Aujourd’hui, les gens ne demandent plus à être amusés,
il leur suffit de ne plus être embêtés.
Paul Morand
Le fossoyeur voyait l’ombre et ses houles
Grandir comme des foules
Et le village et ses closes fenêtres
Se fondre au loin et disparaître.
Emile Verhaeren, « Les villages illusoires » (1895)
Les samedis, ou parfois le dimanche, nous allions visiter ma grand-mère, le seul aïeul que j’aie jamais connu. C’étaient les années septante, l’autoroute A8 venait d’être ouverte, un magnifique ruban de béton qui mettrait trente ans avant d’atteindre Tournai d’un seul tenant 1. Une autoroute sur laquelle on pouvait croiser un feu rouge (sur la boucle de contournement de Hal), une spécialité que la Belgique partage, selon mon père (qui y était allé plusieurs fois), avec certains Emirats arabes de l’époque. La sortie 25 donnait sur l’ancienne chaussée romaine, qu’on appelle ici chaussée Brunehault, à la grande perplexité des étymologistes. Très rectiligne, elle longe le mur d’enceinte du fameux parc d’Enghien, dont le château était alors encore propriété du baron Empain. Dans la voiture, on écoutait l’émission de Nicolas Dor à l’aller, les résultats sportifs au retour.
« Quand on évoquait le nom d’Hoves devant un étranger, il fallait toujours insister sur la possible confusion avec un village presqu’homonyme à côté d’Anvers, Hove, comme si l’interlocuteur était censé connaître l’une ou l’autre de ces minuscules entités. »
La maison de ma grand-mère était située au bout d’un chemin en cul-de-sac, dont seule la première partie était bâtie. Elle n’avait pas de voisin immédiat. Le plus proche, J*, était colombophile, comme beaucoup dans la région. Nous ne manquions jamais d’aller prendre une « jatte » de café dans sa petite maison de la rue C*. Un vieux monsieur venait de temps à autre cultiver des salades ou des pommes de terre dans le potager entre les deux. En face, un large pré descendait jusqu’à un petit cours d’eau bordé de saules têtards. Mon frère adorait y herboriser et moi y escalader les arbres, de vieux saules creux, contre lesquels les vaches venaient s’abriter du soleil.
Comme celle de bonne-maman, la maison de mon parrain était un peu isolée, sur la chaussée qui filait vers Soignies. Nous allions une fois sur deux leur rendre visite – je ne peux pas garantir que c’était avec cette régularité. Une place nous attendait alors sur les graviers du terre-plein bordé de petits ifs qui précédait les terrains circumvoisins rachetés par mon parrain pour être sûr que personne ne viendrait construire immédiatement à côté de lui. Sa voiture à lui, une vieille Simca, ne bougeait plus guère de l’allée qui menait au garage attenant à la maison. Les dernières années, elle ne sortait même plus de son abri, où j’aimais bien aller farfouiller dans ses innombrables outils, m’enivrant de cette odeur de caoutchouc qui imprègne les ateliers de carrossiers où je ne manquais jamais d’accompagner mon père. La voiture de mon parrain sentait le pneumatique neuf, elle semblait figée, pétrifiée, bien qu’en excellent état, on se demandait si elle roulait encore. On ne pouvait pas imaginer cette voiture ailleurs, elle était posée dans son garage comme un meuble, seulement un peu plus encombrant que les établis qui couvraient les murs.
