Sur la ville de Charleroi s’opère actuellement un travail de revitalisation urbaine d’une très grande ampleur. Pourtant, le premier coach en relooking venu vous le dira : changer d’apparence ne suffit pas toujours à modifier votre image. C’est aussi une question de style. Or, le Pays Noir garde, accroché au cou, une étiquette sur laquelle il est inscrit “industriel et ouvrier”. Qu’importe, celui-ci peut aussi compter sur un secteur culturel local fier de ses origines, prêt à dépoussiérer son patrimoine pour réinvestir les symboles du passé. Prenons la direction du Hainaut, où le Futur est déjà un work in progress…
Lorsqu’on pénètre dans la ville la plus peuplée de Wallonie, on est frappé par son apparence. Rien de commun avec les petits tronçons liégeois du tunnel de Cointe ou les artères bouchées de Bruxelles. Le ring surplombe la ville et zigzague entre les buildings de béton et les usines délabrées, au beau milieu du jeu de quilles, avec leurs nuances d’ocre, d’ambre et d’ardoise. De nombreux terrils hérissent l’horizon, pyramides de verdure sur ciel gris. Ici, le passé de la ville vous saute aux yeux, vous prend à la gorge, même. Ces paysages propres au « Pays Noir » ont récemment été immortalisés par un photographe belge, Stephan Vanfleteren, et exposés au musée de la photographie de Charleroi. Les images de Vanfleteren dépeignent des scènes en noir et blanc, les contrastes poussés. Certaines, les portraits d’enfants au visage sale dans les quartiers de Dampremy ou La Docherie, comportent une touche quelque peu misérabiliste – l’artiste ne s’en cache pas, lui qui écrit en note d’intention : « J’aime Charleroi. Je l’embrasse sur la bouche malgré son haleine puante. » D’autres paraissent moins caricaturales : des anciens ouvriers, des rires folkloriques de carnaval et, surtout, de superbes clichés de machineries industrielles, certaines abandonnées, d’autres fonctionnant encore, emplies de feu et de fumée.
Les clichés de l’expo « Il est clair que le gris est noir » ont fait parler de la ville bien au-delà des frontières belges, allant jusqu’à occuper les pages du New York Times. Ce n’était pourtant pas la première fois que le journal américain publiait des photos de Charleroi : un reportage paru début 2015 couronné d’un prix, et intitulé “Le coeur sombre de l’Europe” dépeignait la ville. De quoi énerver Paul Magnette, qui avait adressé un courrier au journal, demandant le retrait du prix du Word Press Photo. Mauvaises légendes sous les photos (photos prises à Molenbeek et Charleroi) et mise en scène avaient donné raison au bourgmestre carolo. Ce dernier n’est pas le seul à vouloir désamorcer cette image négative : de nombreuses initiatives culturelles s’approprient l’identité post-industrielle de la ville, arborant l’imagerie décrépie de ses hauts-fourneaux et de ses terrils. Plus qu’une simple nostalgie passéiste, mais plutôt une fierté revancharde, retournant les clichés rabâchés d’un univers désolé en une esthétique inhérente à la ville et son histoire. Et, ce faisant, l’imagerie en devient même « cool », branchée et porteuse dans le milieu culturel carolo.
Rock en stock
Le plus bel exemple de cet imaginaire utilisé comme porte-étendard de la région est sans aucun doute présent au Rockerill. Le long d’une route bordant la Sambre, jouxtée d’usines délabrées appartenant jadis à Cockerill (d’où le nom), se trouve cette salle de concert peu commune. Nichée dans l’ancienne forge de “La Providence” à Marchienne, le Rockerill accueille musique rock, métal, électro, hip-hop, le tout sous les auspices de “l’alternatif” – quelque chose d’assez vague, entre scène locale et underground. En guise de sorteur pour vous accueillir, une tête de
sanglier orne la porte d’entrée. Dans une première salle, le bar et la scène se situent sur la gauche, les spots lumineux recouvrent la tôle du plafond. Un escalier et un balcon de fortune plus loin, on pénètre réellement dans le ventre de la bête : deux pièces, bien plus vastes, ouvertes uniquement pour les grands évènements, comme c’est le cas les jeudis d’été pour les apéros, non pas « urbains », mais « industriels ». Jeunes pousses de 18 ans y côtoient quelques quadragénaires dans une foule mixte et éclectique, entre chemises à carreaux et casquettes à la mode. Le tout trinque et se dandine sur des sons électro-house, une ambiance un rien plus clubbeuse et grand public que les concerts rocks habituels.
