En janvier 2015, les hasards du calendrier combinés à l’attrait de certains acteurs médiatiques pour l’indignation puérile avaient propulsé dans le Système de News Mondiales la haine ancestrale que se vouent mutuellement les supporters du Standard de Liège et du Sporting Anderlecht. C’était la fameuse affaire dite du « Tifo Anti-Defour ». À l’époque, nous avions eu droit au laïus habituel sur la violence dans les stades, le foot qui rend bête, les rivalités… Qu’est-ce qu’on aime bien parler de tout ça à la télé, à la radio, dans les journaux ! On s’attarde peut-être un peu moins souvent sur les liens d’amitié pourtant puissants qu’entretiennent des groupes de supporters de clubs différents. Les relations qui unissent les Ultras Inferno du Standard et l’Ultra de l’Apoel Tel-Aviv constituent pourtant une bien belle histoire.
Supportrice de l’OGC Nice, membre du Collectif « Embriagoun » (collectif d’ « ivrognes» en niçois), groupe ultra constitué d’une vingtaine de personnes (dont mon frère), les amitiés et inimitiés entre supporters ne me sont pas inconnues. Je savais, en m’installant à Liège, qu’il fallait éviter de porter du mauve ou des rayures noires et blanches : un effort stylistique tout à fait à ma portée; j’ai toujours préféré le rouge et le noir.
Liège, j’y suis venue pour étudier le journalisme. Dans le cadre du premier cours où on m’a demandé de faire un reportage, mon choix fut vite fait, à savoir la section féminine des Ultras Inferno du Standard de Liège. L’année d’après, je produis un reportage radio sur l’ensemble du groupe. Au cours des discussions, on évoque les tournois de foot organisés par le réseau européen « Alerta » (antifa et antira 1). Le Collectif Embriagoun a participé à celui de Montecchio en Italie du 12 au 16 juillet 2006. Mon frère et ses potes y ont rencontré des mecs de Metz amis avec des mecs de Liège. Quelques tacles par derrière, des bières et autres substances joyeuses : les amis de mes amis sont mes amis…
À « La Cosa », le local des Ultras Inferno (UI96), les murs sont remplis d’écharpes : des supporters venus en visite, des souvenirs de déplacements ou des reliques du passé rouche. Celle de l’Hapoel de Tel Aviv a une saveur particulière puisqu’elle témoigne de plus de dix ans d’amitié sur fond de lutte antifa, antira et respect de l’autre. C’est en 2005 que les deux groupes se rencontrent au tournoi Alerta organisé par les ultras de Sankt Pauli (Hambourg). Le hasard place leurs tentes l’une à côté de l’autre. Pas besoin de longs discours : le camping, rien à faire, ça crée des liens.
L’année suivante, le 23 novembre 2006, N. se rend avec une délégation liégeoise à Paris pour accompagner les supporters de l’Hapoel Tel Aviv face au PSG – pour le compte de la deuxième journée de la phase de poule de la Coupe UEFA. C’est la première rencontre « officielle » pour les deux groupes en tribunes. À cette occasion, les écharpes du Standard côtoient celles de l’Hapoel et les deux groupes chantent à l’unisson. Ce match, qui aura une fin tragique avec la mort d’un supporter parisien aux abords du Parc des Princes, marque le début de leurs déplacements collectifs.
Les invitations à se rendre dans leur pays respectif se multiplient et l’amitié évolue naturellement pour s’étendre à l’ensemble de chaque groupe. Lorsque Boyo rejoint les UI96 en 2007, l’amitié fait déjà partie de l’ADN du groupe. Depuis, il n’y a pas une année sans qu’il fasse un voyage à Tel Aviv : « On va manger dans leur famille, on fait Shabbat, on participe à tout, à la confection des tifos, on les suit dans leurs déplacements. » S. est quant à lui membre des ultras Hapoel : « Cela va au-delà de l’amitié entre groupes de supporters. Certains Inferno sont venus spécialement pour assister au mariage des membres de l’Hapoel. Au-delà du foot, nous sommes une famille. Je suis heureux de voir que cette amitié se transmette de génération en génération. Elle est faite pour durer. » S. essaye lui aussi de venir à Liège au moins une fois par an : « Quand on joue pour l’Europe, peu importe la destination, on prévoit toujours de passer par Liège avant de se rendre là où le match a lieu. » Et à chaque fois, un petit groupe d’Inferno se joint à eux dans les tribunes visiteurs. « C’est comme un deuxième représentant à l’étranger, pour eux comme pour nous », ajoute N.
