Aka Moon, c’est d’abord trois prodiges, incontestés. Fabrizio Cassol au saxophone, Michel Hatzigeorgiou à la basse et Stéphane Galland à la batterie. C’est aussi et surtout, à chaque concert, tous ceux qui les ont vus ne fût-ce qu’une fois sont d’accord, une énergie, une créativité et une jubilation impossibles à décrire. On essaye quand même, interview de son maître d’œuvre à l’appui…
Leur dernier album est sorti il y a quelques mois. Une merveille. Une sorte de miracle, qui à la fois nous fait grimper au septième ciel, par sa grâce, et nous laisse le cul par terre, par sa maîtrise.
Deux albums, en réalité, couplés en un seul double live, mais indépendants l’un de l’autre, résultat sûr de deux expériences distinctes. Deux voyages. Le premier (« Aka Balkan Moon »), comme son nom l’indique, dans la musique balkanique, le second (« AlefBa ») dans le monde arabe.
Un oratorio de la rue
« AlefBa » a été enregistré, principalement, en août 2014 dans la cathédrale de Tournai, lors du festival Les Inattendues (festival de Wallonie-Hainaut). Il réunit, autour du trio belge, du flûtiste Magic Malik (collaborateur régulier) et du violoniste manouche Tcha Limberger (qui participe aussi au projet balkan), des musiciens et chanteurs venus de Syrie, d’Egypte, d’Irak, de Turquie et du Liban. Ils sont en tout treize sur scène, fusionnant à cœur joie leurs diverses influences.
Présenté par Fabrizio Cassol comme un oratorio de la rue, « AlefBa » n’est pas qu’une aventure musicale. Elle est aussi humaine, sociale, voire politique. « Elle s’inscrit, comme le précise Fabrizio, dans le contexte de mutations que de nombreux pays méditerranéens vivent depuis quelques années. C’est au cœur d’un Caire chaotique et sulfureux que l’idée du titre est née : AlefBa, le A et le B, origine du terme “b.a.-ba”, tel un retour aux sources, à la recherche d’un dénominateur commun par lequel les diversités pourraient s’entendre et s’harmoniser. »
« À mon sens, poursuit-il, “AlefBa” met en exergue deux aspects indissociables. D’une part l’expression d’idées sociales et libertaires, un cri qui résonne à chaque instant dans les actualités. De l’autre, la joie festive témoignant de la beauté intemporelle des musiques classiques arabes aux formes souvent extatiques et contemplatives. »
Se fondre sans se diluer
« Aka Balkan Moon » a, quant à lui, été enregistré en juin de l’année dernière à Bruxelles, lors de l’ouverture du festival de Wallonie dont Fabrizio Cassol était cette année-là l’invité d’honneur. Autour du trio, trois musiciens et une chanteuse bulgares ainsi que le pianiste Fabian Fiorini (considéré par certains comme le quatrième Aka tant il a souvent fait partie de la bande).
Presque tous les morceaux, comme c’est habituel (et comme sur « AlefBa »), sont signés Fabrizio Cassol, qui s’est ici inspiré de chants traditionnels bulgares. Ses compositions sonnent comme des standards, intemporels. Cette capacité qu’il a de se fondre, sans se diluer, dans une culture différente n’est pas le moindre de ses talents.
Elle est partagée par les musiciens invités qui parviennent à se fondre sans se diluer dans l’univers pourtant si particulier d’Aka Moon (surtout sur l’album balkan). On est dans les autres, les autres sont dans nous. Comme si chacun s’appropriait une culture sans renoncer à la sienne… Car dans cette rencontre, chacun est à l’écoute de l’autre sans que personne ne renie rien de son authenticité (et notamment l’authenticité occidentale d’Aka Moon, à laquelle tient beaucoup Fabrizio). Il est là, le miracle : comment peut-on aussi bien s’entendre ? Comment des artistes venus d’horizons et de cultures musicales aussi différents font-ils pour unir leurs voix si singulières en un concert aussi cohérent ?
Le processus, dialectique, est moins celui d’un dialogue, d’une confrontation (ce qui ne serait déjà pas mal) que celui d’une fusion, qui aboutit, après un patient travail d’ouverture, d’échange,
d’enrichissements mutuels, à un nouvel ensemble, inédit, inouï, d’une miraculeuse cohérence. A l’arrivée, cela semble simple, naturel, évident, malgré l’extrême subtilité des arrangements.
C’est à la fois hautement spirituel et franchement jubilatoire… Avec ce mélange, caractéristique d’Aka Moon dans toutes ses aventures, de force et de délicatesse, de rigueur et de passion, de virtuosité et de spontanéité. Stéphane Galland nous disait, en évoquant les « sculptures » qu’il construit à la batterie : « c’est au sein d’Aka Moon que je me sens le plus libre. Le défi est à chaque fois de trouver la plus grande liberté à l’intérieur des structures les plus sophistiquées. »
Invocation et transe
« Une musique complexe, en perpétuelle invention d’elle-même, toute de tensions maintenues et de brèves libérations de frénésie », comme l’écrit un critique inspiré des Inrockuptibles, plaçant le dernier Aka Moon parmi les 10 meilleurs albums « d’invocation et de transe ».
On les suit depuis plus de trente ans, les trois musiciens d’Aka Moon, mais jamais sans doute on avait été aussi immédiatement ébloui par leur talent et leur créativité, aussi intimement convaincu de leur importance, paradoxalement sur deux albums où on les entend, en solistes, assez peu (ils sont particulièrement discrets, presque en retrait, sur « AlefBa »).
