Commençons par un somptueux ouvrage qui trouvera sa place naturelle sur vos rayons d’art liégeois de la seconde moitié du XXème siècle, Sur les traces d’Alain Dogue, une mise en récit de Charles FRANÇOIS, aux Éditions du Plomb dans l’Aile. Le tirage n’est que de quarante exemplaires et s’avère gratuit selon l’humeur de l’auteur ! Si le curieux personnage dont il est question vous intéresse, vous pouvez toujours tenter votre chance en vous informant à cette adresse : charfra@skynet.be. Bien qu’il ne soit plus connu ici que par un petit nombre, Alain D’Hooghe (son patronyme véritable) vient cependant d’avoir droit à un chapitre entier dans la thèse de doctorat d’une nommée Laurence Pen, récemment publiée par l’Université de Rennes, intitulée “Des stratégies obliques” et ayant pour objet une histoire des conceptualismes en Belgique. Cet homme pour le moins singulier fit son « entrée en art » au début des années 70, grâce à une exposition à la défunte Galerie du Croissant d’or à Liège, « Érotic Art & Pop’Art », dont l’affiche marqua sensiblement les esprits, vu qu’elle s’illuminait de la photographie de son visage. En réalité, la salle d’exposition était transformée pour la circonstance en déversoir à ordures contenant poubelles à moitié pleines de cendres, caisse de patates, linge sale éparpillé sur le sol, linge séchant sur un fil tendu, une vieille lessiveuse, une valise portant diverses inscriptions, etc. Aux cimaises, étaient accrochés quelques crapuleux dessins et peintures et quelques gadgets réalisés à l’aide d’objets hétéroclites. (Je me souviens m’être rendu au vernissage avec André Blavier et nous y être conduits de conserve comme de vrais potaches, ce qui généra quelque peu l’ire de l’exposant.) Deux lustres plus tard, dans L’activité surréaliste en Belgique, Marcel Mariën écrivit à peu près ce que le public ressentit : « Sous prétexte d’art, voire d’anti-art, l’on songe naturellement tout de suite à l’absurde et consternante postérité de Marcel Duchamp, à ce long fleuve d’ennui dont il a bien involontairement rompu les digues, à l’orée de la première guerre mondiale. Et l’on comprend aussi, à travers son hagiographie calculée, comment elle en vient à justifier toutes les caricatures et la moindre élucubration, grâce au climat frelaté des vernissages transformés en « événements » où, devant le client roi, l’artiste joue le bouffon aux impertinences mesurées. (…) Tout est permis jusqu’à la nausée. (…) Il ne manque plus, au consommateur avisé, que d’installer ses propres ordures, nettoyées et signées, au milieu de son appartement pour « comprendre » une fois pour toutes et se changer en artiste, lui aussi. Tout semble indiquer, au reste, et le marasme énergétique aidant, qu’on n’en est plus très loin. ». Le bougre s’essaya ensuite à l’écriture en publiant à une cinquantaine d’exemplaires un recueil de textes pour le moins affolant, Alain d’Hooghe est parmi nous, aux Éditions de ma pine. Un ovni culte ! L’année suivante, son « prototype culinaire » présenté par la galerie Yellow Now défraya assez bien la chronique (Recettes culinaires pour l’amélioration du rendement de la mécanique automobile, pour être précis). Son expérience de galeriste tourna mal et l’expédia en prison pour graves faits de mœurs. (On peut lire ici les lettres qu’il y concocta et qu’il envoya.) L’endroit était baptisé Héliogabale, en référence à Artaud et son « théâtre de la cruauté ». Plus tard, il se lança dans l’action politique, se mettant plus exactement au service d’un inoubliable candidat aux élections communales liégeoises, se réclamant d’un « parti vitaliste », qui prônait la restauration de l’ordre par une alimentation plus saine, principalement à base de pain gris : le merveilleux Frère Alfred. Il lui servait de chauffeur, tout en lui permettant de grimper sur le toit de sa voiture pour haranguer la foule avec un haut-parleur. (Je suppose qu’il ignorait jusqu’au nom de Philibert Besson…) En 1974, il organisa une course cycliste,
filmée sous le titre Casino de l’art d’avant-garde, des concurrents escaladant la côte du Sart-Tilman, revêtus d’un maillot portant le nom d’une galerie réputée (y compris « Ben doute de tout »). Bon, je ne vais pas tout vous raconter sinon je ne parlerai que de ce seul ouvrage. Le méticuleux travail de Charles François ressuscite cet ahurissant météore et je ne peux que le saluer bien bas, lui tirant mon chapeau avec déférence et gratitude. J’ai rajeuni de près d’un demi-siècle, ce n’est pas rien !
