Depuis le 1er septembre, les bénéficiaires de l’aide sociale sont soumis à un nouveau régime de travail obligatoire, avec la mise en place d’un « service communautaire » comme « outil d’activation sociale ». Le gouvernement réalise ainsi une vieille lubie patronale : utiliser les personnes les plus fragilisées de notre société comme main d’oeuvre corvéable et gratuite. Un pas supplémentaire franchi dans le démantèlement du contrat de travail classique, déjà entamé par les statuts de type « Article 60 ».
Le programme porte le nom flatteur de projet individualisé d’intégration sociale (PPIS pour les intimes). Il est obligatoire pour tous les nouveaux ayants droit à l’aide sociale et constitue un nouveau moyen de pression sur les bénéficiaires du revenu d’intégration (RIS) 1. Le « dernier filet de notre système social » se voit ainsi encore un peu plus conditionnalisé à l’acceptation d’une forme de servage moderne, banalisant au passage l’absence d’emplois. D’emplois mais pas de travail. Car les communes, principales bénéficiaires de cette mesure, pourront ainsi réaliser de substantielles économies de personnel, des usagers du CPAS se chargeant bénévolement de boulot.
Pour le MR, l’aide sociale n’est pas un droit universel (et encore moins inconditionnel), elle est « liée à la solidarité » et dès lors (on cherchera en vain à quelle logique renvoie cette locution), « à la disponibilité du bénéficiaire du revenu de l’intégration au marché de l’emploi. Il faut leur donner la capacité de retrouver leur dignité, un rythme social, en brisant leur image d’assistés », dixit Willy Borsus, ministre (MR) de l’Intégration sociale, qui commisère davantage au sort de la tarte au riz verviétoise qu’à la détresse des allocataires sociaux 2. Une image d’assistés qui est largement construite dans l’esprit du public par les mandataires libéraux et les médias dominants. On se demande aussi à quoi correspond au juste un « rythme social » dans une société qui a organisé le chômage de masse.
Le filon « Article 60 »
La destruction des emplois classiques (CDI) a déjà en réalité été largement entamée, notamment par le dispositif « Article 60 ». La loi « Vande Lanotte-Onkelinx » de 2002 a profondément transformé le rôle des centres publics d’action sociale (CPAS) en introduisant une disposition voulant que tous les candidats au revenu d’intégration sociale soient être disponibles sur le « marché » du travail. Concrètement, les CPAS peuvent notamment « proposer » un emploi dit « Article 60 » à leurs usagers. Celui qui aurait l’idée saugrenue de refuser un tel emploi (il en a en principe le droit) a toutes les chances de se voir privé du revenu d’intégration, et donc de tout revenu. Le CPAS peut donc forcer ses usagers à travailler 3. Et il y a tout intérêt, puisque le but de l’opération est de permettre aux intéressés d’avoir accès aux allocations de chômage, en travaillant pour une durée déterminée correspondant à la période nécessaire au recouvrement de ses droits.
Les « Articles 60 » changent de statut, ils passent de bénéficiaires de RIS à celui d’employés du CPAS. Les fonctions occupées sont très variées, souvent des fonctions de service (accueil, surveillance, nettoyage, etc.), généralement dans un service de la commune, ou dans une asbl dépendant de la commune, dans les magasins des Petits Riens, ou encore dans une école. Fréquemment, les travailleurs « Article 60 » remplacent des employés partis à la retraite et qui n’ont pas été remplacés, ou des contrats « classiques » qui n’ont pas été renouvelés. Le public l’ignore (ou s’en fiche peut-être), mais l’ouvrier qui balaie sa rue ou le « garde-pavillon » du home où ils visitent ses vieux parents sont de plus en plus souvent des « Articles 60 ».
