Nul ne devrait plus être censé l’ignorer, la créativité serait notre bien le plus précieux, celui sur lequel nous pourrions compter pour nous construire un avenir radieux. Mais les créateurs et les créatrices, dans quelles conditions d’existence et de travail vont-ils vivre la grande marche en avant du redéploiement économique ? C’est un peu flou et très compliqué : prière de ne pas poser cette question avec trop d’insistance et s’attendre à recevoir, en retour une réponse claire ou pas trop décourageante. Et bien, la coopérative Dynamo, qui vient de voir le jour, se propose de répondre franchement à cette question – et en conjuguant sens pratique, espoir et réalisme, s’il vous plaît! Le tout en s’appuyant sur des idées comme celle de la mutualisation – qui ont su faire leurs preuves par le passé. Rencontre pleine d’entrain avec les portes-paroles du projet, Marc Moura, Gérard Fourré et Hugo Klinkenberg.
C4 : D’où vous vient la conviction que les besoins des travailleurs de ce qu’on appelle les Industries Créatives et Culturelles (ICC) résident en une coopérative qui mettrait à leur disposition des outils et des infrastructures ?
Hugo Klinkenberg : Dans la liste des fondateurs de la coopérative Dynamo, on retrouve des personnes physiques et des institutions. Toutes ont derrière elles des expériences très concrètes. Je pense qu’elles partent de là pour observer ce qui constitue des besoins pour les secteurs créatifs et culturels. Puis pour s’investir dans le projet.
En ce qui me concerne, en tant que producteur d’émissions radio ou d’événements, j’ai souffert au quotidien d’un certain isolement. Je me souviens de ces années passées, seul, à me dire « ok, je vais faire un événement de musique électronique ». Or, que ce soit tenir un bar, louer une salle, prendre des assurances, faire de la promotion… je n’y connaissais rien ! J’ai dû tout inventer, tout mettre en place (à une époque où internet n’était pas encore très répandu). Après coup, je pense que si, à cette époque, j’avais pu me retrouver dans une pièce avec d’autres personnes qui faisaient le même genre de choses que moi, elles auraient pu, à un moment donné, me filer un tuyau sur une assurance, un bookeur, un artiste, un brasseur, ou me brancher sur un collectif qui aurait pu me faire une déco. Si j’avais pu être mis en réseau avec elles, ma vie aurait été différente.
Voilà ce qui me motive à participer à l’aventure de la coopérative, c’est de sentir pour la première fois la volonté de rassembler les gens, de mettre en place les conditions qui font qu’ils échangent leurs savoir-faire, leurs tuyaux, leurs réseaux… et, à partir de là, éventuellement, qu’ils commencent à construire des choses ensemble. Je suis convaincu que ça va changer concrètement la vie de nombreux créateurs.
Gérard Fourré : Je dois faire un petit préambule avant de répondre parce qu’il faut que je précise qu’il me semble important de ne pas trop incarner les choses. Et je pense que, à Liège, dans le milieu « émergent » ou « contre-culturel », voire dans les milieux plus « officiels », on l’a un peu oublié et ça a créé des problèmes, notamment en termes de transmission – qui, trop souvent dans ces milieux, n’a pas pu être faite de manière optimale.
C4 : Peux-tu nous parler de ce à quoi tu as participé ou de ce que tu as vu sans pour autant l’incarner, non ?
Gérard Fourré : Oui, oui, mais je préférais préciser avant. Et voilà, c’est fait. Alors, ceci étant dit, depuis des années, il y a des artistes et des créateurs autour de moi. Et j’éprouve une vive douleur à les voir se dépêtrer dans des tonnes de difficultés, ce qui fait qu’on ne peut pas tirer de l’art la force qui en
ferait véritablement un vecteur de mutation sociétale. Voilà comment ça se passe. À un moment, tu te retrouves avec des gens autour de toi qui se sont lancés à fond dans un parcours artistique et qui se réveillent, vers trente ou trente-deux ans, avec une gueule de bois effrayante parce qu’ils se retrouvent avec une famille, des obligations et, surtout, dans la merde. Donc, ils abandonnent, ils font autre chose. Et on perd cette substance à laquelle ils s’étaient consacrés pendant dix ou quinze ans. Parce qu’il faut comprendre que le processus de création, ça prend du temps : on ne sort pas artiste accompli des écoles d’arts.
