À sept ans, mes jouets préférés sont le jokari et les rollers Fisher Price. Je fais des allers-retours sur la petite route de graviers devant la maison.
À vingt-huit, Noël fait résonner le tintement d’une folie organisée. Profitant d’un détour sur Paris, je me rends dans une boutique spécialisée en sports de glisse. Fidèle à moi-même et à mes curiosités impulsives, j’achète mes rollers avant même de savoir rouler. Au prix qu’ils m’ont coûté, pas question de jeter les patins avec l’eau du bain. Qu’importe ces années sans petites roues, mon ambition fait peau neuve : faire du Roller Derby ; Le soir même, chez mon frère, plantée là dans son gentil lotissement aux routes duveteuses, j’ai enfin à mes pieds ma paire de Rollers Quad Supreme (deux roues avant, deux roues arrière, et système de freinage sur le bout avant). Sans oublier les protections sensas’ qui vont avec : genoux, poignets et coudes. Il me manque encore le casque et, je le saurai plus tard, le protège-dents.
L’envie est récente, deux mois qu’elle tourne en rond dans mon crâne. Depuis qu’en octobre dernier, je rencontre une joueuse de Roller Derby de Bruxelles en pleine soirée Halloween. Je suis déguisée en hipster transpercée par une selle de vélo et mon œil étincelle : je l’écoute, fascinée, me vanter les mérites d’un sport d’équipe plutôt drôle et violent. Depuis, j’y crois, j’y pense. J’attends Noël et m’offre les deux bêtes à lacets : à peine mes rollers achetés, forte d’une pulsion alimentée par l’acquisition de ces deux machines de guerre, je m’inscris dans la foulée à la journée de recrutement des « Holy Wheels Menace » (HWM, l’équipe de Roller Derby de Liège). Ils répondent favorablement à mon mail : la prochaine session a lieu en février. Parfait, cela me laisse le temps d’être douée. J’ai peur. Un corps sur roues, c’est pas naturel : ça va vite, ça se disperse, ça s’alourdit, ça s’étale. Je tombe. Je ris. Je suis seule dans mon apprentissage, mais chaque sortie en patins m’enthousiasme. Je pousse le vice jusqu’à profiter de ma venue chez une amie pour faire du roller en plein Liège. Le trajet Centre-Guillemins me prend une heure. Je ne sais pas freiner, je menace de m’écrouler à chaque mètre et j’invente la méthode d’arrêt via poteaux urbains. Le principe : les enlacer. Ça marche à tous les coups. Heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon les yeux incrédules à travers les vitres des bus Tec m’auraient enterrée cent fois.
Finalement, le recrutement arrive et je ne suis pas meilleure. Je m’en fous, j’y vais quand même. C’est loin, une salle de basket à Liers. La salle est sombre, elle résonne et il y fait froid. Il y a une petite dizaine de nanas comme moi, venues pour voir ce qu’elles valent. Quelques membres de l’équipe des HWM nous accueillent. Macha, l’une des plus anciennes ; Arno, le coach de l’équipe ; il y aussi Ninon, Charlotte… Le recrutement est simple : on s’échauffe en baskets (courses, abdos) puis on nous prête rollers et protections et on fait des tours sur le « track » (la piste de jeu circulaire, délimitée au sol par des contours au gaffer noir). Après l’heure d’essai, les conditions des cours sont données : deux fois la semaine, deux heures par entraînement, ici même. Je ne sais pas freiner et tourner me demande du courage, mais ils m’acceptent. On est nombreuses dans le même cas : Clémentine, Corentine, Nadège, Mélissa… Pas de crainte à avoir, ça fait partie du travail : l’entrée dans l’équipe n’est effective qu’après avoir passé un certain nombre d’épreuves. Rebaptisées les « Fresh Meat » (la viande fraîche), il nous faut d’abord apprendre à tomber, se retourner, rouler vite, slalomer, sauter, expulser l’autre, la bloquer, jammer…Un langage bientôt familier et un syllabus de règles comme livre de chevet : cela constitue nos M.S., nos « Minimum Skills » – compétences minimales, théoriques et pratiques, nécessaires pour jouer sur le terrain.