Là-dessus, j’ai eu envie de me replonger dans Antonin ARTAUD et le hasard – qui sait tout – veut que la collection Quarto, chez Gallimard, republie ses Œuvres, en tout cas tous les livres essentiels. S’y ajoutent un large choix d’articles, scénarios et textes divers dont de nombreux introuvables ou inédits ainsi que plus de 200 lettres dont certaines inédites, une abondante iconographie rehaussant le tout. Viré du groupe surréaliste (cf. Au grand jour, 1927), Artaud répond par À la grande nuit ou le bluff surréaliste, un texte dont je ne résiste pas à citer la fin : « Depuis longtemps le surréalisme n’embrasse plus qu’une part très restreinte de cette réalité supérieure vers laquelle il tendait initialement. En tout cas cette réalité des arrière-fonds de la tête, des intervalles de la pensée, n’importe quelle action concertée n’est plus capable de la joindre. Sans méconnaître les avantages de la suggestion collective, je crois que la Révolution véritable est affaire d’individu. L’impondérable exige un recueillement qui ne se rencontre guère que dans les limbes de l’âme individuelle. Pour moi, négligeant toute tentative commune, je m’enfonce à la recherche de la magie que je me suis faite, dans une solitude sans compromis. » On connaît la suite… Puis, j’ai eu bien envie de réécouter Pour en finir avec le jugement de Dieu, vu que cela n’offre pas la moindre difficulté. Offrez-vous ça, c’est trop fort : http://bit.ly/1KOvVud. Inoubliable !
« Il y a dans l’être quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme et ce quelque chose est justement LE CACA. (Ici rugissements.) » Comme il l’écrivit lui-même, en 1947, dans Suppôts et supplications : « Pas d’homme au bout de son rouleau qui ne sache trouver dans Artaud de quoi se refaire une existence. » Puis Jean-Marie (qui déteste Onfray), me file Cent vingt mille hurlements en faveur de Sade, de Raphaël DENYS (Bozon2x Éditions). C’est drôle car le premier livre du même fut Le testament d’Artaud (Gallimard, collection L’Infini, 2005). Lui non plus n’aime guère Onfray, qu’il étrille en deux cents pages, sans jamais le citer (mais on comprend très bien qui est Sain-Miche ou LeSain), ne lui pardonnant pas La passion de la méchanceté. Sur un prétendu divin marquis, qu’il fit paraître chez Autrement. S’appliquant à déconstruire le mythe, il y affirmait que Les 120 journées de Sodome sont d’une perversité abjecte et procèdent d’une pulsion de mort ; il soulignait que Sade était un Jacobin d’occasion, méprisant le peuple dans ses écrits et converti par opportunisme ; que ses actes de délinquants sexuels n’étaient ni des détails ni des « badinages» mais des comportements cruels et barbares plusieurs fois condamnés (et plusieurs fois étouffés), etc. Denys s’insurge, nuance, roule Saint Michel dans la farine et c’est plutôt gai à lire car non seulement c’est plutôt bien écrit mais encore ce livre fait réfléchir plutôt dans le bon sens et pas seulement sur Sade. Vous y croiserez Nietzsche, Pound, Apollinaire, Gourmont ou… Marilyn Manson ! Extrait : « Inutile de verser dans le pathétique snobisme provincial qui consiste à tirer à vue sur tout ce qui émane de la Capitale, comme si vivre en province était garant de l’intégrité morale et de la rectitude intellectuelle ! Comme si flatterie, injustice, intérêt, trahison, fourberie, avaient élu domicile dans deux ou trois rues de Paris, nulle part ailleurs – Connerie cosmique !… Là encore, l’humanoïde post-moderne – peu importe
