Safari au Pays Noir

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Je me suis encore planté dans ce tunnel, toujours le même. Et maintenant, je suis perdu et en retard. Je dois retrouver Nicolas Buissart, l’artiste qui a conçu «Charleroi Adventure» 1. Il a accepté que je me joigne à un petit groupe de trois Hollandais qui se sont inscrits pour son City Safari. On devait se retrouver il y a 20 minutes devant l’hôtel Ibis, et je suis toujours en train de chercher où c’est – et une place pour me garer. En sortant du parking qui surplombe le Carrefour du boulevard Tirou, en sueur et essoufflé, je passe un coup de fil désespéré pour demander s’il est possible qu’on m’attende encore un peu avant de démarrer. «Pas de problème, on n’est pas encore parti», me répond une voix tranquille.

Une fois arrivé au point de rendez-vous, je comprends que le gars n’est pas encore arrivé sur place. Il est presque 11h quand il apparaît et se dirige vers le trio batave que je n’avais pas repéré. Je m’approche, il est déjà en train de leur expliquer, dans un basic english savoureusement décomplexé qu’on vient de lui piquer sa bagnole et puis qu’il est crevé parce que hier, il a fait un tour avec des gens qui voulaient prendre des photos puis qu’il a fini par faire la fête le soir avec des pêcheurs au bord de la Sambre. Qu’est-ce qui est vrai dans tout ça? Là n’est pas la question, puisqu’il s’agit d’une œuvre d’art.

«Aujourd’hui, certains essaient de me coincer avec ça, mais je n’ai jamais voulu me faire passer pour un guide. Je n’en suis pas un et ne veux pas l’être. Je préfère qu’on me considère comme un philosophe ou un penseur. Mais le mieux, c’est encore artiste, voilà. Parce que ça me permet d’avoir un avis sur tout et même de pouvoir dire des bêtises tout en restant impalpable, inskettable.»

Artiste, donc, dont l’œuvre majeure à ce jour reste «Charleroi Adventure». Ce coup de maître a été conçu en 2009. Les lecteurs du quotidien néerlandais De Volkskrant ont élu Charleroi «ville la plus laide d’Europe», suscitant le scandale ou l’émoi un peu partout en Wallonie. Nicolas Buissart ne se joint pas au chœur d’indignation; au contraire, il décide de prendre ce titre fort peu honorifique pour une opportunité unique à saisir. Il invente un dispositif culotté, quelque part entre la pride 2 et l’exploitation des principes du marketing, selon lesquels, il vaut mieux être premier en quelque chose, qu’importe le classement, au travers duquel il commence à faire des City Safari.

Et ça marche. «On est au beau milieu de la région la plus densément peuplée d’Europe, même si mon truc ne touche que les curieux des plus éduqués, même pas 5% de la population, ça fait encore un paquet de gens! Des Hollandais, des Allemands, des Français et puis des gens qui bossent à Bruxelles.» Du coup, la presse a la puce à l’oreille, c’est le grand défilé : Arte, The Guardian, le Monde, la BBC, Vice… Et donc toujours plus de clients pour venir faire un tour à  Charleroi à la façon Nicolas Buissart. Et c’est là qu’est l’art, évidemment. Ce gars a une manière savamment travaillée d’habiter et d’arpenter le territoire. De là vient la matière avec laquelle il fabrique les récits et les discussions que produisent les «visites» durant lesquelles on aura la possibilité de boire des chopes dans des cafés où aucun touriste n’aura jamais l’idée d’entrer, manger des sandwichs dans un snack de la périphérie, traverser la voie de chemin de fer en-dessous du petit ring, discuter avec un employé communal (en train de nettoyer un passage souterrain jonché de seringues) des primes qu’il reçoit quand il trouve un animal mort, s’extasier devant un graffiti représentant une star locale nommée
Kid Noise lèvres cousues et flingue sur la tempe, discuter avec le responsable de la pesée des bateaux qui amène la ferraille à l’aciérie toute proche du centre ville…

Évidemment, à l’époque du city branding, jouer ainsi avec le côté sombre de la ville, ça fait grincer des dents. «Les autorités compétentes m’en veulent toujours un peu parce que dans la plupart des articles sur mon boulot, le fond est bien mais t’as toujours ces quatre lignes mises en avant qui sont bien scandaleuses et puis le titre est systématiquement là pour piquer. Bref, je leur casse un peu leur plan comm’. Mais c’est en train de changer, on dirait qu’ils se sont fait une grosse réflexion avec des consultants et tout ça pour savoir comment ils pouvaient prendre appui sur mon travail.» Nicolas Buissart consultant pour le ministère wallon du tourisme: la perspective semble aussi intéressante qu’improbable.

Après avoir bu un dernier verre en continuant la série de conversations entamées durant la journée à propos du plan Feder, de la différence entre Liège et Charleroi, des tares congénitales du milieu socio-culturel, les techniques d’étançonnage de l’immense trou creusé en plein milieu de l’artère principale de la cité ou encore de la chance qu’a eu Rotterdam d’avoir été rasée par les bombardements pendant la seconde guerre mondiale, il est temps pour moi de repartir. Je reprends la route et au fond du Boulevard Tirou, au beau milieu d’un immense chantier en pleine heure de pointe, j’aperçois Nicolas Buissart, assis sur un séparateur de voie rouge. Il téléphone tranquillement, comme s’il était dans son atelier. Habiter la ville, chez lui, c’est une question de style, la matière première de son œuvre.

Notes:

  1. Cette technique, utilisée notamment par les communautés LGBT, consiste à retourner un stigmate en fierté.
  2. Si vous voulez faire ce City Safari, il vous suffit de prendre rendez-vous avec son auteur, son numéro de téléphone est sur le site charleroiadventure.com

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