Cerise sur le gâteau, ces travailleurs sont rémunérés, faiblement mais ils sont rémunérés. Entre 1.300 et 1.400 €, selon le statut, les qualifications, etc. Sauf pendant les trois semaines de stage, qui remplacent la période d’essai, supprimée, et pendant les quinze jours de « coaching » que certaines communes organisent, périodes durant lesquelles ils perçoivent, en plus du RIS, une prime royale… d’un euro de l’heure. Le but de ce coaching est de remettre les bénéficiaires dans les rails du marché de l’emploi – manière de leur dire, une fois de plus, qu’ils n’y étaient pas, et que c’est pour ça qu’ils n’avaient pas d’emploi… Au programme (bien évidemment obligatoire), différents modules sur tout ce qu’il faut savoir quand on travaille, droits sociaux, sécurité (y compris alimentaire), gestion du stress (avec séances de sophrologie à la clé), ateliers d’expression orale, un autre sur les possibles problèmes liés à l’interculturalité… « Ça ressemble un peu à un programme de rééducation à la soviétique, c’est un chouia infantilisant. Mais on avait une bonne équipe et les intervenants étaient plutôt sympas », confie Benoît, qui ne gardera pas un souvenir impérissable de ses quinze jours de coaching.
Quentin, après avoir dans un premier temps refusé d’aller au CPAS pour des questions de dignité 4 et vendu quelques meubles de style qu’il avait hérité de sa grand-mère, s’est finalement résolu, – un peu contraint –, à bout de ressources, d’aller frapper à la porte du CPAS. Dès son inscription, il signale aux assistants sociaux qu’il est intéressé par un job « Article 60 ». La machine bureaucratique se met en place. À son rythme. Dix mois plus tard, il décroche un contrat. « Il faut souvent attendre qu’un des postes « Article 60 » se libère. Les places sont limitées. »
Beaucoup de petites asbl qui pourraient profiter de ce système pour renforcer leur équipe n’y ont pas accès. En effet, pour les partenaires externes (c’est-à-dire non liés structurellement à la commune), le CPAS agit un peu comme sous-traitant : l’employé « Article 60 » est employé (et payé) par le CPAS, non par l’association qui l’emploie et rémunère ce service au CPAS, selon un barème qui est fixé par ce dernier, souvent prohibitif pour une petite structure. Il doit prester un nombre d’heures équivalent à celui des employés communaux, même si ça ne correspond pas à son lieu de travail. « On a un peu l’impression d’être condamné à une peine de travail », dit Quentin. « Quand l’école où je travaille est fermée, pendant les vacances, je suis transféré ailleurs, pour « faire mes heures ». Les travailleurs « Article 60 » n’ont en effet pas droit à des congés.
L’époque des transferts peut se révéler aussi rocambolesque que le mercato footbalistique, bling bling en moins 5. Ces « transfèrements » nécessitent toute une bureaucratie, qui occupe au moins un(e) employé(e) du CPAS pendant plusieurs jours (qui a dit qu’on ne bossait pas dans la fonction publique ?), car si on n’arrive pas à vous « caser » quelque part, ce sera autant de jours perdus et donc de prolongation de votre contrat « Article 60 ». Eliane a été transférée dans un service communal. Le responsable du bureau l’a prise, sans trop savoir quel travail il allait lui donner – c’est le CPAS qui continue à rémunérer les travailleurs transférés. « Comme il n’y avait rien à faire, ils m’ont donné les archives à classer ». Un grand classique. Mais pas forcément du travail utile. « Au moins ainsi, je gardais mon salaire “Article 60”, en prestant mes heures. » Car ce qui compte, ce n’est pas le travail en soi, mais l’horaire. « À la pause de midi, un employé laisse brutalement retomber sa cuillère à soupe, interrompt son récit au beau milieu d’une phrase : Faut aller pointer ! ». Rituel répété quatre fois par jour.
Habituée à travailler dans de petites asbl où l’on ne perd pas son temps en protocoles et formalités en tous genres, Eliane a été frappée par l’ampleur du travail organisationnel : la gestion des badges d’accès au bâtiment, l’inflation de rapports, parfois sur des incidents les plus futiles, la gestion administrative du moindre aspect du travail, etc. Un phénomène qui n’est sans doute pas nouveau, ni propre à la fonction publique, contrairement aux idées reçues, mais remonte aujourd’hui à la surface. Ainsi, un policier se plaignait dans Le Soir 6 de la bureaucratie galopante qui réduit l’efficacité du travail des services. « La police souffre d’un mal bien connu : on travaille plus pour l’administration, la gestion, que pour l’administré. La charge administrative et la complexification des missions ont explosé, sans qu’elle apporte quoi que ce soit à la personne la plus importante, in fine, le citoyen. Quand j’ai commencé ma carrière, il fallait trois quarts d’heure pour remplir un P.V. pour un vol domestique. Aujourd’hui, c’est deux heures ! » La culture du management administratif a pris le pas ces dernières années sur l’opérationnel, dans un souci de se prémunir de tout reproche.
