est paru, il y avait toutes les personnes qui l’avaient lu, il y a eu des articles dans la presse qui en ont parlé. On voyait apparaître plein de femmes qu’on ne connaissait absolument pas et qui avaient découvert la revue et venaient en parler. Sans compter toutes celles qui envoyaient des textes, éventuellement de loin, et qui étaient totalement inconnues.

Par ailleurs, il y avait celles qu’on connaissait déjà et à qui on demandait des textes, tout était possible. Il est vrai que dans le premier numéro, il y a eu des textes de Marguerite Duras, le dessin de Leonor Fini, des textes de Julia Kristeva 3, Annie Leclerc 4… Donc j’étais en contact, déjà, par le fait que j’étais écrivaine, avec d’autres autrices dans tous les domaines, littérature ou réflexion. Donc c’est vrai que ça s’est fait plus par demande, les femmes ne pouvaient pas venir par hasard, ou très peu.

Parce qu’entre le numéro 1 et 2, un nombre très important de collaboratrices ont rejoint le projet ?

Xavière Gauthier : Oui, il y avait énormément de spontanéité. Et beaucoup de femmes qui nous on dit : « Jamais je n’ai été publiée, jamais je n’ai osé donner mes textes à lire ». Ça, c’était très émouvant. Elles se sentaient encouragées. Une écrivaine très connue maintenant comme Nancy Huston 5 m’a dit : « C’est parce qu’à Sorcières, j’ai été accueillie de telle façon que j’ai osé ». Au départ, elle s’était proposée pour des critiques de livres. Et ce qu’elle écrivait depuis longtemps, elle a osé le sortir et le proposer pour une publication. C’était comme si le fait de publier, d’être une femme publique ‘était encore lié au fait d’être une femme de mauvaise vie, une putain. Alors que là, on rendait leurs écrits publics mais par l’intermédiaire d’un groupe de femmes un peu sages-femmes (pour utiliser la métaphore de la naissance) elles-mêmes mères de leurs textes et protégées par un regard féminin assez bienveillant, mais pas béat non plus. Parce qu’il y a beaucoup de textes qu’on a refusés, forcément. Mais Nancy l’explique bien : ça a lui a permis de devenir l’écrivaine, non pas celle qui écrit, mais celle qui publie.

Justement, comment cohabitent des professionnelles de l’écriture avec des « anonymes » ? Est-ce qu’elles se côtoyaient ou était-ce des textes qu’on envoyait ?

Xavière Gauthier : Tout est variable : certaines n’ont fait qu’envoyer leurs textes et ne sont jamais venues. D’autres ont participé et sont venues souvent. Je me souviens que pour Annie Leclerc, on était allées chez elle. Nancy Huston est venue très souvent, elle a pris en charge un numéro ou deux. Leïla Sebbar 6, elle, n’était pas connue à l’époque – c’est une écrivaine formidable – elle a beaucoup participé, elle venait aux réunions.

Il y a eu deux expositions Sorcières (dessins, peintures, photos). Et là, c’est vrai que ça été des moments où des gens se sont retrouvés. On a été chez trois éditeurs différents et aux éditions Stock, on m’a dit : « Voilà votre bureau », alors j’ai dit : « Ah non, parce que nous, on se retrouve parfois à quinze, vingt  ! », je ne me rendais pas compte de ce qu’était une maison d’édition ; ce n’était pas fait pour ça. J’ai visité la maison. Les éditions Stock étaient logées, à l’époque, dans l’ancien Théâtre de Molière. Je suis arrivée au sous-sol et j’ai dit : « Mais voilà ! ». Il y a toute la place. J’ai demandé une sorte de cloison mobile et on était les Sorcières au sous-sol. Du coup, on pouvait se retrouver à cinquante, c’était vraiment formidable. On avait une liberté par rapport au reste de la maison. Et j’ai dit un jour : « Mais dans cette surface énorme, on pourrait faire une exposition ! ». Alors je ne sais pas comment ils ont accepté d’enlever tous leurs paquets de livres et de faire ce qu’il fallait pour faire une exposition. C’était fabuleux. Il y a eu une foule extraordinaire, des journalistes. Et là, ont pu se croiser Marguerite Duras, Viviane Forrester 7, des personnes connues et nous toutes. Malheureusement, à l’époque, on ne savait pas encore bien faire notre pub, prendre des photos. Donc il y a peu de traces.

C’était l’occasion de rencontrer votre lectorat ?