Dans la grande salle, la carcasse industrielle se dévoile. Haute, imposante, déchue. Ici, une énorme manivelle enlacée de câbles en acier assombri, là, des forges aux bouches éteintes côtoient une plateforme dédiée au DJ et des amplis crachant des basses brûlantes. Au milieu des boyaux de fer, composés de poutres et tuyaux, trônent toujours les outils de la fonderie : marteaux et pinces de toutes tailles, vestiges oxydés d’un monde disparaissant. Le joyeux foutoir comprend des statues filaires humaines et animales, véritables chimères de rouille, des objets usagés ou brisés, des affiches rétro, un panneau suspendu où on peut lire « Forge ». Au fond de la seconde salle gît une épave de voiture dont on ne peut plus déterminer la couleur, surplombée par une imposante chute d’eau artificielle, aux luminosités changeantes. De cet ensemble chaotique de métal, de bois et de pierre se dégage pourtant une certaine cohérence, comme si cette accumulation seyait parfaitement au lieu. « Au fur et à mesure, on a aménagé la salle pour que le visiteur dispose d’un certain confort », explique l’un des coordinateurs du Rockerill, Jean-Christophe Gobbe, au sujet de sa caverne d’Ali Baba steampunk. Au début, on nous prenait pour une bande de punks à chien. Il n’y avait qu’une cathy cabine comme commodité. » D’une petite initiative aux airs de squat, la salle a évolué en ASBL multiculturelle en 2007 pour devenir un des lieux “in” de la ville, et son cadre n’y est évidemment pas étranger. « Le cadre unique en Belgique attire du monde, et les artistes s’y sentent bien. Mais pour nous, c’est aussi une manière de conserver un patrimoine. Le père d’un des fondateurs, Michael Sacchi, travaillait dans les usines », sourit Jean-Christophe Gobbe, dont le regard, derrière ses lunettes carrées, ne reste jamais fixe très longtemps, toujours afféré à l’organisation de la soirée. Bien que la structure d’organisation du Rockerill reste fragile (seulement deux travailleurs à mi-temps pour faire fonctionner cette machine), l’asbl fut reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2011 au sein du Club Plasma (Plateforme des Scènes de Musiques Actuelles), un réseau de salles et d’organisateurs de concerts “indépendants” de la Fédération Wallonie-Bruxelles, encadré par le Ministère de la culture et une asbl du nom de Court-Circuit. Cet ensemble comprend notamment le Reflektor de Liège, le Belvédère de Namur ou l’Entrepôt d’Arlon.
Welcome to Carolofornia
Parmi les jeunes qu’on peut voir hocher de la tête ou danser une bière à la main lors des soirées au Rockerilll, certains affichent la fierté de leurs origines carolo à même leurs vêtements, comme en témoigne l’inscription « Pays Noir », surnom historique de Charleroi lié aux mines de charbon. Cette marque, qui devient aussi populaire que le C surmonté d’une couronne, a été commercialisée par un jeune carolo et est arborée sur différents textiles : t-shirts, sweats, casquettes. On la retrouve d’ailleurs parfois au détour d’une photographie affichée par le site web « Carolofornie », un agrégateur de photos prises sur les réseaux (twitter, instagram) sous le hashtag éponyme. Le nom en question provient du passé prospère de la ville. « Un ami boucher de Dinant appelait Charleroi comme ça. C’était une façon de surnommer the place to be dans les années 50-60, où on y trouvait de
nouvelles enseignes, de nouveaux produits », se souvient Brieuc Bartélémy, web developer carolo à l’origine du projet. Si le nom n’a rien à voir avec la nouvelle Wallifornie hyper connectée et supra innovante dont sont farcis les discours politiques, elle recouvre toutefois une dimension de renaissance, et de différence. « Le but était de montrer Charleroi par les yeux des Carolos. Je n’entendais que des choses négatives quand je sortais de la ville, à Bruxelles ou ailleurs, mais tout ça est une question de point de vue », explique-t-il. Dans la mosaïque de clichés, on retrouve le stade du Pays de Charleroi, la procession de la Madeleine, des rénovations urbaines, mais surtout, en grand nombre, des photos d’urbex, des lieux abandonnés, chemins de fer ou anciennes usines désaffectés, ainsi que de nombreux tags. « Charleroi, c’est une mine d’or pour les amateurs d’urbex. La Tour de refroidissement a un aspect presque post-apocalyptique. Pour moi, les usines, les ruines, cela fait partie de l’identité de la ville, c’est notre héritage. »
