Partout & toujours

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Tu arrives souvent dans un groupe ultra quand tu es encore jeune. Tu as entre douze et quinze ans, dans ces eaux-là, et tu es un peu rebelle. Tu vas voir le Standard parce que t’aimes le foot. L’équipe joue plus ou moins bien. Si je prends mon cas, c’était franchement mauvais : j’ai commencé à être abonné en 2000, cette année-là, on se mange un 0-6 contre Anderlecht. Vous vous imaginez ? Chez nous ! Mais ce que tu remarques c’est que, même dans ces moments-là, ça continue de chanter. Et d’où viennent les choeurs ? Ils montent de la tribune 3, celle qui se trouve côté terril. Et, à la fin, tu ne vois plus que ça : ceux qui ne se rendent pas alors que l’équipe sur le terrain est pourtant totalement à la ramasse. Tu apprécies, ça te parle, ce sont de belles valeurs. Tu ne le sais pas encore mais c’est vraiment ça, être ultra : « partout et toujours ».

Donc tu as les yeux qui brillent et tu te dis qu’il n’y a aucun doute possible : c’est dans ce groupe-là qui celui qui dicte la cadence de la tribune, que tu veux aller. Je l’ai déjà dit, t’es un peu rebelle, tu te cherches un peu, t’es en quête d’identité (comme on dit). Et tu vas trouver une communauté qui t’accueille, t’apprécie et où tu auras l’impression de servir à quelque chose. Avec le temps, de nombreux groupes aux connotations fascistes et racistes ont fait leur apparition (tel que les Bad Gones lyonnais, les Drughi de la Juve et ceux de l’Atletico 1), ceux-là n’accepteront jamais un gars un peu trop basané à leur goût. Rien de tel au Standard, bien au contraire. On fait un peu nôtre le mot d’ordre des Clapton Ultras  : « everybody welcome, except racists, fascists and other idiots » 2. Tout ce qu’on te demande pour entrer dans un groupe ultra c’est de la ferveur et de la dévotion pour le blason. Au départ, c’est la passion qui compte, le reste est secondaire.

Ça aussi tu ne le sais pas encore quand tu arrives mais tu ne vas le comprendre que plus tard et tu vas aimer ça : être ultra, c’est un état d’esprit qui consiste à ne pas trop calculer. Tu vas, par exemple, te montrer capable de déchirer plus d’une centaine d’heures pour participer à la confection d’un tifo qui donnera trente secondes de rendu 3. Après, si le truc est bien torché, tu peux être sûr que ça va frapper les rétines et s’imprimer dans les cerveaux. Ça va faire causer et ça fera des photos sublimes. Et puis tu seras fier comme tu ne l’auras jamais été quand tu verras les images de la bâche déployée en tribune qui passe à la télé pendant que tu peux dire, le sourire au lèvre : « c’est nous qui avons fait ça » !

Bon, à force de ne jamais calculer, tu vas aussi te retrouver interdit de stade parce que tu t’es fais choper à craquer un fumigène mais voilà, il n’y a rien à faire, on n’a pas encore trouvé mieux que la pyro 4 pour poser un décor qui te permet de foutre le feu dans un stade. Regardez la dernière finale de coupe de Belgique ! À 80%, c’est nous qui allons la chercher : les joueurs sont montés sur le terrain et ils nous ont vus tellement remontés, d’entrée de jeu, avec un craquage de malade, on se serait cru en Serbie ou en Grèce 5. Là, ils ont du se dire : « on va le faire, on va gagner ». Et ils l’ont fait.

Si on s’arrête un peu sur mon cas personnel, pour le prendre comme exemple, je ne suis pas arrivé à Sclessin par hasard. Mon tonton supportait déjà le Standard, il avait assisté à la finale de coupe d’Europe perdue par les rouches en 82, contre le Barça, au Nou Camp 6. Et il me racontait plein d’histoires, notamment celle de la fois où il avait raté son train parce que le match avait fini aux prolongations. Il avait dû rentrer à pied, au terme d’une marche forcée de quatre heures au beau milieu de la nuit, en hiver.