là où il baise, bouffe ou crèche – n’a qu’une idée en tête : obtenir le monopole de la morale !… Dealer sa dope à tous les coins de rue du web, des salons ou des médias !… Non seulement dans l’espoir de remporter l’Oscar de l’éthique ou l’Os d’or du meilleur ami de l’humanité, mais surtout à dessein de sentir encore une fois, encore une fois, juste un peu, encore un peu, la pure défonce de quelques grammes de moraline dans les veines… La moraline autrement dit, désormais, la blanche du nanti comme du fauché, de la star comme du quidam, la came trans-classe, l’analgésique enfin démocratique, le doping psychique à grande échelle, qui, seul, semble tenir l’humanité désabusée en éveil : Tu dénonces à grand renforts de tweets la barbarie sous toutes ses formes, et l’imposture des dénonciateurs : piquouse… Tu décides — en âme et conscience — de boycotter les magasins de fringues bon marché made in Dacca : piquouse… Tu cesses de manger du poulet élevé en batterie, non en raison de son absence absolue de saveur mais par pure empathie pour ces pauvres bipèdes : piquouse… Tu signes une pétition en ligne contre le réchauffement climatique, l’extinction des abeilles et la corrida : piquouse… La chemise de BHL t’horripile : piquouse… L’indignation t’indigne : piquouse… Et les propos pseudo-fascisants de supposés néo-réacs te mettent en pétard : piquouse… Sans parler du populisme du peuple : piquouse… Et du mariage homo : piquouse… Et de la P.M.A : piquouse… Et de l’oisiveté des chômeurs : piquouse… Et de la spéculation des spéculateurs : piquouse… Car en vérité, tout fait farine au moulin de la moraline — secondaires sont les raisons de l’indignation, seul importe l’effet narcotique généré par le produit… En cela, le « moralinomane » ne diffère en rien — ou si peu — du camé classique… Il veut et puisqu’il veut le monde doit nécessairement, naturellement et automatiquement se plier à son caprice, devenir l’ordre édénique imaginaire qu’il entr’aperçoit dans son délire. »
On se délecte d’Ubu dans la cuve à Merdre, pièce en trois actes et deux chansons, pondue par SONZ d’après les personnages créés par Jarry et illustrée par BÉ (Éditions Goater, 12, rue Gasron Tardif F 35000 Rennes) avant de se plonger dans l’Anthologie pataphysique de l’Antiquité à nos jours, concoctée par le COLLÈGE DE ’PATAPHYSIQUE lui-même et parue aux Éditions du Sandre. 400 pages de Science pour 18 euros, vous ne rêvez pas ! 72 plumes réparties en ces chapitres : Définitions – Nominalisme pataphysique – Feux de mots – Les clichés sont l’armure de l’absolu – Poésie – La ’Pataphysique est la science des exceptions – La ’Pataphysique est la science des solutions imaginaires – Une société de recherches savantes et inutiles – Voir un autre univers à la place de celui-ci – Une société intégralement sociétaire – Le Collège de ’Pataphysique est didactique – Petit traité des vertus pataphysiques (Le pataphysicien est modeste, est un humaniste, est optimiste, est loyalement hypocrite) – La ’Pataphysique est la fin des fins – L’escalade pataphysique (analyse du n-ième degré suivie de moult « Épiphanies » édifiantes. Une manière de livre de chevet, qui vous baladera d’Ionesco au Zohar et de Brisset aux Bigarrures du Seigneur des Accords sans que ça vous paraisse abstrus. Là-dessus, je m’offre une absinthe, vous laissant.
André STAS, R.