C4 : Est-ce que tu penses à des exemples d’expériences en particulier ?
Gérard Fourré : Il y a eu l’expérience de Tous À Zanzibar, où il y avait des artistes assez puissants, une communauté de gens qui se réunissaient (notamment autour de la cuisine, qui jouait un rôle très important) et s’épaulaient au sein de cette petite société, assez anarchique, mais qui répondait aux besoins. Par exemple, un studio avait été construit pour jouer et répéter – parce que déjà à l’époque, c’était difficile de jouer de la musique ou d’enregistrer dès qu’il y avait une batterie ou n’importe quoi qui faisait un peu de bruit. Ensemble, ces gens-là ont mis en place des stratagèmes pour pouvoir faire ce qu’ils avaient à faire dans l’art.
Et là, j’ai pu me forger une expérience très forte. Et pas que pour ce qui y était réalisé, mais aussi pour les emmerdes qu’on leur faisait tout le temps. Mais aussi par les débats qui traversaient l’endroit et les croisements détonants…
À cette époque-là, on pointait encore tous les jours, et tu apprenais en te rendant au bureau de pointage le lundi quand tu devais venir le mardi (le matin ou l’après midi). T’imagines le niveau du contrôle social ! Évidemment, tous les artistes étaient chômeurs ; c’était pas vraiment un contexte idéal pour des gens qui avaient besoin de créer. Et, attention, ici, je te parle de gens dans le genre de Sacha Toorop – qui me l’a fait découvrir – Jean-Philippe Stassen, Alain de Clerck, Gabs ou Bouli Lanners, – même s’il y en avait aussi d’autres qui se cherchaient un peu plus artistiquement.
Bref, ces gens avaient toujours une institutions sur le dos : quand c’était pas l’ONEM, c’étaient les pompiers, il y avait toujours un truc. Ce serait intéressant de voir avec eux, parce que je sais que certains vivaient ça assez bien mais d’autres, pas du tout. Par exemple, certains voulaient se structurer en asbl, d’autres ne voulaient pas en entendre parler…
C4 : Ces difficultés rencontrées par les créateurs dans leur rapport avec les institutions et les autorités, tu les a rencontrées par ailleurs ? Tu leur attribuerais un caractère permanent ?
Gérard Fourré : La configuration de TAZ était, de mon point de vue, assez exceptionnelle. Mais j’ai quand même pu, par la suite, croiser des situations qui avaient des similitudes. Par exemple, plus tard, on a vu apparaître quelque chose qu’on a appelé « les collectifs ». C’était autour de la fin des années 1990, dans mon souvenir, Liège résonnait en termes de collectifs. Ça foisonnait. J’ai croisé la route de l’un d’eux, qui était en gestation, il s’appelait « Kramik ». Les jeunes artistes qui le composaient sortaient de l’école et ils posaient une question que je trouvais extrêmement intéressante et attachante : « ok, maintenant, on a notre diplôme, mais qu’est-ce qu’on va foutre ? »
Les difficultés qu’ils rencontraient dans la recherche des réponses et dans la mise en œuvre des solutions à apporter à leurs problèmes ont fini par épuiser les porteurs de ce projet. Ça leur prenait un temps considérable, ils ne faisaient plus de l’art. Et en général, les artistes, quand ils ne font pas de l’art, ils se sentent mal.
Néanmoins, la matière des réflexions de Kramick n’avait pas disparu.