Xavière Gauthier : Oui, voilà ! Et de toute façon, le lectorat pouvait venir. En principe, c’était réservé aux femmes, mais c’est vrai que des hommes sont venus quelquefois, ne serait-ce que pour accompagner leur copine. Mais je me souviens d’hommes qui sont venus nous demander de l’aide : des objecteurs de conscience. Il n’y avait pas de statut et ils risquaient de se retrouver en prison s’ils refusaient de faire leur service militaire. Et c’était vraiment une de nos positions, donc ils sont venus et on leur a fait un petit article. Ça pouvait se croiser avec certaines revendications d’hommes qui refusaient le machisme.

Revenons à la question des écritures des femmes, très prégnante dans les années 70: celle-ci semble s’être focalisée aujourd’hui sur la féminisation du langage. Pensez-vous que les femmes écrivaines aient acquis davantage de légitimité ou cela témoigne-t-il d’une moindre vitalité des mouvements féministes ?

Xavière Gauthier : C’est une question très difficile. Il y a quand même des mouvements féministes, il y a des associations… Mais c’est vrai que ce n’est plus la période qu’on a connue dans les années 70/80. D’autre part, il y a beaucoup plus d’écrivaines, et certaines femmes qui écrivent ne renient pas du tout le fait que, si elles étaient des hommes, elle n’écriraient pas de la même façon. Marie NDiaye,Valentine Goby, Carole Martinez, Annie Ernaux – il y en a beaucoup d’autres –, ce sont des femmes qui ne se renient pas en tant que femmes.

Et je pense qu’il y a quand même un nombre plus important de femmes qui, sans vouloir être enfermées dans une écriture de femmes, reconnaissent que le féminin en elles parle, et se reconnait dans leurs écrits. Mais là, il y aurait une recherche à mener que je n’ai pas faite. C’est une question qui apparaît peut-être moins, mais je ne crois pas qu’elle ait disparu.

Le besoin de revendiquer être une « femme auteur » serait moins nécessaire ?

Xavière Gauthier : Oui, c’est ça, voilà ! Peut-être que ça peut se faire plus facilement maintenant. Les mouvements de femmes, à cette époque, ont été pour beaucoup non-mixtes et ne le sont plus aujourd’hui. Et je pense, en effet, qu’il a fallu se retrouver entre femmes pour bien se reconnaître et savoir ce qu’on voulait pour ensuite se faire entendre dans le chœur général. Mais je pense que ça a aussi été un temps nécessaire et que peut-être ça l’est moins maintenant. Enfin, ça se discute encore au niveau des groupes de femmes.

Parce qu’aujourd’hui, on parle beaucoup de la féminisation du langage, alors qu’ici on était plutôt sur des questions de style et de forme.

Xavière Gauthier : Tout à fait, c’est vrai. Alors ça, c’est une question qui n’est pas encore résolue, la féminisation du langage. Il y a encore des résistances, mais effectivement, ce n’est pas le même questionnement. Dans Les Parleuses 8, je demande à Marguerite Duras : « Vous vous reconnaissez bien comme femme dans ce que vous écrivez ? » et elle me répond : « Oui, maintenant. Mais au début, non. J’étais contente quand je publiais mes livres et qu’on me disait « C’est bien, c’est comme un homme qui écrit. » Elle disait : « C’est comme ça, la bonne à tout faire qui sort, elle se déguise en bourgeoise ». Et elle, elle s’était déguisée en homme et l’appréciation de ceux-ciétait pour elle une sorte de victoire. Peut-être que maintenant, ce déguisement est moins nécessaire. Et tant mieux, ça veut dire qu’elles peuvent se permettre davantage d’être femmes comme elles l’entendent. Peut-être…

On parlait de cette résurgence de la figure de la sorcière dans la sphère militante et celle de l’art. Pensez-vous que cette figure détienne encore ce même potentiel subversif aujourd’hui ?

Xavière Gauthier : Je pense que ça correspond encore assez bien – comme figure de femme rebelle – à une certaine forme de société et je m’en réjouis. Parce que la sorcière, à l’origine, c’est une femme laide, vieille, méchante qui a tous les défauts ! Et on la brûle, elle finit martyre. Donc j’avais quand même essayé de retourner ça et je pense que c’est ce qui se passe, dans tout ce que vous dites. Ce sont des figures positives. Donc j’ai l’impression qu’on a encore besoin de ce mythe.

Là où je ne suis pas, c’est par exemple certaines américaines qui croient que les femmes ont des pouvoirs magiques comme les sorcières, tout ce mouvement New Age. « Par la force de notre pensée, nous allons empêcher les guerres. » Là, je n’arrive pas à suivre. C’est à dire que pour moi, il n’y a jamais eu la notion de quelque chose de magique. Laisser vivre les puissances qui sont dans le corps, c’est laisser vivre l’inconscient, ne pas censurer, mais il n’y a rien de magique là-dedans. On est quelquefois dans le merveilleux avec l’écrit ou l’image, dans le fantasme ou le fantastique, mais pas magique au sens des « pouvoirs magiques ».