Serfs modernes
L’« Article 60 » est un statut précaire, sorte de CDD, souvent d’un an ou un an et demi. Remplaçant des travailleurs employés à durée indéterminée, ces employés et ouvriers apparaissent taillables et corvéables à merci, leur patron n’ayant aucune responsabilité puisque l’employeur reste le CPAS. Certains sont exposés à des situations arbitraires, mais les délégués syndicaux des services publics ne s’en préoccupent guère. Cela pourrait bien changer, vu que les intéressés sont de plus en plus formés, parfois diplômés de niveau universitaire, plus au fait de leurs droits et qui ne « s’en laissent pas compter ». C’est un des effets des exclusions massives du plan de chasse aux chômeurs qui transfère ceux-ci (une partie du moins) au CPAS, puis vers les filières « Article 60 » : les exclus sont de plus en plus souvent titulaires de diplômes ou compétences. Ce qui est bien sûr une aubaine pour les structures qui les emploient.
Dès l’entame de leur contrat, ces travailleurs savent pourtant qu’ils sont voués à retourner au chômage – sauf, cas exceptionnel, s’ils sont engagés ou trouvent un emploi. Et donc à redevenir du gibier pour le plan de chasse aux chômeurs… C’est le sens du stage qu’ils auront à subir quelques temps avant la fin du contrat « Article 60 », sorte d’ébauche de « cellule de reconversion » où l’on serine les recommandations d’usage. « On m’a bien fait comprendre », dit Thierry, « que j’avais intérêt à chercher un nouveau travail avant la fin de mon contrat « Article 60 », pour ne pas me retrouver au chômage. Mais comment voulez-vous chercher du travail en travaillant à temps plein ? » Thierry, à qui on a fait refaire pour la énième fois un « parcours de recherche d’emploi », avec rédaction de cévé et autres rituels consacrés.
Mais pour lui comme pour d’autres, il y a un risque réel de « syndrome du tourniquet », des cas appelés à se généraliser, ayant déjà été enregistrés par les assistants sociaux. Bien connu des psychiatres, ce syndrome décrit le cas de patients qui font de fréquents aller-retours en institution. Les allocataires, eux, soumis à de fortes pressions et contrôles, passeront du CPAS à l’« Article 60 », puis au chômage, avant d’en être à nouveau exclus pour revenir frapper à la porte du CPAS où, le cas échéant, on leur proposera peut-être le même « Article 60 » que celui qu’ils ont presté, faisant tourner ainsi une machine sociale de mieux en mieux huilée.
Notes:
- Cf. « Inquisition sociale », C4 n°228, été 2016. ↩
- Le Soir, 27 mai 2016. Le ministre libéral vient de voler à la rescousse de cette spécialité pâtissière, menacée par les prescrits tatillons de l’AFSCA. (Le Soir, 21 septembre 2016) Ce qui inspira cette réflexion désabusée à une parlementaire écologiste : en Belgique, au nom de la santé publique, on traque la tarte au riz, mais on autorise le Roundup… ↩
- Ce « contrôle par le travail » est l’une des tâches que le pouvoir assigne au travail social. Cela n’a rien de neuf. En 1972, Michel Foucault expliquait déjà cette fonction de surveillance des individus qui consiste à corriger leurs comportements, c’est-à-dire à les punir ou les pédagogiser. Les agents du CPAS font de plus en plus l’objet d’injonctions paradoxales, leur mission de contrôle les place chaque jour un peu plus en tension avec leur action d’aide. La proposition de la NV-A, très concrète, visant à lever le secret professionnel des travailleurs sociaux afin de pouvoir lutter efficacement contre le terrorisme ne devrait pas améliorer cette situation… ↩
- Cf. « Bienvenue dans la forêt de Sherwood », C4 n°223, hiver 2014-15. ↩
- Pour être second adjoint du sélectionneur national, l’ancienne star de l’Equipe de France Thierry aurait consenti à n’être payé que des cacahuètes, au regard des salaires versés dans ce milieu : il n’aura « que » 8.000 euros par mois… (Le Soir, 27 août 2016) Un salaire jugé suffisamment dérisoire pour que l’intéressé, grand prince, déclare qu’il le reversera à de bonnes oeuvres. ↩
- 23 juillet 2016. ↩