Il faudrait aussi parler de « Liège 2015 ». Au départ, il ne faut pas l’oublier, c’est une idée qui est née dans la communauté des créateurs, à l’initiative du plasticien Alain de Clerck – et les revendications portaient sur un enjeu artistiques et culturel. Ce n’est que par la suite que ça a commencé à soulever quelque chose qui était… je ne sais pas si on peut dire « sociétal » mais, en tout cas, traduisait un malaise plus important. La campagne « Liège 2015 » m’a démontré que la culture, contrairement à ce qu’on raconte, est un enjeu qui intéresse énormément les gens dès qu’on en débat publiquement. Le fait que près de 20.000 personnes se soient déplacées, un dimanche bruineux pluvieux, alors que le vote n’était pas obligatoire, c’est quand même gigantesque.
C4 : Tu dis « contrairement à ce qu’on raconte », mais ça fait déjà pas mal de temps que, dans les discours politiques, on retrouve trace de la conviction d’une grande importance de la culture. Et, d’ailleurs, de ce point de vue, au-delà des discours, en termes d’investissements et d’infrastructures, une ville comme Liège a beaucoup changé ces dernières années. Dynamo arrive dans ce cadre. En quoi est-ce un projet qui manifeste une différence ?
Hugo Klinkenberg : D’un côté, on a une vision, politique, qui effectivement veut miser sur la culture dans le cadre d’un plan de redéploiement économique de ce qui fut un important bassin sidérurgique et qui est disons, aujourd’hui, en déclin. L’hypothèse, on la connaît, c’est que la culture peut devenir un important vecteur de relance économique – et du coup, à partir de là, les pouvoirs publics vont se demander comment ils peuvent venir en aide aux artistes.
Et puis d’un autre côté, il y a la réalité au quotidien. Alors, ok, depuis l’époque de TAZ, que Gérard évoquait, ça a bien changé, c’est vrai. Mais cette réalité quotidienne, elle continue de faire émerger des besoins auxquels les artistes ne peuvent pas réussir à faire face tout seuls. Notre hypothèse, c’est que s’ils se mettent ensemble, alors, les créateurs peuvent se retrouver dans la position de construire eux-mêmes leur propre destin – sans qu’il leur soit dicté par des grandes lignes déterminées politiquement – et ils peuvent élaborer les outils qui leur conviennent – sans devoir utiliser ceux qui ont été pensés dans une perspective qui n’est pas forcément la leur.
D’autant qu’il n’y a pas que la puissance publique, il faut aussi penser avec le secteur privé. Les créateurs se retrouvent bien souvent à jouer à certains jeux dont ils ne connaissent pas les règles – en tout cas pas avant de les avoir expérimentées. C’est aussi dans ce contexte-là que veut intervenir Dynamo, pour construire des solutions adaptées.
C4 : En faisant quoi ?
Hugo Klinkenberg : Pour simplifier le discours, on a parlé d’une coopérative immobilière, mais Dynamo est plus que ça : il s’agit d’une coopérative qui veut mutualiser des outils et des infrastructures. Certaines infrastructures sont immobilières, mais quand on parle d’outils, il peut aussi s’agir de la scie circulaire ou du van qui va permettre de transporter du matériel. Par ailleurs, quand on parle de partager des outils et des bâtiments, ça induit d’autres formes de mises en commun, qui peuvent s’étendre aux savoir-faire ou aux réseaux. Donc, avec Dynamo, on s’est dit : il y a peut-être moyen de créer un environnement qui va permettre de favoriser cette mutualisation. On a imaginé un modèle – qu’on a d’ailleurs façonné en allant visiter ensemble des lieux assez inspirants, ailleurs en Europe (à Paris, à Amsterdam) – qui puisse mettre les gens ensemble dans de bonnes conditions, avec cette idée que si tous les ingrédients sont réunis, les réactions chimiques,
humaines, créatives, vont finir par se produire.
On ne veut pas mettre les gens autour de la table et leur dire « allez, donnez-vous la main » ou « discutez entre vous pour faire des projets ensemble ». On veut proposer un contexte dans lequel des artistes, des créatifs et des professionnels de la culture vont se retrouver présents au même endroit. Et à partir du moment où ils se retrouvent, tous ensemble, et bien ils échangent. Et il y a un mouvement qui se met presque spontanément en place – même si on l’induit un peu, mais, et c’est important, à un moment donné, on veut lâcher prise.