C’est intéressant car dans Rêver l’obscur 9, Starhawk – qui fait partie des écoféministes américaines dont vous parlez – s’explique sur le choix du mot magie et notamment sur le fait qu’elle désigne en réalité des choses très pragmatiques. Qu’il s’agit de recréer de nouvelles fictions, de nouveaux imaginaires, afin de modifier sa conscience.

Xavière Gauthier : Effectivement, peut-être que je comprends mal le mot magie, peut-être que je me bloque sur ce mot, mais il y a tout de même pour moi une limite à ne pas franchir. C’est-à-dire qu’on n’est pas dans un monde sacré, dans un monde religieux. Les histoires de déesse mère par exemple, je crois que c’est même très dangereux, on n’avance pas. Si on sort du monothéisme du dieu père pour aller vers une déesse mère, on n’a pratiquement pas progressé. Mais on abordait beaucoup cette question dans le numéro « La nature assassinée ». Ce numéro (elle calcule) est paru en 1980, c’est l’écoféminisme ! Parce que maintenant, on a l’impression que ça a jailli des américaines mais « La nature assassinée », c’était ça ! Notamment, il y avait l’article de Françoise D’Eaubonne où elle explique que le monde est sans issue si on ne sort pas du capitalisme, de l’exploitation des terres et si on ne restitue pas aux femmes leurs biens, leur corps, leurs propriétés. Elle y affirme qu’on ne peut pas ne pas lier les deux. En 1980 !

Les sorcières américaines en somme, différemment, reprennent quelque chose qui a jailli en France à cette époque-là. Et je pense que cet écoféminisme a été très important dans la revue Sorcières. Dès le départ, avec cette référence aux sorcières, femmes qui connaissent les plantes, cueillent les fleurs qui tuent, sauvent ; il y avait ce rapport à la nature, avec laquelle on a un lien, sans l’écraser. Même dans ses préliminaires, la revue était dans cette vague. Si on redonne aux femmes leur puissance de vie, alors, il faut lier ça aussi au fait que la planète a  perdu cette puissance de vie. Ça se touche.

La sorcière, c’était aussi la femme guérisseuse, médecin du peuple.

Xavière Gauthier : On l’explique très bien dans Sorcières, sages-femmes et infirmières 10. C’est la suite de ça. Le savoir des femmes a été monopolisé, ce savoir sur leur corps et le corps de tous – parce qu’elles soignaient aussi les hommes –, a été monopolisé par l’université masculine, par le pouvoir médical et par l’Église, qui a brûlé les sorcières.
Et aussi, 1975, c’est encore l’époque des grandes luttes de femmes pour la liberté de la contraception et l’avortement. C’est-à-dire la maîtrise de la fécondité. C’était à peine acquis. 1975, c’est la loi Veil qui a ensuite été revotée en 1979. Donc c’était pas encore gagné, il y avait d’immenses manifestations. C’était une grande lutte de femmes, essentielle pour l’histoire de l’humanité. Que les femmes puissent maîtriser leur fécondité, ça n’avait jamais existé. Et les sorcières ont fait partie de celles qui ont essayé de les y aider. Il y avait cette volonté d’aider les femmes à dissocier leur sexualité et leur fertilité et ça, c’est quand même quelque chose de capital. Donc le choix du mot « sorcières » est venu de l’idée que celles-ci ont été persécutées par le pouvoir de l’Église et par le pouvoir médical. Et qu’aujourd’hui encore, les femmes se rebellent contre le pouvoir de l’Église et le pouvoir médical.

Quelles relations la revue entretenait-elle avec les autres publications féministes de l’époque ? Vous en citez, par exemple, beaucoup d’autres dans la revue.

Xavière Gauthier : Il y a eu beaucoup de sororité avec les Cahiers du GRIF 11, réalisés par des femmes belges francophones. On faisait des échanges de sommaires. On avait beaucoup d’interactions avec Histoire d’Elles, certaines femmes étaient dans Sorcières et dans cette revue-là aussi, comme Leïla Sebbar, Nancy Huston, Catherine Leguay, etc.

