Ce matin je reçois par mail, dans mes pubs, « comment payer zéro euro d’impôts pendant 12 ans, c’est possible avec la loi Pinel » avec une reproduction du guide 2016 dont on peut lire en titres : « explications : conseils et exemples d’investissements » et « Réagissez ! Et si l’état pouvait financer à plus de 20% votre bien ? ». Sur Facebook des articles vantent les mérites de la « forêt verticale » de Stefano Boeri.
Je me demande s’il ne faut pas arrêter les villes, les vider, les casser, laisser la campagne regagner les cités, et fabriquer des Schrinken Cities volontaires.
Une Schrinken City est une ville regagnée par la campagne, comme Detroit actuellement, par exemple. Je veux dire, enfin, ok, je suis très très con, comme tout le monde, mais est-ce une raison pour en rajouter ? Comment veux tu que l’état investisse dans ton bien si tu ne payes pas d’impôts, connard ? Il y en a pas assez de ces merdes pro banque ? Et tu crois qu’on ne sait pas que ta putain de pseudo forêt verticale s’est créée en vidant un des quartiers les plus foisonnant et les plus populaires de Milan, que ce projet a permis à Berlusconni de faire entrer une autoroute dans la ville ? Merde, c’est bon ! Et comment tu lis ça toi : « des rescapés ont fourni une description des terroristes qui laisse penser qu’ils avaient pris du Captagon : regards fixes, visages livides, sans expression, ils ressemblaient à des morts vivants ». Des analyses médico-légales doivent permettre de dire si, comme à Sousse, les terroristes étaient effectivement drogués. »
En 1984 j’avais quatorze ans, et alors que nous écoutions les dessins du patient O.T. chantés par les nouveaux buildings qui s’écroulent, Winston Smith essayait de conserver ce qu’il pouvait de réalisme dans sa description du passé, écrivant à son journal dans le seul coin de son appartement qui échappait à la télévision. Nick Cave and The Bad Seeds sortent leur premier album, From her to Eternity et dans deux cents ans, on parlera encore de cet album alors que la loi Pinel ! hahaha ! et Stefano Boeri, si on le pend pas, on va juste l’oublier. Ta salope de façade verte jamais n’égalera cette ligne de basse et l’accroche au piano qui vient alors que le chanteur miaule « I start to cry » te colle à la chanson comme un paquet de super glu te collerait au plafond. Et la basse, là, c’est Blixa Bargeld, le chanteur des « buildings modernes qui s’écroulent » (*). Enfin bon tu vois, les Ailes du désir, tout ça. Tout le monde s’en rappelle, ça a complètement éclipsé la sortie de Arena, l’album de Duran Duran, la même année. Enfin, pour mes sept copains et moi en tout cas. On ne s’intéressera que peu, et à tort, je le concède, à Wild boys dont le clip, réalisé par Russel Mulcahy, se voulait la préfiguration d’un long-métrage adapté du roman éponyme de William S. Burroughs. Simon le Bon a commencé a écrire les paroles d’après un synopsis que lui a présenté le réalisateur. T’as vu comment tout se mélange. La première crise du pétrole est bien digérée et alors que les usines se vident peu à peu de leurs ouvriers, que Thatcher, cette femelle répugnante et sans âme, fait tourner l’Angleterre à rien dans des bains de sang où la police massacre les mineurs en grève, Justice For The Minors, Down Where the police Stay, Victory to the Minors, Victory to all The People in Struggle around the World ! Merde je le connais encore par coeur, putain, ouais, c’est les dernières phrases dites juste avant que ne se mettent à sonner les tambours de métal dans Schoulder to Schoulder, l’album de soutien aux mineurs par Test Dept. Avec Pavé et Joe et tonton, putain ce truc nous emportait on se croyait à l’intérieur d’une aquarelle de tempête de Turner quand on se le mettait. Waah. Allez regarder le magnifique film The Battle of Oargrave, c’est sur le net, que l’artiste anglais Jeremy Deller a réalisé en 2001 comme forme de commande publique. Jeremy Deller est vraiment un génie. C’est encore cette année-là que Julia, membre de la ligue anti-sexe des juniors et alors que tout le monde croit que c’est une espionne de la police de la pensée, remet à Winston un mot, qui lui vaudra enfermements, tortures et lobotomisation, sur lequel il est écrit : « je vous aime ».
Plein de choses m’emportent encore aujourd’hui, là, maintenant je suis tout bouillant tiens. Déjà j’ai super envie d’essayer le Captagon. Mais si je veux être parfaitement sincère, plus aucune idée sûre ne me touche. Je veux dire ok, je suis socialiste, au sens anarchiste du terme, à la Elysée Reclus, pas à la … enfin tu vois quoi, mais aujourd’hui, ce qui me tient, c’est la gravité. J’adore le sol.
Vendredi à l’atelier, Aude vient me chercher pour me montrer une esquisse d’installation (**), faite de chaînes dorées bling tendues d’un bout à l’autre d’une petite pièce et dessinant une grille dans l’espace. Aude est cette fille qui peut amener un débat en classe autour d’un poster qui montre la photo de Beyoncé dansant devant un gros « feminism » écrit de lumières et de gerbes étincelantes et dire « c’est cool, non ? » Elle fait ça au retour d’une semaine a Fort Calquier avec Christine Aventin où elle passe son temps en activités sévères, pour ne pas dire « radicales », autour de question sur le genre, la femme, la destination des définitions, la médecine, la nature, la ville, etc. Et je suis devant cette installation chaînes en or qui brillent et je lui demande de faire un geste, de retirer de tout ça ce qui peut apparaitre autoritaire.