C’est dans les plus vieux chancres qu’on fait les meilleures métropoles
Dans le Hainaut, on embrasse ses origines et on veut prouver qu’on peut aussi rester chez soi, qu’on peut vivre sur ce territoire, même si cela n’est pas toujours le choix premier pour les nouvelles générations. « Cela fait 10 ans que j’ai quitté Charleroi », raconte Damiano, promoteur d’évènements musicaux à Liège et Bruxelles. « Je suis parti car je voulais faire des études qu’il n’était pas possible de suivre en restant là-bas. C’est marrant, quand j’étais plus jeune, j’avais un peu honte de venir de là… Ce n’est bien sûr plus le cas maintenant : le carolo porte l’amour de sa ville en lui. Je ne sais pas si ça tient aux régions qui ont connu des périodes moins fastes ou si c’est propre aux villes en général, mais je pense que les initiatives qui naissent et restent à Charleroi essaient de dire “on peut aussi faire ça chez nous”. »
A Charleroi, l’inspiration d’une reconversion passant par le culturel, autour de l’image du passé, si elle émane souvent d’initiatives privées comme c’est le cas du Rockerill, rencontre un certain succès auprès du monde politique. Quelle image de la ville ses habitants veulent-ils montrer, véhiculer, et quel en est l’écho des pouvoirs publics ? Ces derniers, Paul Magnette en tête, ne sont bien sûr pas contre la glorification du patrimoine de la région. Ils préconisent la conservation de lieux historiques, les sites industriels emblématiques inscrits au patrimoine mondial en 2012. Cette stratégie était également avancée par le Ministre wallon du Patrimoine de l’époque, le CDH Carlo di Antonio : « Il ne s’agit plus de regarder le patrimoine minier avec nostalgie comme le témoin d’une grandeur industrielle révolue de la Wallonie, mais comme un formidable levier pour faire de ces sites des lieux de fierté et de développement renouvelés. » En d’autres mots, les sites qui ont du « cachet » seront épargnés.
Autre problème, l’image du pays noir n’est pas uniquement celle des mines ou de la sidérurgie, mais aussi celle des quartiers un peu abandonnés, du bon wallon, des « sons of Baraki » comme affichent certains tee-shirts avec pas mal d’autodérision. C’est une partie de cette âme que l’artiste Nicolas Buissard, autoproclamé « Wallabanais » et fier de l’être [voir pp 16-17], montre au public dans son safari urbain, tourisme atypique de Charleroi. Le webmaster de Carolofornie évoquait lui-même cette autre face de la pièce : « C’est important de garder des symboles et souvenirs, même si c’est difficile de tout changer sans faire table rase ».
Tabula rasa, c’est un peu ce qu’il est en train de se passer à la Ville basse d’ores et déjà en plein chantier. Et question symbolique forte, les autorités ne lésinent pas. Nom de code du projet de rénovation : Phénix. L’idée d’une renaissance de ses cendres imprègne l’imaginaire collectif, et trouve même un écho outre-Atlantique. La devise de Detroit, le coeur de la crise de l’industrie automobile américaine,
est Speramus meliora ; resurget cineribus : « nous espérons des temps meilleurs, elle renaîtra des cendres ».
La représentation du passé, elle, paraît romancée et tranche avec la brutalité de la métallurgie et particulièrement des charbonnages de l’époque. La violence des conditions de travail dans les mines wallonnes pendant de longues années, du XVIIIe siècle au début des années 1980 (la mine du Roton, à Farciennes, ferma en 1984), les enfants mineurs et les tragédies comme celle du Bois du Cazier, où 262 hommes perdirent la vie en août 1956, viennent à l’esprit. Une seconde violence, à la fois symbolique et physique, se trouve dans l’immigration italienne, espagnole, portugaise, polonaise, turque ou marocaine, force productive intimement liée à l’enrichissement d’un capital industriel, aujourd’hui en partie dépassée ou partiellement déplacée.