Par contre, on a été attaquées très violemment par d’autres, avec cet éternel faux débat : on était supposées être essentialistes et elles égalitaristes, ce qui n’a, à mon avis, aucun sens. Le contraire d’égal c’est inégal, et on ne veut pas que les hommes et les femmes soient inégaux, bien sûr. Mais le contraire de différent, c’est indifférent, les hommes et les femmes ne sont pas indifférenciés donc on n’est pas au même endroit. Égal, c’est un signe mathématique. Quand il y a des chiffres, il faut que ce soit égal, les salaires doivent être égaux. Mais pour la vie amoureuse, est-ce qu’on peut dire égal ? Il y a beaucoup de lieux de la vie, du corps, où le signe mathématique ne peut pas jouer.

Je crois que ça a toujours été clair quand on dit que les femmes ont des spécificités et des différences, ça ne veut pas dire que ce sont celles où les hommes les ont enfermées depuis le début des temps. Celles qui les supposent plus douces, plus mièvres et enfermées dans leur utérus.

C’est essayer de partir de ce qui différencie physiologiquement les hommes des femmes : le fait qu’on soit tous nés d’une femme, c’est ça notre différence. Cette différence-là, il ne faut pas la nier, c’était ça l’idée. Mais que veut-on en faire ? Au moment où, dans les manifestations, c’était souvent le refus d’enfant qui se faisait jour, on faisait un numéro sur la grossesse en disant que ce n’est pas forcément l’horreur totale. On peut jouir d’être enceinte, on peut être heureuse d’avoir des enfants sans être dans le schéma de la domination masculine. Donc, pour nous, c’était interroger ces différences. Mais on a du coup été attaquées assez violemment par d’autres féministes.

Elles redoutaient une forme d’essentialisme ?

Xavière Gauthier : Oui, et qu’on ne veuille plus en bouger. Le fait qu’une femme comme Annie Leclerc ait écrit sur son bonheur d’être enceinte, d’accoucher et d’avoir ses règles, quelle horreur ! Mais ce ne sont pas les hommes qui ont décidé, pour nous enfermer, qu’on aurait des cycles, ou la possibilité d’être enceintes. Ce n’est pas ça, le patriarcat. Le patriarcat réside dans les conséquences qu’ils en ont tirées. Puisque vous avez un utérus, vous pondrez chaque année et resterez au foyer. C’est dans cet enfermement décidé à partir des données biologiques.

Vous avez écrit que certaines femmes veulent bien admettre leur différence dans leur corps mais se refusent à l’admettre dans leur tête…

Xavière Gauthier : Souvent j’ai rencontré des écrivaines qui disaient : « Oui, moi je me reconnais complètement comme femme. Mais pas quand j’écris. Quand j’écris, on ne doit pas pouvoir voir la différence ». Comme si, quand on est dans le bureau – acte noble d’écrire –, là ça s’arrête, je n’ai plus de corps. C’est très curieux. Évidemment que quand on va écrire, on ne va pas forcément écrire sur son corps, et que l’écriture ne va pas être une transcription du corps. C’est beaucoup moins simple que cela. Mais d’une façon inconsciente je crois, l’inscription corporelle peut passer, ce n’est pas un mur.

Comment s’est passée la fin de l’aventure Sorcières ?

Xavière Gauthier : Il n’y a pas eu de drame. Bon, ce qui a été un peu un drame, c’est que Stock a décidé de nous mettre à la porte parce que ce n’était plus rentable. Il faut savoir que la revue Sorcières a très bien marché pendant plusieurs années. On vendait à peu près 6000 exemplaires par numéro et j’étais très fière car j’ai su que la Nouvelle Revue française de Gallimard vendait 600 exemplaires. Je me souviens que le PDG de Stock avait dit : « Sorcières, c’est la “nouvelle revue française féminine” ». Donc il nous avait acceptées, nous avait donné ce local, nous avait fait faire les expositions etc. Et nous donnait un minuscule semblant de salaire à Anne Rivière et moi, les deux responsables. Et puis de 6000, on est passées à 3000. Et de 3000, on est passées à 300.

Quand je suis partie, je n’en pouvais plus, j’avais donné tout ce que je pouvais. Je ne me suis pas du tout fâchée, d’ailleurs j’ai donné des textes après, mais je ne pouvais plus assumer. Il fallait passer le relais. Mais avant de m’éloigner, j’ai recherché un éditeur qui a accepté la revue avec le minimum. J’ai négocié pour que la revue continue, et ça a continué quand même avec un collectif de femmes que je connaissais pour la plupart. Ça s’est fait dans la continuité, et ça s’est arrêté, faute de combattantes et de financement.
En 1981, les mouvements de femmes s’étaient complètement essoufflés. Et donc le lectorat aussi, la curiosité n’était plus la même. Il y avait l’idée que c’était fini, que les femmes avaient eu tout ce qu’elles voulaient. Et ce n’est que dans les vingt dernières années où il y a eu une renaissance d’associations de femmes et l’idée qu’il faut toujours se battre. Mais il y a eu toute une période de latence, dûe à cette illusion de l’égalité.
Toutes les revues féministes de l’époque ont disparu de la même façon, plus ou moins vite. Donc ça ne s’est pas du tout fini sur un drame, même s’il y a eu encore une fois des tensions, des disputes, des discussions entre nous, évidemment ! Mais il n’y a jamais eu de clash total.