Gérard Fouré : Dynamo en partie est une émanation du Comptoir des Ressources Créatives (CRC) qui a pour objectif de mettre en rapport l’offre et les besoins pour les créatifs – et tout cela en s’ancrant dans une réalité de terrain. Le slogan du CRC, c’est « Pour les créateurs par les créateurs », la méthodologie, écouter les créateurs, voir quelles sont leurs demandes,s’il y a des similitudes entre elles, créer des masses critiques qui nous permettent d’apporter des solutions structurelles et de mettre en œuvre des mutualisations.
C4 : quels sont exactement les rapports entre le CRC et Dynamo ?
Marc Moura : Le Comptoir est une chambre d’écoute et d’analyse des besoins du secteur. C’est sa mission, de manière générale. Plus particulièrement, il a mis en place et développé un service qui consiste à fournir des infrastructures aux créateurs, principalement pour la production, beaucoup moins en ce qui concerne la diffusion.
À partir de là, on a pu opérer deux constats. D’abord, dans notre approche initiale, on ne fournissait que des locaux de type bureaux. Or, à partir du moment où nous mettions à disposition ce genre de locaux, on a reçu d’autres types de demandes, pour des locaux davantage de type industriels, où il y a possibilité de faire du bruit ou de la crasse. Il y a beaucoup de besoins artistiques, en termes d’espace, qui ne correspondent pas aux spécificités d’un bureau. Ensuite, dans nos recherches d’infrastructures, on se retrouvait systématiquement dépendants du bon vouloir des propriétaires qui nous louent des bâtiments – que ce soient des pouvoirs publics ou des privés.
On avait donc déjà opéré ce double constat, dont je parlais précédemment, et on a eu l’opportunité de visiter un bâtiment industriel qui était à vendre dans la quartier Saint-Léonard [ndlr : où se trouvent également les locaux du CRC] qui, potentiellement, convenait bien pour les activités que nous avions identifiées comme nécessitant des espaces de travail. Et en plus, il s’agissait d’un espace de grande ampleur. Or, on essaye de ne viser que des bâtiments de taille importante de manière à créer des synergies entre les personnes qui y travaillent – avec l’hypothèse que l’effet de groupe, de frottement, génère de l’émulation entre les personnes.
Alors, premièrement, le propriétaire ne voulait pas louer, il voulait vendre, et deuxièmement, il y avait tellement de travaux à réaliser pour mettre le bâtiment aux normes de sécurité et pour compartimenter l’espace que ça aurait été ridicule de le faire en temps que locataires. À ce moment-là, on a commencé à penser que ce serait quand même utile de se doter d’un outil qui nous permettrait d’acquérir les bâtiments pour les mettre à la disposition du secteur créatif et artistique – puisque, par expérience, on sait qu’il est économiquement possible d’équilibrer l’offre et la demande. Et, dès lors, l’idée de la coopérative est arrivée rapidement sur la table.
En résumé, on peut dire que le CRC joue un rôle d’identification d’un besoin, stimule la mise en place de la réponse à ce besoin, mais ne l’assume pas nécessairement lui-même. Il aura participé grandement à la naissance de la coopérative. Mais les structures doivent être autonomes, même s’il y a des personnes identiques
dans les deux C.A – ce qui peut changer à l’avenir. L’idée avec la coopérative, c’est bien de mettre un outil à disposition de la communauté créative qui sert à lever des fonds pour acquérir des infrastructures, rendre les bâtiments conformes aux besoins et céder la gestion quotidienne à un opérateur qui, a priori, aura accompagné la mise en place de l’infrastructure aux côtés de la coopérative. Pour ce qui est de l’Espace Dony, c’est le CRC qui va gérer l’exploitation du bâtiment
C4 : Ce travail de gestion, en quoi va-t-il consister ?