Ninon et Macha nous donnent les dernières infos
tandis que portes à battants grincent. Des nanas qui rient, s’interpellent, emplissent le lieu. Elles ont toutes un sac de sport imposant. Parfois, un casque y est accroché. Elles sont nombreuses. Ça s’agite. Des mecs arrivent aussi. À ma grande surprise, de nombreux hommes gravitent autour (arbitres, coach…) de ce sport essentiellement féminin – même s’il ne l’a pas toujours été –, et les équipes masculines se multiplient, comme celle des Vî’Kings de Liège dont Arno fait partie. On parle alors de roller derby masculin ou de roller merby. L’équipe des HWM joue en rouge. Des tattoos se dévoilent sur des jambes enshortées. Des cheveux rasés sur le côté, des casques customisés, des cheveux colorés, quelques piercings. Des fluettes, des musclées. Un match amical – scrimmage – avait été organisé à la suite de la journée de recrutement : on va pouvoir se faire une idée plus précise de ce qui nous attend et nous familiariser avec ce sport. Il oppose l’équipe des HWM (Liège) à celle des Rolling Candies (Amiens) qui ont spécialement fait le déplacement. Les heurts sont francs, rudes, le match est impressionnant, les coups de sifflets retentissent, notant les débuts/fins de jam et les fautes en tout genre. La piste bout, agitée entre arbitres, coach et joueuses. Assise sur le banc des spectateurs, avec quelques autres curieux, je n’y comprends rien, mais je souris : un petit patin dans ma tête me dit que je vais aimer ce sport…
Brutale époque
Aux parents et amis ignorants, je tente d’expliquer le sport que j’exerce depuis peu : sorte de hockey sur roues ? Ou genre de rugby sur patins… sans balle. Euh… catch de furies ? Après trois mois de Roller derby, séduite par cette pratique, c’est la formule d’Arno qui me paraît la plus lumineuse : « sport de contact sur patins » ! Bien sûr !
Pour faire simple, malgré des règles nombreuses et complexes, il consiste à opposer deux équipes de cinq joueuses sur une piste plate et ovale. Dans chaque équipe, une jammeuse et quatre bloqueuses, dont un pivot. Chaque manche se compose de mi-temps de 30 minutes, formées par des rounds – jams – de deux minutes, durant lesquelles les attaquantes de chaque équipe – les « jammeuses », reconnaissables à leur bonnet à étoile par-dessus le casque – ont pour objectif de dépasser les « bloqueuses » regroupées en « pack ». À chaque fille de l’équipe adverse doublée, un point est remporté.
Happy Derby Year ! Il y a quatre-vingts ans, le roller derby naissait. À l’origine, il y a des courses d’endurance en patins en Amérique du Nord. Le 13 août 1935, Leo A. Seltzer, promoteur sportif, décide d’organiser un marathon sur rollers réunissant des couples prêts à parcourir des distances égales à celles reliant San Diego à New York City, le tout sur des pistes circulaires. Façon On achève bien les chevaux, à l’époque de la grande Dépression, les vainqueurs remportent la mise. Les fins de spectacle échauffent souvent les esprits et les dames se bastonnent avec tant de passion qu’elles en viennent à créer le show. Le public s’enthousiasme devant ces bagarres de femmes. Seltzer sent le bon filon. En 1937, aidé du sportif Damon Ruynon, il finalise les règles du Roller Derby, et un jeu plus structuré se dessine. Il devient un sport d’équipe caractérisé par une course où tous les contacts sont permis. Le sport de contact naît, devient féminin, et le spectacle commence. Sorte de catch en roller, les maîtres-mots sont vitesse et expulsions violentes entre les participantes. Voilà une pratique où la joueuse est regardée, soutenue, en pleine rage de vaincre et faisant la loi sur la piste. Le Roller Derby continue de se développer ainsi, à la croisée du patin à roulettes et de la lutte professionnelle. L’âge d’or débute en 1940 et se poursuit jusque dans les années 1970. Puis, c’est le déclin. Mue par une envie d’images de cette époque, je tombe sur des vidéos noir et blanc de la dernière grande icône : la bagarreuse Ann Calvello dont la carrière s’étend de 1948 à 1968. Véritable vedette, elle élimine ses adversaires en frappant, poussant, tirant
les cheveux, et additionne à son palmarès pas moins de douze fractures du nez ! Pas de pitié pour les autres : c’est une catcheuse en short sur patins et la foule acclame !
