Stas Academy

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aplat-cimetiere-de-pierre-04102015Jadis (c’est-à-dire il y a quasi vingt ans), je m’exprimai de la sorte sur les aphorismes : Cela tient quand même de l’incroyable ! Une fois encore, le précieux Robert historique de la langue française, quand il définit “aphorisme”, se borne toujours au sens obvie, ignorant superbement que ce vocable désigne  aussi bien autre chose qu’un genre emmerdamment “didactique” ! Pas davantage que tous ses confrères lexicographes, Monsieuye Alain Rey ne daigne donc faire le moindre cas de la (pas si) nouvelle réalité littéraire qui, depuis Lichtenberg jusqu’à presque tous les surréalistes, Dac et Cioran (en passant par Forneret, Bierce, Wilde, Chesterton, Allais, Renard, Reverdy, Dada, ou même Le Tintamarre, est désormais communément désignée par le mot. Et pourtant ils sont légion les jubilants qui, pour réagir contre l’oppression des faux-semblants, au bout de leur lassitude, en sont venus à rebâtir le monde à l’envers, tentant de restituer à l’esprit sain sa vraie place. La langue, énorme figure de rhétorique, pour la contraindre d’avouer enfin ce qu’elle cache, ces iconoclastes patentés s’amusèrent à la retourner comme les doigts d’un gant en caoutchouc, dit “de ménage”. Parodiant plaisamment les propres formes du discours gnomique (maximes, proverbes, dictons, axiomes et autres apophtegmes), embrenant allègrement la Sagesse des Nations, tous ces joyeux anars n’affectèrent d’utiliser le ton sentencieux qu’en vue de prendre le langage au piège de son inanité, de remettre en question toutes les vérités reçues, de dénoncer les lieux communs de la pensée, œuvrant à instaurer, au fil de leurs étincelles et autres fulgurances, une aimable morale “à rebours”. Dans un de ses agendas personnels, Achille Chavée nota un jour ces mots  : “Bien avant la lecture de Lichtenberg, j’avais déjà été sensible, dès l’âge de 16 ans, au mauvais jeu de mots : Cicéron, c’est point carré”. Si je prends la peine de citer ceci, c’est dans le but de signaler que, contrairement aux apparences, confectionner efficacement ces pétards n’est guère si simple, les “bons” limeurs (d’aphorismes) s’avérant d’ailleurs plutôt rares… “Le calembour, ce fils naturel de la métaphore, fait souvent penser au bricoleur qui décroche, en gaulant des noix, une étoile dont il ne sait que faire”, constata Marcel Havrenne. De fait, quand on prétend “s’y coller”, nombre d’inepties juste dignes de L’Almanach Vermot, n’arrivant même pas à la cheville d’un titre du Canard enchaîné, vous passent “par la fenêtre”, bien plus souvent, hélas !, que les perles véritables. Aussi est-il nécessaire de se montrer sévère avec soi-même et d’éliminer impitoyablement tout ce qui ne semble pas apte à valoir qu’on sacrifie quelque arbre pour l’imprimer. Concis sans doute mais parfois si cons, les aphorismes sont comme les chats : ils ne viennent à vous que lorsqu’ils en ont envie !