Marc Moura : Ça dépend évidemment des espaces mais, en règle générale, il s’agit essentiellement d’un travail de coordination. C’est-à-dire qu’il faut un interlocuteur unique. Si on prend l’espace Dony, à Saint-Léonard, il va quand-même y avoir vingt-deux ateliers sur 800 m² : ça fait plus d’une soixantaine de personnes. Il y a un travail de gestion de l’infrastructure, et ça, c’est le rôle de la coopérative ; et puis il y a un autre métier, celui qui consiste à transformer une somme d’individus en une force collective. Il faut créer une identité pour le lieu et pour le collectif qui occupe le bâtiment, mais il faut aussi un interlocuteur qui va recueillir les demandes des occupants en termes de modifications à apporter. Bref, il faut quelqu’un qui incarne la coordination et la gestion du bâtiment.
Ça, c’est pour les ateliers de l’Espace Dony. Mais pour le second espace, dédié quant à lui à la diffusion, ce sera plus compliqué, parce que le travail qui consistera à construire une identité collective sera un enjeu encore plus central. Il faudra aussi gérer l’agenda ensemble.
C4 : Il y a l’Espace Dony, où il y aura bientôt d’importants travaux, mais qui fonctionne déjà aujourd’hui. Et puis il y a ce second lieu, que vous venez d’évoquer, que Dynamo devrait bientôt acquérir : vous pouvez nous en dire plus ?
Gérard Fourré : On peut effectivement annoncer qu’on va acheter un second lieu. Il y a quelques mois, on a eu vent que le bâtiment du Cirque Divers (qui fut également « le Tipi », aujourd’hui le Live Club) en Roture serait à vendre. Et qu’en plus, il serait peut-être acheté par un agent immobilier qui en ferait des appartements. Outre le choc émotionnel que ça peut susciter chez les uns ou les autres, il y a dans nos analyse une demande en terme de diffusion qui est là, qu’on a identifiée. À partir de là, l’affaire s’est décidée en deux semaines : on s’engage ! Alors, évidemment, ça change la voilure du projet initial de la coopérative, mais si on regarde nos statuts, c’est exactement ce qu’on veut faire : il s’agit d’un lieu de diffusion avec une demande qui est objectivée – donc on ne part pas bille en tête, tout le travail préparatoire a bien été fait. C’est juste qu’on a dû changer la voilure en route, mais ça nous est arrivé souvent par le passé, et d’ailleurs, c’est assez proche de ce qu’on peut expérimenter dans la création. Il faut pouvoir saisir les opportunités en matière de création et ici, encore une fois, c’est la conjonction des expériences qui fait qu’on eu les épaules et le cran nécessaires pour prendre rapidement la décision et faire cette acquisition supplémentaire. Et tout ça est cohérent.
Hugo Klinkenberg : Quand elle s’est présentée à nous, c’était une opportunité qui était presque gênante : on voulait se concentrer sur une levée de fonds pour un bâtiment, et on se retrouve avec un deuxième. Mais il y avait un avantage, c’est que le message devient d’autant plus clair : avec l’Espace Dony, on est sur un lieu dédié à la création, et avec l’ancien Cirque, on a un lieu qui est beaucoup plus orienté sur la diffusion – il y aurait une ou deux salles de concert, éventuellement une salle d’exposition, il pourrait aussi y
avoir des bureaux pour les collectifs et peut-être encore des salles de cours. En venant avec une levée de fonds orientée sur deux lieux, on montre qu’on est vraiment à l’écoute des besoins des métiers de la création.
Et on le sait, en matière des diffusion, les collectifs et organisateurs d’événements qui veulent mettre en place des concerts ou des expositions sont complètement bloqués parce que, pour une seule représentation ou une seule soirée, tu dois louer une sono, prendre une assurance, payer la SABAM… Tous ces frais qui s’accumulent rendent l’exercice quasiment impossible. L’achat d’un lieu qui pourrait devenir une salle pour des concerts à organiser au pied levé ou avec des groupes de renommée moyenne répond à une demande très importante – parce que le problème au niveau des infrastructures disponibles, c’est que soit tu es dans le squat et le truc est gratuit, on ne paie pas les artistes ou alors au chapeau, soit tu es au Reflektor ou à l’Ancienne Belgique et entre les deux, il n’y a quasiment rien.