Avec le recul, y-a-t-il des choses dans Sorcières que vous feriez différemment ?

Xavière Gauthier : Oui, c’est sûr !

Par exemple, il y avait des femmes qui venaient de cultures différentes et qui le faisaient vraiment savoir. Mais peut-être pas suffisamment. Pourquoi est-ce qu’on n’a pas fait d’échanges avec des revues allemandes ou italiennes ? Je vois beaucoup les manques de la revue Sorcières. J’avoue, à ma grande honte, je ne connaissais pas suffisamment ces immenses artistes comme Louise Bourgeois 12. Ou Nicki de Saint Phalle 13 – pourtant on la connaissait –, pourquoi on ne lui a jamais demandé ? Nana Power, c’est exactement Sorcières. C’est pas du tout un pouvoir de femmes pour écraser les hommes, c’était un bonheur éclatant. Ça nous correspondait parfaitement.

Et peut-être aussi, – mais alors là c’est pire, je le confesse, qu’on était dans une période ascendante. Les femmes montent, vivent, c’est merveilleux. Et on était dans l’ignorance des horreurs que subissaient, et subissent encore, les femmes dans le monde, c’est-à-dire ce génocide mondial. On n’entendait pas parler de l’excision, ou pratiquement pas. On devait savoir quand même que des femmes étaient tuées à l’acide, qu’il y avait des crimes d’honneur, des viols massifs. Ce tableau terrifiant, le livre noir de la condition des femmes.

On aurait pu, on aurait dû le savoir davantage. On ne prend pas ça en compte suffisamment. C’est pour ça que je dis quand même qu’on était une utopie, et d’une certaine façon dans une bulle. Pas une petite bulle, parce que ça a quand même été jusqu’au Québec, ça a quand même été diffusé. Mais par rapport à la situation des femmes dans le monde, effectivement, c’était quand même trop merveilleux. Et maintenant, les mouvements de femmes ne peuvent plus ne pas prendre en compte cela.

Notes:

  1. Jules Michelet est un historien du XIXe dont l’oeuvre le mit en conflit avec le pouvoir politique et l’Église 
  2.  Artiste peintre, décoratrice de théâtre et écrivaine.
  3.  Julia Kristeva est une écrivaine et psychanalyste, elle enseigne à l’université de Paris Diderot.
  4.  Annie Leclerc est philosophe et militante féministe.
  5. Nancy Huston est écrivaine franco-canadienne, elle écrit en français et en anglais 
  6.  Née en Algérie, Leïla Sebbar est une romancière vivant en France dont l’oeuvre comprend entre autres des essais, romans, carnets de voyages, nouvelles et critiques littéraires.
  7.  Viviane Forrester est une femme de lettres française, auteure d’essais, de romans et de biographies.  Elle a été entre autres critique littéraire au journal Le Monde
  8.  Les Parleuses est un livre d’entretiens « bruts » entre Marguerite Duras et Xavière Gauthier paru aux éditions de Minuit en 1974.
  9.  Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Éditions Cambourakis, coll. : « Sorcières », 2015.
  10.  Ehrenreich B. et English D., Sorcières, sages-femmes et infirmières. Une histoirE des femmes soignantes, Éditions Cambourakis, coll.: « Sorcières », 2015.
  11.  Périodique féministe francophone fondé en 1973 par Françoise Collin au sein du Groupe de recherche et d’information féministe à Bruxelles.
  12.  Louise Bourgeois est une sculptrice et plasticienne française dont le travail explore des thématiques tels que le corps, la famille et l’univers domestique.
  13. Nicky de Saint Phalle est une artiste plasticienne, peintre et réalisatrice dont l’oeuvre prend la femme et le féminin pour thèmes centraux. Elle est célèbre entre autres pour ses « Nanas », sculptures en polyester de couleurs vives représentant des silhouettes féminines aux formes plantureuses [voir C4 N°225 : Qui est dans le viseur de Niki de Saint Phalle ? http://bit.ly/2dbOrEz] 

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Sommaire n°229 Automne 2016