Tombant dans l’oubli jusqu’en 2001, ce sport refait surface à Austin, au Texas, où une trentaine de filles sont invitées à se rassembler pour participer à un évènement Roller Derby dans une mouvance punk rock et à créer une fois de plus le show. À cette époque, les règles sont encore floues, et tiennent davantage du Roller Derby dit « Renegade » : une pratique où la jammeuse doit dépasser l’équipe adverse, et où nulle ne peut sortir de piste. À part ça, pas de précisions, pas d’interdits, tous les coups sont permis. Puis, deux genres se dessinent : le Flattrack (sur piste circulaire plate – celui pratiqué dans la plupart des cas aujourd’hui) et le Bankedtrack (sur piste circulaire inclinée). Les joueuses texanes n’en restent pas là : elles prennent leur sport en mains et décident de se fédérer pour créer la première équipe de Roller Derby, baptisée les « Texas Roller Girls ». Cette fois-ci, les femmes ont pris le pouvoir et se sont appropriées ce sport qu’elles vont défendre. Grâce à elles nait la fédération officielle de Roller Derby, celle sur laquelle toutes les autres ligues s’appuieront désormais, et qui se charge entre autre de définir le règlement : le Women’s Flat Track Derby Association (WFTDA).
« C’est fait pour toi »
C’est ce que mon demi-frère m’a déclaré lorsque je lui ai annoncé ma nouvelle passion. Je me demande encore ce qu’il voulait dire. Si le Roller Derby n’exige pas un physique particulier, il faut néanmoins de l’entraînement, de la rigueur, et « si tout le monde peut faire ce sport, ce sport n’est pas fait pour tout le monde », affirme Arno. Car à la fin, le travail seul permettra d’obtenir ses M.S, d’entrer dans l’équipe et de jouer. Avant de commencer à pratiquer en terrain, la première chose à laquelle il faut s’initier, c’est la chute. La persévérance est essentielle, au minimum trois à six mois d’apprentissage est nécessaire avant de monter sur le track, où « personne ne te fait de cadeau », où « tu ne peux pas te reposer ». Avant de réussir des retournements en patins, je suis tombée si souvent que « l’important, c’est se relever » est devenue ma phrase fétiche. Quant à Clémentine, autre freshmeat, je me souviens encore des photos de bleus sur ses bras, qu’elle partageait en fin d’entraînement. Si le sport peut paraître violent, « il y a des règles pour ne pas que ça devienne une boucherie », rassure Macha. « Le spectaculaire des chutes vient du fait que c’est un sport toujours en mouvement, sur rollers. Donc, lorsque tu tombes, tu tombes sur plusieurs mètres. Mais en réalité ce n’est pas si grave. » Plus de bleus que de peur.
Entraînement, endurance, mais également stratégie et tactique sont de rigueur. Macha insiste : « C’est un sport qui demande plus de force de caractère que de force physique. Il faut repousser ses limites, pour tenir tête, et rester en tête. » Et si le roller derby m’a tellement enthousiasmée, c’est que c’est un sport d’équipe, où il faut pouvoir compter les unes sur les autres, et où la jammeuse n’est rien sans les bloqueuses. Force et muscles, filles hargneuses heureuses, technique et tactique : voilà les ingrédients d’un sport passionnant.
Il s’agit aussi d’une pratique dépassant les clichés qu’on veut lui associer. Sur la piste, tous les styles sont présents, petits ou grands gabarits, corps tatoués ou peau vierge, cheveux colorés, rasés, ou coupes plus classiques. Chacun y trouvant sa place. Le « Do It Yourself » y a une forte influence, car tous les participants doivent s’y mettre pour faire exister la pratique. Je suis surprise et admirative devant tant d’investissement personnel, une impressionnante organisation intra-club. Ma boîte mail et mon groupe facebook s’emplissent d’informations en tout genre, de questionnaires judicieux, de demandes efficaces. Tout cela participe au bon fonctionnement de l’asbl Roller Derby de Liège. Les équipes travaillent dur
pour trouver des espaces d’entraînement dignes de ce nom, et c’est pareil ailleurs en Wallonie. Avant, c’étaient des endroits moins appropriés, comme la patinoire de Jambes, le parking de Belle-Île, ou une salle d’école… Ce n’est qu’il y a deux ans que les HWM ont pu investir la salle de Liers pour s’entraîner avec régularité. Une hargne d’autant plus forte résulte de cet investissement et, pour les joueuses : « Lorsqu’on a tout organisé, qu’on a invité nos amis, on est fières et on veut gagner ! »
En tant que freshmeat, je suis invitée à soutenir et aider les HWM dès que des rencontres s’organisent. Mai est l’apothéose de mes mois d’entraînement : je vais assister à mon premier vrai match, celui où les points seront enregistrés pour mettre à jour le classement des équipes. Celui où ça ne rigole plus. Enfin, toujours un peu, mais moins. Celui où les enjeux sont plus hauts. Aussi parce que, cette fois-ci, nous sommes à domicile, que les amis seront présents, qu’il faut accueillir dans les règles les Switchblade de Lille qui ont fait le déplacement en bus. Nous nous rendons au hall omnisport de Beyne-Heusay pour tout organiser. Sept arbitres – c’est un minimum – sont invités pour l’occasion. Un vrai match, quoi ! Je suis désignée « track doctor » : les joueuses sont si acharnées et sortent de pistes si fréquemment que mon rôle consiste à remettre du gaffer au sol en cas de piste dégradée.