C4 : Par rapport à tout ce qui a été évoqué jusqu’ici, l’acquisition des bâtiments où se trouvait le Cirque Divers pose plusieurs questions, liées justement à l’héritage, à la transmission – dont on parlait précédemment. Il s’agit d’une infrastructure de taille « intermédiaire ». De ce point de vue, c’est le témoin d’une époque, pas si éloignée, où à Liège il y avait pas mal d’endroits de ce type, avec des caractéristiques parfaitement adaptées aux scènes qui s’y produisaient, mais il s’agit aussi d’un lieu chargé symboliquement. Comment on hérite de tout cela ?
Gérard Fourré : Un lieu comme celui de l’ancien Cirque Divers reste le dépositaire, pour plusieurs générations, de beaucoup de souvenirs ; je pense que ça va venir sur le tapis à un moment donné et ça pourrait être un atout. Mais il ne faudra jamais oublier que l’idée, c’est d’accueillir, aujourd’hui, les gens qui arrivent et ce avec bienveillance, en sachant rester à l’écoute.
Ensuite pour ce qui est des considérations sur le type d’infrastructure dont il s’agit et de l’importance que ça a pu avoir dans la ville de Liège, récemment encore, et bien ça me fait penser à un endroit comme « L’Atelier » rue des Franchimontois porté par Julien Mangon. Ça a été une expérience très intense, vivante, ouverte… c’est là qu’on a pu voir se régénérer une jeune scène jazz avec des expressions polymorphes qu’on ne trouvait plus depuis bien longtemps, enfin selon moi. Les pouvoirs publics sont totalement passés à côté, ils n’y ont absolument rien compris. Et puis cette histoire finit mal.
Et c’est aussi pour cela qu’aujourd’hui, on veut construire et transmettre des outils solides. On veut pouvoir faire en sorte qu’on puisse partir mais que le truc reste, que les créateurs s’en emparent. C’est une volonté du CRC ou d’un outil comme Dynamo : être efficacement au service par l’écoute.
C4 : Comment avez vous tenu compte de cette exigence de pouvoir (de devoir, presque) lâcher prise dans l’élaboration du modèle coopératif de Dynamo ?
Marc Moura : Le modèle pour lequel nous avons opté est lié à une vision à long terme. C’est-à-dire que pour nous, il est primordial qu’un grand nombre de personnes soit partie prenante dans le projet et que la nature de ces personnes soit la plus diversifiée possible. C’est-à-dire qu’on va retrouver des occupants-coopérateurs mais que certains membres ne seront pas occupants ; ensuite, il y aura aussi des personnes physiques et des personnes morales, et on pourrait même imaginer qu’il y ait des pouvoirs publics. Ce grand nombre et cette diversité font que les bâtiments n’appartiendront à personne en particulier. Il s’agit d’une coopérative à finalité sociale qui restreint les pouvoirs de décision pour les gros coopérateurs – personne
ne peut peser plus de 10 % et donc le pire qui puisse arriver dans un schéma pareil, c’est qu’il y ait cinq ou six personnes qui chacune possèdent un dixième des part et constituent un cartel. Mais il s’agit vraiment d’une situation extrême ! Sinon, le modèle est créé de manière à ce qu’on soit obligé de se mettre d’accord, collectivement, et qu’en même temps, personne ne puisse prendre le pouvoir sur la coopérative.
Ce que nous espérons ainsi, c’est que le projet tienne la route dans le temps. L’objectif, c’est de pérenniser, dans la ville, le fait de réserver des espaces pour la création – peu importe ce qui pourra se passer au niveau immobilier dans le futur. Et pour ce faire, on les sort de la spéculation immobilière et, en même temps, c’est rassurant aussi pour les porteurs du projet qui ne vont pas être obligés de rester agrippés à celui-ci pour qu’il conserve son orientation d’origine. On peut accepter que cela dévie, bien évidemment, mais pas sous le joug d’une personne qui aurait pris le pouvoir : de ce point de vue, la dimension collective est rassurante.