En saison, mon parrain était vissé devant le poste de télévision, à regarder les « classiques » cyclistes. Il n’en ratait aucune, et il n’y avait pas moyen de lui arracher quoi que ce soit avant la fin de la course, qu’il regardait avec mon père, toujours dans les mêmes fauteuils. Les bulletins de santé de chacun et les nouvelles du village épuisées, on m’envoyait acheter les tartes aux matons à l’unique épicerie du village. Les « vrais » matons, comme on se plaisait à dire ici, – Enghien et Grammont se disputant la paternité de cette tartelette. Bizarrerie de la fusion des communes (en 1977), Hoves ne fait plus partie du « pays d’Enghien », bien qu’à deux kilomètres du centre de la petite cité des Arenberg, mais de Silly, dont le centre se trouve pourtant dix kilomètres plus loin. Quand on évoquait le nom d’Hoves devant un étranger, il fallait toujours insister sur la possible confusion avec un village presqu’homonyme à côté d’Anvers, Hove, comme si l’interlocuteur était censé connaître l’une ou l’autre de ces minuscules entités. C’était un rituel langagier immuable – j’ai entendu cette précision des dizaines de fois. Sur les courriers, on ajoutait d’ailleurs : « Hoves-lez-Enghien », pour être sûr que la Poste ne se trompe pas.
Le Pays du Rien
Ce nom d’Hoves donne une idée du caractère mouvant de la frontière linguistique 2. Comme sa voisine Enghien, la commune s’est francisée, de longue date, sans qu’on puisse ici soupçonner l’effet retors d’une bourgeoisie fransquillionne arrogante. À l’époque où j’allais voir ma grand-mère, Hoves avait l’aspect d’un village-rue semi-rural. D’un côté, la charmante église au style composite, vouée à saint Maurice, dont le carillon ne fonctionnait plus. Un des anciens curés y avait dessiné dans le porche un essai de clarification qui en exhume les différentes strates, romanes, gothiques et ultérieures. La liste des différents desservants qui se sont succédé au fil des siècles achève d’édifier le visiteur. Beaucoup d’habitants du village portent des patronymes d’origine flamande – c’est le cas de ma grand-mère, qui ne parlait pas un mot de néerlandais.
« Ma grand-mère insistait toujours pour que je n’oublie pas les timbres Valois, ces fameux timbres-ristourne par lesquels on apprit la tempérance et qui donna le goût de l’épargne aux ouvriers et aux petits employés. »
Le café se trouvait sur la place, l’épicerie aussi. Quand elle m’envoyait y chercher des tartes aux matons, ma grand-mère insistait toujours pour que je n’oublie pas les timbres Valois, ces fameux timbres-ristourne par lesquels on apprit la tempérance et qui donna le goût de l’épargne aux ouvriers et aux petits employés. Valois n’avait ici rien à faire avec une quelconque dynastie française, c’était simplement le raccourci de « Vacances et Loisirs », créé en 1932 par quelques grossistes en denrées coloniales, qui voulaient offrir un petit cadeau aux ménagères pour les remercier de leur fidélité. À l’époque, le carnet Valois dans lesquels étaient collés les timbres amassés après chaque achat, donnait droit à des marchandises mais aussi à des kilomètres gratuits en chemin de fer… jusqu’à la mer. Et cela, alors que les congés payés n’existaient pas encore. Le système fut très en vogue après-guerre, jusqu’au déclin dans les années nonante et sa disparition en 2004, tué par les cartes de réduction de la grande distribution. 3
Comme beaucoup de villages, Hoves voyait sa population diminuer. Lors du dernier recensement (en 1967), on y comptait 547 habitants. Remembrements et déprise agricole ont alors libéré de l’espace constructible. L’inversion de tendance démographique a commencé dans les années quatre-vingt. Il n’y a plus de recensement par village, mais on estime que ce nombre d’habitants a aujourd’hui plus que doublé en trente ans 4. Hoves est venu s’ajouter à la liste des dortoirs urbains à portée de Bruxelles – il ne faut que vingt minutes au train d’Enghien pour gagner la capitale. L’autoroute A8 a certainement joué son rôle, du moins dans l’argumentaire des promoteurs immobiliers. Les villas modernes bornent désormais la vue sur les chaussées, d’où l’on n’aperçoit plus les champs. La route de Graty ne comptait, jusque dans les années 80, que quelques maisons, depuis la place communale. Elle est désormais lotie presque jusqu’à la limite du village. Au début de la rue, la vieille plaque « Crédit communal », vantant le patrimoine du village, est presque illisible.