Mon grand-père aussi supportait le Standard et me racontait des histoires. Il y en a une que j’aime particulièrement. Dans les années 1960, le Real Madrid s’est déplacé pour un match à Sclessin. À l’époque, toutes les usines tournaient encore à plein régime, le stade était déjà là, en plein milieu. Dès que le match à commencé, les ouvriers ont fait péter les machines à toutes berzingues, histoire de foutre les jetons aux prestigieux visiteurs. Et ce jour-là, on a gagné, contre la plus forte équipe d’Europe de l’époque. On l’a fait parce qu’il n’y avait pas juste onze joueurs sur le terrain, il y avait tout ce monde autour, dans et hors du stade qui soutenait l’équipe. C’est ça la ferveur de Sclessin

J’aime bien cette histoire parce qu’elle montre le lien qui existe entre le Standard et la classe ouvrière liégeoise. Pour moi, c’est très important, c’est un motif de fierté. Bon, bien sûr, aujourd’hui, c’est différent, avec le foot business, toutes ces considérations, ça s’est un peu aplati, neutralisé. Mais quand même, quand on monte à Bruxelles pour jouer la finale de la coupe de Belgique, je le vis toujours comme le voyage d’une bande de prolos qui débarque dans la ville des bourges, des eurocrates et des hipsters. C’est pour ça aussi qu’on est tellement contents d’avoir pu défiler en cortège dans le centre avant d’aller au Heysel. Et c’est entre autres pour ça aussi que je n’aime pas les mauves. Mais vraiment pas.

 

Ah, je sais ce que certains vont penser, le foot pour les ultras, c’est une affaire de haine. Mais, honnêtement, c’est plus compliqué que ça. Prenons Genk, par exemple,  c’est un bon groupe, je peux le reconnaître, les mecs arrivent toujours à sortir un matériel propre et des tifos qui sont pas mal Respect, enfin jusqu’à un certain point parce que parmi eux, il y a une bonne partie de fachos quand même.

Prenez aussi l’Antwerp. Ils ont failli remonter en première division l’année passée. On aurait bien aimé qu’ils réussissent, pour le plaisir et pour le foot. On aimerait bien pouvoir les recevoir de nouveau et aller là-bas en déplacement. Qu’est-ce qu’on les déteste mais c’est un vrai public – rien à voir avec ce que tu trouves quand tu vas à Roulers ou à Oud-Heverlee Louvain : il y a deux pelés et trois tondus dans le stade, on n’entend que nous ! En revanche, la dernière fois qu’on est allé jouer à l’Antwerp, en quart de finale de coupe de Belgique, en 2007, un pavé a défoncé la vitre de notre car, il est passé à trente cm de ma tête.

Ça, pour moi, c’est le foot. Je sais ce que certains vont penser mais j’ai besoin de ressentir cette tension, cette électricité qui sature l’air dès les abords du stade. Quand tu es ultra, tu n’as pas envie que le foot devienne du hockey ou du baseball, un endroit où tu te pointes un peu comme tu vas au Kinepolis, en prenant un maxi-coca et un grand plateau de nachos au passage. Sans oublier la sauce béchamel. Pitié ! C’est n’importe quoi, je vous préviens, il faut me croire quand je vous dis que si ça continue comme ça, dans dix ans, on n’entendra plus parler du football.

Nous ne sommes pas sourds, nous les entendons très bien tous ceux qui sont prompts à rejoindre la meute des connaisseurs de bonnes manières pour nous critiquer – en mode, « ils exagèrent, avec leurs conneries, il pénalisent tout le monde ». Mais ils oublient de prendre en considération un paramètre important. Alors je vais le leur rappeler : sans nous, la plupart du temps, ils se feraient juste chier comme des rats morts et c’en serait fini du célèbre  «enfer de Sclessin » dont tous les rouches sont si fiers et que nos adversaires redoutent tant.