C4 : Le projet comporte pas mal de défis en termes micro-politiques : il va falloir mettre sur pied des dispositifs qui permettront de gérer tous ces espaces, toutes ces situations. Où en êtes-vous par rapport à tout cela ?
Hugo Klinkenberg : On aurait pu mettre en place des chartes et des modes de fonctionnement pré-établis qui s’appliqueraient aux différents lieux dont nous ferions l’acquisition. Mais ce n’est pas du tout ce qu’on veut faire, au contraire. On a envie que la vie, l’organisation, la politique d’un lieu soient conçues au quotidien par les créateurs qui occupent les lieux. C’est aussi une manière d’être certain que le lieu corresponde toujours bien à leurs besoins. Dans chacun des lieux, il va falloir réinventer de la démocratie, il va falloir une réflexion sur l’efficacité de la co-présence, sur la manière d’instaurer un dialogue permanent entre le privé et le commun (puisque chacun pourra quand même avoir son espace privé mais qu’il y aura des espaces communs).
C4 : Est-ce que vous envisagez également de mettre à disposition des solutions plus « immatérielles » pour répondre à ces besoins ?
Hugo Klinkenberg : Complètement ! Déjà, le CRC a contribué à mettre sur pied des outils comme le « Pitch Café », ces moments de rencontres qui permettent aux gens d’échanger sur les projets qu’ils sont en train de mettre en place et d’éventuellement trouver des solutions en écoutant les expériences des uns et des autres. Mais, comme je l’ai expliqué, on a visité pas mal de lieux, ailleurs, en Europe, qui se sont construits sur le même terreau avec le même constat. Ces expériences ont chacune développé leur modèle propre, mais tous ces modèles-là offrent des modes de fonctionnement, des solutions qui peuvent être inspirants. Et à un moment donné, Dynamo peut aussi faire en sorte de transmettre cette matière-là, peut essayer de lancer des débats, de tenter d’amener non pas les solutions, mais plutôt des méthodes qui permettent de les élaborer.
Ce qui nous est cher comme idée, c’est de donner aux créateurs les outils dont ils ont besoin pour prendre en main leur destin et pour le construire comme ils l’entendent. Il n’est pas question de leur dicter un mode de fonctionnement. Dynamo intervient dans l’acquisition. Après, dans chaque lieu, il va se passer des choses, mais on ne veut surtout pas décider lesquelles, justement ! Il y a une mise en place qui s’effectue et c’est vrai, on parie sur le fait qu’à un moment donné, les gens sont toujours susceptibles d’échanger.
D’où cette idée – on a vu la cuisine dans l’Espace Dony – que les gens qui font du catering ont vraiment leur place, par exemple, parce qu’on a souvent besoin de ce genre d’intervention dans un
processus de création.
C4 : Dans l’Espace Dony, on trouve une cuisine professionnelle et un atelier vélo, vous semblez avoir une conception large des Industries Culturelles et Créatives : elle fonctionne comment ?
Hugo Klinkenberg : Il y a cette tendance, dans le langage et aussi dans la politique, à vouloir créer des séparations nettes entre « l’artiste », « l’artisan », « le designer » et puis il y a encore toute une série de métiers périphériques qui jamais ne vont être considérés comme créatifs. Or, toutes ces frontières entre différents métiers, dans la pratique, sont beaucoup plus floues et poreuses que ce qu’on peut imaginer. Donc nous, on a vraiment envie de créer des espaces où l’interaction entre ces métiers est facilitée. Prenons par exemple un film. Et bien, il peut dépendre aussi de la manière dont les gens qui le tournent vont être alimentés ! Pourtant, l’aspect catering, lui, ne va pas être considéré comme un métier de la création. Nous, au contraire, on a envie d’avoir cette vision d’ensemble, systémique, de la manière dont les métiers de la création fonctionnent.