Entendons-nous, faire quelque chose, quoi que ce soit, produire, qu’il s’agisse d’une salade à la mayonnaise ou d’un texte, d’un sifflet de crabe écornant Toxic ou d’une sculpture, quoi que ce soit, nous produisons de l’autorité. Le savoir-faire en est une. La place que nous prenons, le rythme de notre expression, les gestes que nous faisons, nos manières, les formes de notre corps même. Tout. Le truc il me semble c’est sur quoi nous produisons cette autorité et il me semble que pour les travaux pratiques, en art quoi, art pris au sens de « manière de faire », il vaudrait mieux produire une autorité sur les formes, les matériaux, les dispositions, que sur le spectateur. La grille est une forme extrêmement autoritaire, elle relève de la cartographie, elle suppose un régime belliqueux, on en a parlé. Et là, la tension entre deux points, comme ces fils étaient accrochés, ça relevait de la performance, d’une démonstration de puissance et d’un certain académisme. Je lui ai dit à Aude que je voudrais davantage voir un truc d’apache, attiré par le sol, attiré par la terre, que quelque chose qui soit comme un moment suspendu. Et les fils décrochés qui pendent dont certains sortent encore du sac dans lequel elle les a achetés, produisaient un geste libre sinon de la terre, au moins de toute illusion. Il arrive qu’être simplement beau soit vraiment une forme de contestation.
En 1993 dans Spectres de Marx, Jacques Derrida initie le terme d’ Hantologie, « il présente l’hantologie comme la manifestation d’une trace à la fois visible et invisible issue du passé qui hante le présent. Il s’appuie pour cela sur l’exemple du communisme qui, bien que disparu dans sa forme originelle, continue d’exister implicitement dans les esprits » disent-ils dans Wikipedia. Habiter quelque chose revient sûrement à lui fournir son spectre, trace immatérielle mais évidente, de ce qu’une chose est liée à son histoire, sa matière, son genre et aussi, son style, sa subjectivité, son humeur, sa tendance floue. Juste le fantôme de soi-même. Je veux dire, la manière dont tu fais tes pâtes peut relever de la simple application d’une recette, froide et impersonnelle, sans destination, ou d’un ensemble de formes, de temps, de rythmes, qui donnent tout son « possible », qui érotise, animalise, rend nerveux et poétique tout ton geste, toute ta putain de bolognese et ouvre sur ton histoire aussi imprécise et indéfinissable soit elle, là maintenant, et c’est là que tu défais l’autorité et entre dans un… disons… rapport.
Je m’étais décidé pour A finger and a cigarette comme titre pour ma monographie, cette idée m’est apparue l’été, en Provence, avec Jill, mon éditrice, le son des grillons couvert par Rock’n roll suicide, la chanson de Bowie et je retiens ces mots, comme un poème trouvé, dont j’aimais l’analogie. Puis un doigt et une cigarette me faisaient penser à une de ces photos punk, un kid pointant son majeur à l’objectif, une cigarette tenue droite dans sa mâchoire et alors que coulait comme un fil d’eau No matter when or where you’ve seen, All the knives seem to lacerate your brain, I’ve had my share, I’ll help you with the pain, You’re not alone. Jusqu’alors je n’avais jamais pensé à comparer un doigt et une cigarette. Il y a un gros mois, j’étais à Poitiers où nous avions une réunion pour la réalisation de ce bouquin. Jill me dit encore, c’est vrai elle me l’avait déjà dit l’été, qu’on ne devrait pas mettre
« cigarette » dans un titre ; sur le moment je croyais que c’était une blague. Mais Yann, qui était là, appuie. Ce n’est pas un problème de mot, je veux dire, les cigarettes, ça existe. C’est plutôt un problème de sonorité. Comment un rythme accompagne le terme, et comment ce terme fait écho à ton époque. Surtout s’il s’agit de quelque chose, moi j’aimais bien au début, qui a l’air d’être comme un roman de gare des années cinquante, une de ces nouvelles qui fait peur, avec de jeunes rebelles, des drogués et des putains, des mafieux, des gomorrhéens ou tout ce genre de trucs. L’air d’être comme. Ouais c’est ça qui allait pas, ce régime de l’analogie. Et là-dessus je n’ai pu que leur donner raison. Je ne cesse de les interroger et moi-même par là aussi sur le fait d’habiter les choses, d’être dedans. Alors on n’allait pas faire comme. Le spectre du livre se devait d’être liquide, fait de tourbes et d’indécisions et de courbes risquées, pas d’une analogie.
En fin d’année, la nuit du 24 au 25 décembre 1984, à Kunming, en Chine, dans son poème Karma du Monde, Allen Ginsberg écrit :
« Les Juifs se sont toujours plaints, râlant sur les faux dieux, pour installer le plus faux d’entre eux, Jehovah, au coeur de la civilisation occidentale – ayant créé Le Juge les juifs sont jugés c’est leur karma en ce monde, Bombe Atomique.
Les Anglais se sont toujours sentis supérieurs, très classe, impassibles, Vive la reine et viens là mon canard que je te bourre le trou.
Les Français, encore plus supérieurs, raides comme des piquets, l’Algérie sera toujours indissolublement liée à la France, c’est sans regret que nous nous verrons dans l’obligation de vous tuer si vous n’êtes pas d’accord, ils apprécient tout, vin femmes chansons art moderne. Oh là là qu’est-ce qu’ils sont fûtés, ils ont introduit la culture de l’opium l’Indochine sera toujours droguée à la France, Vive la Bourse ! »
Et rien sur la Belgique. Alors que je termine ce texte j’apprends la mort de David Bowie. Nous avons décidé que le titre du livre que je dois faire sera une suite de mots.
(*) traduction approximative de « Einsturzende Neubauten »
(**) : « scio sui credidi », Aude Anquetil, œuvre en cours, 2015.