Les Switchblade arrivent dans une ambiance chaleureuse avant de passer aux choses sérieuses. Elles s’échauffent puis partent s’équiper : patins, brassards, protections, casques, dentiers, mais aussi mini-short, rouge à lèvre, maquillage, tenue d’équipe.
Je découvre l’excentricité et le folklore du Roller Derby. Avant le coup de sifflet initial, chaque équipe défile sur le track au rythme de sa musique totem. Les Switchblade ont un drapeau noir qu’elles agitent fièrement et des vestes en jean de rockeuses. La speakerine crie leur « derby name » au micro, et toutes sont acclamées par un public enthousiaste. Le « derby name », sorte de pseudo de chaque joueuse de l’équipe, est choisi en fonction de sa personnalité, d’un trait de caractère, de son physique, d’une spécificité de jeu… À la joueuse ou à l’équipe de le choisir. Souvent à consonnance anglaise, parfois un jeu de mots : « Brûle la gomme », « Polly rocket », « Acid blondie », « Denfer ». Ce nom invite à trouver la force de s’élancer et de se battre contre l’adversaire, d’incarner son propre personnage, voire à être quelqu’un d’autre. Avec sa mythologie fortement influencée par la mode rockabilly et punk, le Roller Derby est une subculture underground.
L’introduction des équipes se termine et le match peut commencer. Les HWM, en infériorité numérique par rapport aux Lilloises, doivent redoubler de prudence : moins de joueuses signifie moins de roulements et une fatigue accrue. Le roller derby nécessite au minimum sept filles dans chaque équipe, mais elles peuvent être jusqu’à quatorze. Au regard de l’intensité des jams, avec cinq joueuses sur le terrain, une équipe peut mieux reprendre son souffle et utiliser différentes stratégies si ses participantes sont plus nombreuses. Et pourtant, les HWM tiennent bon. Elles utilisent leur fluidité et se faufilent entre les adversaires. Elles usent de belles techniques, esquivent et finalement obtiennent un score de 187 contre 167 ! Ravies, les deux équipes se félicitent et s’invitent à boire des coups. Lille repart dans son bus, Liège rentre épuisée. La rencontre était belle et riche. Singulière aussi.
America VS Europe – La débrouille en Wallifornie
Arrivée en Europe seulement en 2005, l’Amérique a dix ans d’avance dans sa pratique du Roller Derby (en 2010, quatre cents ligues étaient recensées aux USA). Ici, en Wallonie, les asbl se créent mais le sport repose fortement sur la débrouillardise de chacun-e.
Tout le contraire des Etats-Unis, où la pratique devient de plus en plus élitiste, plus professionnelle, laissant petit à petit le folklore disparaître. L’excentricité s’efface,
les mini-shorts sont bannis et remplacés par des caleçons noirs moulants uniformes. Parfois, même les « derby names » ne trouvent plus leur place. Seuls les numéros des joueuses restent, sans aucune originalité. Peu à peu, ce qui constitue la spécificité du Roller Derby est englouti par le challenge sportif. Heureusement, les Wallonnes résistent et s’inventent de leur côté, avec leurs propres références. Le Roller Derby wallifornien est un sport d’acharné-es, suivant les règles sans trop se prendre au sérieux.
Après deux mois d’interruption estivale, je reprends avec hâte le chemin de Liers où, patins enfilés et consignes en tête, j’espère obtenir mes M.S. théoriques. Je me languis, peur sous protection, de jouer mon premier match en tant que membre des HWM. Mes ami-e-s sont déjà en attente, banderoles prêtes, pour me soutenir dans ce sport bouillonnant. Il me tarde de faire chauffer les roues, pour réveiller mes patins poussiéreux d’un bel été sur plage et planches de bois. Pour retrouver et poursuivre mon investissement dans cette pratique amateure, passionnée, enragée et gagnante, retrouver les plaisirs des regroupements et de la communauté.
Sport, équipe, valeurs, show, fierté, organisation et union.
Roller Derby, mon amour.