1127283151Si l’on s’intéresse peu ou prou à la littérature belge, on découvrira sans trop de peine nombre d’aphorismes exaltants, chez les immenses Scutenaire et Mariën, chez Moerman et Michaux, chez Gérard Van Bruaene ou Verheggen, pour n’en citer que quelques-uns. La relève semble assurée car la collection des “Petits Cactus” (aussi inébranlables que les grands) nous en offre des flopées à intervalles très réguliers. Ainsi, pas moins de six nouveaux recueils viennent de voir le jour. Jean-Luc DALCQ y va carrément avec Les Texticules du diable et autres éjaculations psychotiques, où les « fusées » voisinent avec de mini-contes délicieux. Dominique SAINT-DIZIER nous assène ses Idées noires (sur fond sombre), un brouillard d’humour à couper au couteau dont on ne sort pas indemne. Jean-Philippe QUERTON (le patron) nous invite à déguster ses Chimères bleues ; il n’a même pas peur d’écrire et nous le prouve une nouvelle fois. Jean-Loup NOLLOMONT y va de ses Pensées nyctalopes, “à ne pas prendre au pied de la lettre, mais à suivre à la lettre et en prenant son pied.” En sus, ce livre est superbement illustré par les dessins  Serge Poliart, ce qui ne gâte rien. Jean-Louis MASSOT (l’homme des Carnets du Dessert de Lune) s’avoue Sans envie de rien et son complice Gérard SENDREY ponctue de ses dessins décomplexés ces petites phrases à ne point lire trop vite. Enfin, Michel DELHALLE, grand amateur des aphorismes et traits d’esprit des autres, y va des siens, rejoignant la joyeuse troupe pour notre plus grand plaisir ; c’est intitulé La rechute d’Icare. Jacques Sternberg considéra Éric DEJAEGER comme son fils spirituel, ne craignant pas d’écrire : “Dejaeger m’a immédiatement fait penser à un pro du raccourci, un virtuose de l’ellipse, un rechercheur, non pas des fioritures ou des arabesques, mais plus simplement de la chute finale, du choc imprévu. Ou même du gag brutal.” Son dernier ouvrage Courts, toujours ! , qui rassemble cent cinquante “contes élagués” a vraiment tout pour plaire, l’art du bref approchant ici d’une certaine perfection. Je m’en voudrais de cesser d’annoncer les très nombreuses parutions du Cactus inébranlable sans vous conseiller de vous précipiter sur l’album de photographies de Pierre DESAGRE, Les cimetières de Pierre, que préfaça André Chabot, comme il se devait. J’achevais de parcourir Cimetières de Wallonie, une balade photographique de Jacques DUCHATEAU (chez Luc Pire), un livre bien propret et gentillet, quand m’arriva cette pure merveille due à ce fureteur qui “nous donne à voir ce qui nous aurait échappé, lui qui sait lire entre les tombes l’insipide comme l’incongru, le cocasse comme le pitoyable, le touchant comme le ridicule, la naïveté sans artifice comme le dogmatisme droit dans ses bottes.” Alors ici, certes on se balade aussi mais avec un regard très différent, traquant l’incongru, l’absurde, l’inattendu. “Quel tour de forcer de faire sourire avec des images de cimetières, quelle belle manière de transcender la mort, de désacraliser ces lieux de silence et de recueillement !” Certaines de ces photos m’ont littéralement fait éclater de rire, tant elles sont incroyables, la réalité dépassant l’affliction. Ha ha !, dis-je, n’ajoutant rien autre chose

couverture-texticulesUn autre éditeur qui semble décidément infatigable c’est Yellow Now, qui mériterait que je lui consacre dans chaque numéro de C4 ma chronique à lui tout seul, tant les bonnes choses abondent. Rien qu’au niveau de la photo (car il y a aussi le cinéma, les arts et la littérature), on épinglera au moins sept parutions récentes (c’est dire ! ) Véronique MARIT continue sa publication de portraits dénichés aux puces avec Les enfants terribles, livre qui ne présente que des images de mouflets, comme le titre l’indique. Pour ma part, je préférais son précédent, Avoir un bon copain, plus dense et constamment plus drôle ; ici, il y a un peu trop à regarder quoique ce soit souvent délicieux. J’ai vraiment bien aimé (allez savoir pourquoi) Revoir Magritte, de Bernard PLOSSU & Emmanuel GUIGON, des relectures de l’univers du Maître de Lessines et aussi Periferia (Échos du néo réalisme), du même PLOSSU accompagné cette fois d’Alain BERGALA, les ambiances y sont palpables. Je signale aussi L’Oublié, de Mathieu MARRE, Empire, de Marie SORDAY et Present perfect, de Brigitte GRIGNET, pour terminer par 3, photographies trouvées, anonymes ou non, assemblées et présentées par Michel F. DAVID.  Le point commun entre ces photographies est qu’elles comportent un trio de personnages. La préface (Est-ce que 3 c’est beaucoup ? ) est bien intéressante et donne à réfléchir autrement sur toutes ces images, “parcours buissonnier dans le passé proche”. Avec le Centre wallon d’art contemporain La Châtaigneraie, Yelow Now a aussi publié CAP à Liège, où des textes de Sébastien S. TH. BISET et Alain DELAUNOIS font le point sur les artistes du groupe (Pierre Courtois, Jacques Lennep, Jacques Lizène, Jacques Louis Nyst et Jean-Pierre Ransonnet – Jacques Charlier étant invité pour la circonstance). Si vous désirez vous rafraîchir la mémoire en vous replongeant dans “l’art relationnel”, c’est l’ouvrage qu’il vous faut. Commandez, mais alors-là toutes affaires cessantes, Erró, La grande Errósion des images, le catalogue raisonné des plaques émaillées conçues par l’artiste de 1995 à 2015, publié par La Pierre d’Alun (81, rue de l’Hôtel des Monnaies, 1060 Bruxelles), c’est un des livres les plus soignés que j’aie vu ces derniers temps. L’impression touche à la perfection, avec cette couche de vernis brillant sur chaque image et l’illusion du relief créée par le discret bord gris : vraiment chapeau bas à Jean Marchetti ! Même qualité pour l’impression des Dessins de François CARADEC, eux aussi vernis avec bonheur, intégrale conçue et préfacée par Corinne Taunay et éditée par les Ateliers du Tayrac (de notre patami Yves Frémion, 66, rue Julien Lacroix – F 75020 Paris). Eh oui, le crobard, le dessin jeté, le plaisir du gribouillage, parfois un peu poussé, fut le jardin secret de l’illustre Régent, l’un des esprits les plus subtils autant que drôles du siècle dernier. À découvrir, vraiment ! Restons dans la ‘Pataphysique en signalant que le Cymbalum Pataphysicum (11, rue de Courtaumont – F 51500 Sermiers) nous offre un nouveau J. BARINE, Meurtre dans la Cathédrale et autres récits (toujours aussi bandant que les précédents et qui s’achève par sept variations autour du conte de Perrault, Le Petit Chaperon rouge, traité à la manière des classiques du roman policier, d’Edgar Poe à James Hadley Chase) ainsi que Champagne pour Raymond Fleury ! , des mélanges à lui offerts pour son quatre-vingt-quinzième anniversaire qui vous baladeront dans la Champagne aussi mystérieuse que profonde. Curieux et plus qu’intéressant.