L’ennemi de mes amis est mon ennemi
À Liège comme à Tel Aviv, les deux groupes partagent par la force des choses les mêmes ennemis héréditaires : Maccabi Tel Aviv pour l’Hapoel et Anderlecht pour le Standard. Lorsque l’Hapoel Tel Aviv rencontre Anderlecht à Bruxelles en Europa League (2007), c’est donc logiquement que les Inferno organisent le déplacement depuis Liège. Les autorités, ignorantes des liens d’amitié entre les deux groupes, pensent alors à un subterfuge des ultras liégeois pour en découdre avec Anderlecht. « Quand ils ont joué à Anderlecht, on a fait un bus pour y aller avec eux, se rappelle N. Ils ont arrêté le bus sur le parking, tous les Belges ont été arrêtés, ils n’ont laissé que ceux qui avaient des passeports israéliens aller au match. Nous, on a été arrêtés puis mis dans un train pour Liège. On a tous été convoqués pour des interdictions de stade et on a dû venir avec une lettre du club de l’Hapoel Tel Aviv pour prouver qu’on avait bien des tickets pour le match. Ils nous reprochaient de ne pas les avoir mais… on devait les récupérer au stade ! » Tous ont finalement été acquittés; la rancoeur, elle, est restée.
Réseau Alerta et lutte antifa
Rien ne semble pouvoir ébranler les liens fraternels entre les UI96 et les UH qui sont, comme le précise N, « deux groupes très proches dans la mentalité et dans la conception du mouvement ». Et pour cause, leur amitié prend racine dans le réseau Alerta 2 qui lutte, au niveau européen, contre le racisme, le fascisme, le foot business et la répression. S. ajoute : « Cette amitié, même si elle représente aujourd’hui bien plus, est basée sur des croyances antifascistes. Se revendiquer antifa en dit beaucoup sur un groupe ou sur un individu, donc bien sûr, ça a joué un rôle dans notre rapprochement. Nous nous sommes rencontrés lors d’un tournoi antira à Sankt-Pauli, ça veut bien dire quelque chose. » Ce quelque chose, tout le monde ne le comprend pas. Quand tu dis que tu es ami avec un groupe de Tel Aviv, on pense toujours à la droite israélienne, alors qu’au contraire, les ultras d’hapoel sont considérés… limite comme des terroristes en Israël », précise N. Ils sont en effet isolés et surveillés de près par les autorités en raison, entre autres, de leur soutien aux Palestiniens (ils sont également amis avec le Bnei Sakhnin, seul club arabe du championnat israélien). À chaque action ou message critique envers l’État d’Israël et sa politique d’occupation, le groupe risque la dissolution, voire la prison. À Sclessin, les Ultras Inferno ont plusieurs fois fait passer des messages de paix en réaction au conflit israélo-palestinien, en soutien avec leurs amis de Tel Aviv.
S. est devenu membre des ultras Hapoel en 2004, époque difficile durant laquelle les anciens ont dû faire profil bas après un derby qui eut pour conséquence de nombreuses arrestations. Sa génération a pris le relais tout en gardant une certaine réserve vis-à-vis des médias et de leurs prises de parole. Comme les ultras Inferno, souvent montrés du doigt et critiqués, ils choisissent de plus en plus de prendre la parole sous forme de communiqués ou de tifos depuis les tribunes avec des messages de soutien aux réfugiés, contre le capitalisme, ou pour dénoncer l’homophobie.
En 2012, Chat noir, membre des Inferno, se suicide : les stades de toute l’Europe et au-delà lui rendent hommage avec des tifos (la plupart écrits en français). Les ultras d’Hapoel, bien sûr. Le collectif Embriagoun, aussi. Et à Hanovre, Louvain, Temana, Hambourg, Glasgow, Metz, Lens, Mouscron, Montpellier, Saint-Etienne, Montréal, Minsk, Evian, Toulon, Dusseldorf, Cannes, Paris… Même à Charleroi (parfois la haine se met sur pause lors de circonstances exceptionnelles).
Sur les relations entre supporters, les rivalités font couler beaucoup plus d’encre que les amitiés. Pourtant, ces dernières sont beaucoup plus fortes, plus marquantes. Elles connectent des villes de façon improbable, comme Liège et Tel Aviv. J’ai pu en faire l’expérience lors de mon séjour à Tel Aviv : accueil par S. au stade, place offerte pour me joindre à eux en tribune, invitation dans leur local, bières offertes, contacts pris à vie. J’ai demandé à leur acheter une écharpe en souvenir : ils m’ont offert un sweat du groupe. Les ultras ont entre eux un sens de l’hospitalité que j’ai rarement expérimenté ailleurs. Comme si notre passion commune pour le foot apportait quelque chose de plus intense.
Notes:
- antifasciste et antiraciste ↩
- http://www.alerta-network.org ↩