Les champs, les vaches, le potager, le hangar agricole ont disparu de la rue de ma grand-mère. Villas et nains de jardins, souvenirs idéalisés et grotesques de la ruralité ont pris leur place. Le café et l’épicerie ne sont plus là. La campagne n’a pas disparu, elle a mué, éclaboussée par les flux de la ville, qui y a dispersé ses habitants et leurs pratiques de consommation, amenant hors des zones urbaines, commerces et services qui s’y trouvaient naguère exclusivement. Ses paysages ont changé, sa population, sa sociabilité aussi. La communauté du « coin de la rue », qui était aussi souvent un univers de surveillance où chacun vivait étroitement sous le regard des autres, a laissé la place à un mode de vie « isolés ensemble », que l’anthropologue J.-D. Urbain appelle « ultraprovincial ». 5
Sur la place, deux équipes de balle pelote s’affrontent. Dans de nombreux villages du Hainaut, ce jeu séculaire a toujours la cote. Dans le cimetière qui entoure l’église, les avis de désaffection des concessions ont commencé à fleurir. L’écrivain chroniqueur de la Grande Guerre Max Deauville (1881-1966), ixellois mais de souche enghiennoise, est enterré dans ce petit cimetière. Je m’arrête devant la tombe de mon parrain. Si j’y croyais, j’invoquerais bien saint Maurice, réputé pour soulager les migraines. Une curieuse coutume avait cours autrefois, autour des reliques du saint et des « torques miraculeuses » dont les pèlerins migraineux pouvaient user à l’intérieur de l’église. Cent cinquante de ces torques, sortes de couronnes de fer forgé de différentes tailles, étaient accrochées au mur de la nef. Il fallait s’en coiffer, faire le tour intérieur, puis extérieur de l’église, en récitant des litanies. Si cela ne suffisait pas à calmer les céphalées, on allait puiser l’eau de saint Maurice à une source près des murailles du parc. Cette pratique a bien sûr disparu. Et la source de saint Maurice, cela fait belle lurette qu’elle a été captée.
Notes:
- De péripéties locales en tergiversations communautaires, la construction se sera étendue de 1971 à 2000. Le tracé en fut notamment rectifié dès l’origine, pour épargner le Payottenland, la campagne brabançonne à l’ouest de Bruxelles. ↩
- Cf. E. LEGROS, La frontière des dialectes romans en Belgique, Liège, 1948. ↩
- « Les timbres Valois tirent leur révérence », in La Libre Belgique, 25 février 2004 : http://bit.ly/1Tc7uOU ↩
- DUPONT (Marcel), Hoves. Dix siècles d’Histoire, Nivelles, Editions de la Francité, 2000. Sur l’histoire de Hoves, lire aussi H. TEMPERMAN, Histoire des communes rurales de Hoves et de Graty, publiée en 8 épisodes dans les «Annales du cercle archéologique d’Enghien et sa région», à partir du t. XIII, 1962-1963, puis dans les tomes XV, XVII, XX, XXI et XXII (1986). ↩
- « Bouleversant l’ordre de ses valeurs et de ses utilités, la campagne s’est notamment ouverte à une “forme de masse de la retraite extramondaine” : à un usage résidentiel d’agrément porté sur le repli et que le vide attire. Cet usage détermine aujourd’hui l’apparition en espace rural d’une réalité sociale spécifique, non réductible à celles qui l’ont précédée et pas davantage à celles dans lesquelles on tend à vouloir la dissoudre en la disant vacancière ici, ou bien là touristique. Distincte, mais le plus souvent confondue, on conviendra donc, afin de la différencier, de donner par la suite à cet autre campagne le nom d’ultraprovince. ». (« Paradis verts. Désirs de campagne et passions résidentielles », Payot & Rivages, P., 2002, rééd. 2008. ↩