Voilà pourquoi on n’a pas de critères pré-établis nous permettant de reconnaître qui est ou n’est pas créateur. On reste toujours dans cette idée de se mettre à l’écoute des gens. Et donc, on a deux cas, autour de l’atelier vélos [ndlr : il s’agit de Pignon Express] et de la nourriture : qu’est-ce que ça vient faire dans un espace de créateurs ? Est-ce que ça a sa place ? Pour certains, ça tombe immédiatement sous le sens, pour d’autres non.
Ce qu’on peut observer, c’est qu’il y a des besoins en termes de catering pour créer des espaces-temps à l’intérieur desquels les gens se rencontrent, où les musiciens puissent jouer ou les artistes exposent ; ça intervient dans le système qui va permettre la création. Et c’est pareil avec les vélos : on s’est très vite rendus compte que toutes les personnes qui occupaient les différents ateliers de l’Espace Dony utilisent le vélo. C’est un moyen de transport qui est très prisé par la communauté des créateurs. À ce moment-là, il a sa place : on en a besoin du vélo…
En fait, tout ce qui est nécessaire pour manger, vivre, respirer dans le processus créatif, on l’intègre à notre vision de la création ! À partir de là, l’outil Dynamo, qui est là pour trouver une solution à des problèmes qui se posent à un nombre important de personnes faisant partie de la communauté des créateurs (au sens large du terme), peut être mis à disposition, et il fonctionne sur base d’une idée simple : des constats sont posés, et on met les choses en place pour prendre notre destin en mains.
C4 : Durant toute l’interview, on a parlé coopérative et mutualisation. Comment ne pas penser à l’importance que ces dispositifs ont eu pour le mouvement ouvrier, notamment dans sa construction en tant que force politique ? Est-ce qu’un projet comme Dynamo pourrait aider à faire en sorte que les travailleurs de l’industrie créative et culturelle constitue une force qui compte, politiquement ?
Marc Moura : De mes précédentes expériences dans le secteur, j’ai gardé une frustration, c’est d’avoir pu constater que les créatifs fonctionnaient en ordre complètement dispersé vis-à-vis du politique et qu’il est dés lors très facile pour celui-ci d’enjouer – soit en utilisant les uns contre les autres, soit en disant simplement « moi, si vous n’êtes pas capable de dire clairement ce que vous voulez, puisque vous me demandez tous des trucs différents, je ne sais pas quoi faire, donc organisez-vous mais, en attendant, je ne bouge pas ». Et à un moment, cette situation, comment dire ? C’est très énervant.
Mais, il y a aussi un autre constat : si on réunit des artistes et des créatifs pour créer une parole commune, ça ne fonctionne pas, ça ne prend pas
corps. Probablement parce qu’il y a un travail qu’il faudrait faire en amont pour que le groupe se comprenne, qu’il ait un même langage – ce qu’il n’a pas a priori. Et puis il faut à un moment donné aussi être capable d’exprimer ce qu’on souhaite pour créer une adhésion – avec probablement aussi des personnes qui n’adhéreront pas et vont se retirer –, bref, il faut avoir un positionnement clair.
Par contre, quand on propose des solutions pratiques aux artistes et aux créatifs, ils sont preneurs. C’est ce que nous leur proposons. Et, notre pari, c’est qu’une fois que les gens vont non seulement partager des outils collectifs mais qu’ils vont aussi (parce que ce n’est pas suffisant pour créer une communauté) devoir apprendre à participer à leur gestion quotidienne, ils vont créer un langage commun, une vision du monde partagée. Et les conditions seront plus favorables pour voir l’émergence d’une parole commune vis-à-vis du monde politique.
Et ce que je viens de dire, à mon avis, ça ne concerne pas que le secteur de la création : toute la population est demandeuse de ça. Je crois que les Maisons du Peuple, aujourd’hui, ça manque cruellement.