Maraude en zones interdites

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Au départ, il a ce sentiment qu’un truc essaime de toutes parts, des réactivations pêle-mêle de sorcières qui surgissent. Une rumeur gronde mais on peine encore à en saisir le sens, la portée. Ça intrigue. Alors on prend une décision : ce prochain numéro sera dédié à ça. S’improviser exploratrices (de l’obscur) et défricher à coups de machette cette jungle de paroles néopaïennes. Se frayer un chemin à tâtons, histoire d’établir une cartographie temporaire. On essaie, on se perd, puis on finit par ramener ce dossier, avec le matériel découvert.

Il ne s’agit que d’une infime partie d’un continent immense et méconnu, au sujet duquel on avait cette seule intuition : là se trouvent des sorcières. À Liège, Bruxelles, Paris, Athis-Mons, Genève, Montréal, San Francisco, on découvre des zones où prolifèrent de la pensée et des pratiques qui ont été déclassées, aseptisées, flanquées d’enclos pour mieux les neutraliser. Ce territoire nouveau apparaît puissant, quand les cartes tracées par les savoirs rationnels et constitués les situeraient au mieux en périphérie; quelque part entre la friche et la terra incognita, mais résolument estampillé « illégitime ».

Le plan se précise : il s’agit donc aussi de déconstruire cette cartographie mentale qui ne marche plus, parce qu’elle nous enferme.

La sorcière – malmenée par les soubresauts de l’Histoire, les caprices de l’ Église et de la science moderne – cette figure iconoclaste à l’ombre bossue, assène un coup de botte bien senti au rationalisme ambiant. Elle nous autorise tout ou presque : repenser nos rapports au corps et à la nature, défaire les dualismes poussiéreux entre hommes/femmes, corps/esprit, experts/savoirs populaires – le tout en pointant d’un doigt crochu notre incapacité à saisir les choses dans leur globalité.

Elle permet d’un même élan ces entrechats extravagants, interrogeant ce que ces différentes incarnations modernes ont à apporter au travail d’émancipation et de pensée en collectif.
Alors, on retrouve de la puissance et on commence à voir la magie partout.

Chez la médecin qui se bat contre le pouvoir médical, pour la réappropriation du corps des femmes et la réhabilition des formes de savoirs populaires (page 42), ou dans les laboratoires mobiles de la gynécologie punk (page 48). Chez la militante qui cherche de nouvelles manières d’incarner et vivre les luttes, interrogeant à travers ses pratiques d’édition l’univers référentiel et intellectuel français (page 50). On la retrouve plus loin, chez la libraire qui s’empare des livres pour vivre avec plus d’intensité (page 59), sans oublier toutefois la sanglante répression orchestrée par la religion chrétienne (page 35). En cas de misères gynécologiques, on n’hésitera même plus à puiser dans les recettes de bon sens du grimoire self-help (page 40), avant de plonger dans le travail d’artistes qui explosent les formes (page 58) et les étiquettes (page 66). Puis, évidemment, elle s’incarne dans tous ces récits qui imaginent comment le monde pourrait être autrement (page 63).

De tout ça, on a fait un dossier. Il y est question d’empowerment dans sa dimension collective – parce que la version manipulée par les managers du comportement pour vous culpabiliser et vous rendre seul.e.s responsables de tout ce qui vous arrive, ça, si c’est de la magie, elle est noire. En fait, ça parle surtout de l’importance de recréer du lien et des formes d’attachement.

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Soyons clair.e.s : prendre la sorcière pour point de départ suppose une certaine défiance envers le langage neurasthénique de la mise à distance, affûtant un outillage lexical propre : celui de la magie, de la sorcellerie et de l’envoûtement dont les temples académiques raffolent moyennement.

À l’écoféministe Starhawk, on emprunte cette idée que le langage distribue le pouvoir et structure nos imaginaires, nos pensées, nos actions, pour aboutir à cet acte magique de nommer une chose. Ce geste confère un pouvoir d’agir considérable car les mots portent l’empreinte de nos schèmes de pensées – et rien ne pourra changer si la forme et le langage ne changent pas aussi. Les mots porteurs de transformation seraient donc forcément dérangeants. C’est pour ça que Xavière Gauthier, avec d’autres, a tenté de composer des « écritures féminines » (page 27), cherchant de nouvelles voies qui tiendraient enfin compte de ce corps qui permet de les penser.

Évidemment, on ne saurait terminer sans évoquer le travail d’Isabelle Stengers qui a joué, dans le monde francophone, un rôle décisif pour faire sortir la figure de la sorcière des oubliettes où elle avait été placée. La lecture, en amont de la réalisation de ce dossier, de « La sorcellerie capitaliste » (co-écrit avec Philippe Pignarre), nous aura permis de lester les pages qui suivent d’un enjeu stratégique. On y a compris que la seule dénonciation ne peut suffire et qu’arrive ce moment où nous avons besoin de créer de nouveaux récits, de nouvelles visions susceptibles d’ouvrir des possibles. Il y a urgence, nous le sentons.

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Ce chemin Sorcières, c’est avant tout des pistes lancées vers de plus grandes randonnées, jalonnées de femmes passionnantes, souvent portées ou portant des collectifs bien plus vastes. Autant de manières d’interpréter et d’incarner cette figure mythique – de la déesse au cyborg, en passant par la guérisseuse.

Une pensée magique sera d’ailleurs adressée à Caroline Goldblum pour son aide précieuse ainsi qu’à Émilie pour ses idées sorcières. Et puis surtout à Nat qui, après une aventure sorcière ayant pris des chemins de traverse, a esquissé de nouvelles pistes claires-obscures. Une mystérieuse toile faite de sororités de toutes sortes qui, lentement, se tisse.

En espérant que ce numéro perfore ici et là des représentations trop lisses,

débride les imaginaires, – et, surtout,

surtout, en espérant que vous vous laisserez défaire…

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Sommaire n°229 Automne 2016