Et je crois que des fois, on ne se rend pas bien compte, on cite Bill Shankly 7 à tout bout de champ – « le football, ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est bien plus que ça » – mais on ne se rend pas compte que cette phrase, ça veut vraiment dire quelque chose : il y a des choses sérieuses qui se passent en tribune. C’est pas juste un spectacle. Il y a des conflits, il y a des enjeux. Par exemple, moi, je suis à fond pour l’utilisation du foot à des fins politiques. Est-ce qu’on peut rêver d’une meilleur vitrine ? C’est le sujet de discussion de comptoir numéro 1 ! On ne peut pas trouver mieux pour diffuser des idées. Le souci, c’est qu’il y aurait un risque de récupération, c’est pas ça, c’est juste que t’as plein de blaireaux qui réussissent à utiliser le foot pour répandre leurs idées de merde et leurs messages puants. On ne peut pas les laisser faire !

C’est pour ça qu’au Standard, nous, les ultras, on ne rigole pas avec ça. On s’est déjà battus et on continuera de se battre pour que ni le fascisme ni le racisme ne trouvent leur sa place à Sclessin. Parce qu’on n’est pas dupes, on le sait que le Standard n’est pas un club anti-fasciste et anti-raciste, ce serait trop beau. On sait qu’il y a plein de gens, dans le public, qui ont de la merde dans le cerveau mais dès qu’on en repère un, on lui met bien la pression histoire de lui faire comprendre, avec toute la pédagogie qui est de mise, qu’il a fortement intérêt à garder ses opinions toutes pourries pour lui. Sinon, et bien il faudra bien que nous lui mettions nos poings sur ses i…

Notes:

  1.  L’Olympique de Lyon, la Juventus de Turin et l’Atletico Madrid sont des clubs dont les principaux groupes ultras sont réputés pour pencher très résolument vers la droite la plus extrême.
  2.  Le Clapton FC est un club amateur anglais ayant terminé la saison dernière à la 7è place de l’Essex Senior Football League, l’équivalent de la 9è division. Ce club n’est pas réputé pour ses résultats sportifs (bien qu’il ait gagné plusieurs trophées dans les niveaux inférieurs) mais pour ses ultras qui mêlent résolument football et politique. Ceux-ci sont très clairs avec ceux qui ont des opinions sexistes, racistes ou homophobes : ils ne sont tout simplement pas les bienvenus dans leur stade. Un de leur slogan résume bien leur position : « parfois antisocial, toujours anti-fascistes »
  3.  Le terme « tifo » est emprunté à l’italien, langue dans laquelle « tifare » signifie « supporter ». « Il tifo » dérive de ce verbe et désigne le fait de soutenir son équipe avec enthousiasme, fanatisme. Dans son usage francophone, le terme désigne précisément l’ensemble des animations mises en place par les ultras en début de match (bâches, fumigènes, scénographie,…).
  4.  pyrotechnie
  5.  Ces pays sont, avec la Turquie, réputés pour l’usage des fumigènes qui y sont largement plus utilisés que dans nos contrées où ils sont désormais prohibés (sous peine de se voir infliger de lourdes interdictions de stade). À noter qu’il s’agit de pays où le basket est très populaire : il n’est pas rare que des fumigènes soient craqués dans les salles…
  6.  Le Standard de Liège a disputé et perdu la finale de l’édition 1981-1982 de la coupe d’Europe des vainqueurs de coupe contre le FC Barcelone qui jouait ce match à domicile. Il s’agit de la seule finale européenne disputée par le Standard.
  7. Bill Shankly est un des plus illustres managers de l’histoire du football anglais. Notamment connu pour avoir dirigé triomphalement le Liverpool FC entre 1959 et 1974, il l’est aussi pour ses nombreux aphorismes que les Britanniques nomment
    shanklyisms. Le plus célèbre d’entre tous étant sans nul doute l’une des citations les plus utilisées à propos du football. Elle remonte à 1973 et dit très exactement ceci :
    « Certaines personnes pensent que le football est une question de vie ou de mort. Je n’aime pas cette attitude. Je peux leur assurer que c’est beaucoup plus sérieux que cela. »
    À noter que l’écrivain David Peace a consacré un livre monumental et minutieux à Bill Shankly, il s’intitule « Red or dead », comme sur la banderole du tifo anti-Defour… 

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Sommaire n°228 été 2016