9782919186907FSVéritable manuel anticrise (de morosité), L’économie, pourquoi faire ? , du génial Robert BENCHLEY (chez Wombat) propose douze leçons sur le thème aussi loufoques que mordantes. Ce Docteur ès nonsense ici tente d’inculquer le sens de l’humour aux banquiers, ici s’interroge sur l’avenir des petits métiers – par exemple fabricant de bateaux en bouteille ou polisseur de canons –, là questionne la notion de réussite, nous invitant à méditer sur cette sage formule : “Le travail est une forme de nervosité”. Ne ratez pas le Rapport du trésorier, hilarant sketch “comptable” qui rendit en son temps l’auteur célèbre à Hollywood. Ceux qui ignorent tout d’Opicino de Canistris, artiste psychotique pour certains, génie pour d’autres, découvriront ce cartographe pour le moins allumé grâce à l’enquête de Sylvain PIRON, Dialectique du monstre (Zones sensibles, Pactum serva). Ça décoiffe un max. Tiré à plus d’un million d’exemplaires rien qu’en Allemagne (oui, vous avez bien lu ! ) et désormais publié dans une trentaine de pays, Le charme discret de l’intestin (Tout sur un organe mal-aimé…), de Giulia ENDERS (chez Actes Sud) est un livre irrésistible. Aussi savant que poilant, il vous apprendra à vous mieux porter grâce à l’attention que vous accorderez après lecture à votre “deuxième cerveau”. C’est presque logique qu’après ça je passe à Roland Topor, dont Wombat vient d’utilement rééditer Joko fête son anniversaire. “Relecture Panique de la théorie du maître et de l’esclave, fable kafkaïenne d’un comique cruel sur l’ubérisation généralisée”, ce roman noir de noir fait se poser cette bonne question : Jusqu’où faudra-t-il s’humilier pour travailler ? Je l’ai relu avec un plaisir immense. Et puis, il y a Topor, voyageur du livre (volume I, 1960-1980) (Les Cahiers dessinés), une merveille de livre, plus encore que Topor, dessinateur de presse, paru au même endroit il y a deux ans.  Je dois vous avouer que, nonobstant ma connaissance assez poussée de l’œuvre immense de mon regretté pote (je pense à lui une fois par jour au bas mot), bon nombre d’illustrations reproduites ici m’étaient totalement inconnues (parues il y a une lurette aussi belle que toutes les autres dans des éditions discrètes ou pour bibliophiles). Une leçon de dessin sans égale. Bon, je vous préviens, je n’irai pas plus loin (air connu) car j’ai hâte de dévorer enfin Henry DARGER, L’histoire de ma vie (Éditions Aux forges de Vulcain) pour (peut-être) tout savoir enfin sur les Vivian Girls… Un petit Picon-vin blanc. Vous m’accompagnez ?

André STAS, R.

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