Les enfants et petits-enfants de ces travailleurs, racontent encore les histoires douloureuses de leurs aïeux. « On connaît tout ça, de près ou de loin. Ca fait partie de nous », avoue Damiano avec un demi-sourire. Chez les immigrés eux-mêmes se décèle une relation ambiguë : le travail qui les définissait et qui faisait vivre leurs proches, et, en même temps, la souffrance physique, le déracinement profond. Pour bon nombre de Carolos, ce conflit interne se reflète dans une volonté d’aller de l’avant, sans toutefois délaisser les cicatrices d’antan. On a l’impression, en parlant avec les Carolos, à la fois au passé et au futur, d’une relation ambiguë, entre honte et fierté, entre tristesse et amour. « On veut soigner nos poumons, guérir du mal de ce siècle », chante le slameur/rappeur carolo Mochélan dans le spectacle collectif « Nés Poumons Noirs ». Si l’ambivalence profonde liée à l’histoire des habitants, au passé de la région, émerge de sentiments sincères, la récupération politique n’est jamais loin derrière. En cristallisant quelques symboles passés, charbonnages ou usines, en simples lieux touristiques, on en oublie d’une part les stigmates, mais aussi les luttes (de classes) et les instruments de lutte politique qui y sont liés.
Charleroi DC
Pour les pouvoirs publics, la résurrection passe évidemment par la culture et l’image de la ville, mais aussi la « créativité », dans une Wallonie convaincue que son redéploiement économique passera par les hautes technologies et le numérique. Une croyance qui laisse aussi sa marque dans la ville de l’actuel Ministre-Président régional – En témoigne le nouveau Quai de l’image ou la boîte de mapping 3D Dirty Monitor mais surtout le Charleroi District Creative dans la Ville haute. Ce projet de rénovation ayant récemment reçu 142 millions des fonds FEDER est le cheval de bataille de Paul Magnette, lui qui veut « récréer un quartier d’études, des sciences et de la culture ». Le photographe Stefan Vanfleteren a également conscience de ces transformations : « Charleroi est malade, fatiguée, usée, calcinée, blessée, humiliée (…) Il est clair que le gris est noir, mais Charleroi sera blanc, un jour ». Mais si la ville se blanchit, se transforme en un énième centre moderne et créatif, que restera-t-il de l’image du Pays Noir ? En terme de population, qu’en sera-t-il alors d’autres quartiers, plus périphériques donc moins importants selon les politiques de centres urbains ? Des quartiers plus pauvres, situés à Dampremy ou Marchienne-au-Pont ne sont pas certains d’être pris dans le mouvement centrifuge. Là réside le dilemme, entre rénovations de lieux délabrés et gentrification repoussant la précarité quelques kilomètres plus loin.
En contemplant l’une des principales attractions de la ville, l’immense trou creusé au milieu du boulevard Tirou, on ne peut s’empêcher de se demander, avec un certain scepticisme, pour qui, finalement, réalise-t-on ces travaux pharaoniques ? La réponse est peut-être déjà identifiée dans les propos de Paul Magnette : Charleroi District Creative a aussi pour but de « ramener la population dite « créative” dans le centre-ville »[1] – un groupe social qui joue souvent le rôle
d’avant-garde d’un mouvement de gentrification.
Charleroi en devient même « the place to be », quand une expo-vente artistique joue de l’anagramme des codes postaux dans son nom : « 6001 is the new 1060 ». Charleroi, c’est le nouveau Saint-Gilles. Autrement dit, le quartier cool, à forte diversité culturelle, mais aux prix des logements de plus en plus exorbitants. Ces politiques urbaines ne s’adressent visiblement pas à une partie “précarisée” des habitants, aux lambeaux de la classe ouvrière. Un peu de la même façon, il semble y avoir un décalage entre ceux qui n’ont pu prendre l’ascenseur social direction l’étage « classe moyenne » et ceux qui saisissent, comme figure de proue, l’imagerie (post-)industrielle. Alors, serait-on en train d’assister, petit à petit, à la disparition et au remplacement de l’ancienne classe ouvrière ou, plutôt, à une dépossession de ce qu’il reste de son identité ?