Cet état de grâce ne doit rien au hasard. C’est le fruit d’une longue maturation. Qui commence, pour Fabrizio Cassol, par un travail de prospection et la rencontre des musiciens chez eux, en prenant le temps de vivre avec eux et, autant que possible, comme eux. Voyageur (et travailleur) infatigable, Fabrizio est tout sauf un touriste. Aka Moon n’a jamais fait dans l’exotisme. Il ne s’agit ici, en aucun cas, on l’aura compris, de se contenter d’ajouter une touche de couleur locale…
« Si je veux travailler avec un autre musicien, je ne me contente pas de l’appeler. Je vais le voir, voir comment il vit, comment il mange, comment il est avec les autres. Et seulement après, envisager de faire un projet ensemble. Cela prend du temps, il ne faut pas seulement y aller, il faut y retourner. Et la question n’est pas tant, comme j’entendais Don Cherry le dire un jour, avec beaucoup d’insistance, de savoir combien de fois on est allé en Afrique, mais combien de temps on y est resté. »
Fabrizio Cassol est ainsi allé et retourné, des dizaines de fois, en Inde, au Congo, au Mali, au Maghreb, à Cuba et ailleurs, chercher les « graines communes » à toutes ces cultures musicales et à la nôtre. « Nous essayons de nous rapprocher le plus possible de l’origine des choses, d’aller jusqu’où va la mémoire de ces musiciens ou celle qui est transmise par leurs ancêtres. Ensuite nous puisons dans ce que nous avons en commun pour jouer avec eux. »
Chez les Pygmées Aka
L’aventure a commencé, il y a 22 ans, par un séjour des trois musiciens en Centrafrique, chez les Pygmées Aka, à qui le groupe doit beaucoup plus que son nom. Après l’expérience, riche et intense mais devenue infructueuse, de Nasa Na (avec le regretté guitariste Pierre Van Dormael), Cassol, Hatzi et Galland étaient à la recherche « d’une nouvelle virginité ». Là-bas, sans intermédiaires, ils veulent tenter d’échapper à la lourdeur des cloisonnements de styles, de cultures, de langages et découvrir une nouvelle signification au mot « musique », pas celle des écoles et des dictionnaires mais celle qui reste connectée aux actes de la vie. Retrouver le naturel du geste créateur, au début de l’humanité, à l’ère du feu… Et tout basculer de l’autre côté.
« Ce voyage a ouvert une nouvelle disponibilité à ce qui transmet oralement », poursuit Fabrizio, pas seulement par écrit. « Recevoir des secrets, savoir comment ils se transmettent, pour peut-être en communiquer soi-même ensuite.
Certains musiciens montent sur scène pour montrer ce qu’ils savent faire. Nous essayons de monter sur scène pour comprendre ce que nous ne savons pas encore faire. Bien entendu, nous préparons beaucoup les concerts mais
nous essayons de créer un état de disponibilité maximale. »
Le rôle joué ici est celui de passeur. « C’est un peu comme dans les courses relais. Il n’y a peut-être pas de compétition mais quand les gens se passent le bâton, il faut qu’ils le fassent bien sinon personne n’arrive au bout. Nous devons réfléchir à nous passer des bâtons constamment. »
Cette démarche a aussi des implications politiques. Fabrizio n’hésite pas à parler de responsabilités, et même de missions. « La musique reste pour moi un engagement. C’est le centre de tout. Je défends le fait d’être engagé et de me rapprocher d’autres artistes engagés. Comment faire de la politique sans faire de la politique, sans être rattaché à une quelconque organisation ? Ce que je fais témoigne de cette attitude. »
D’où une question simple : si ça marche aussi bien sur scène avec Aka Moon, pourquoi est-ce que ça ne marcherait pas aussi bien dans la vie ? Pourquoi ne pourrait-on pas pousser le même waow! dans une salle de concert que dans la rue ? C’est aussi à ce titre que le parcours d’Aka Moon est exemplaire.
Confidents des dieux
Musicalement, en tout cas, ils mettent tout le monde d’accord. Se hissant progressivement au sommet du jazz européen, ils se sont imposés, naturellement, comme une référence incontournable dans le monde entier pour les amateurs de jazz contemporain.
À New York, parmi les jeunes groupes du jazz le plus pointu, ils sont régulièrement cités, avec dévotion. Pour ces groupes actuels dont les maîtres historiques sont d’ailleurs souvent les mêmes que ceux d’Aka Moon, les trois musiciens belges, chacun à part égale, font l’objet d’un véritable culte. On décortique leurs albums (19 à ce jour, si on compte bien) et on s’abreuve, sur YouTube, de leurs performances filmées. Les plus chanceux les ont vus en live. Les autres en rêvent. Comme ces deux musiciens français d’à peine vingt ans rencontrés cet été au Festival de Vannes (au sortir d’un fabuleux concert du collectif transculturel de Keyvan Chemirani, dans lequel officiait Stéphane Galland, avec son énergie, son brio et son sourire habituels) qui buvaient nos paroles comme si l’on était des confidents des dieux, après qu’on leur ait dit qu’on les suivait depuis leurs débuts, les trois Aka, et qu’on avait dû les voir en concert une vingtaine de fois.
Nos albums favoris. Le brut « Rebirth » (1994). Les envoûtants « Ganesh » (1997) et « Invisible Moon » (2001), avec le percussionniste indien Sivaraman – une rencontre décisive pour les trois Aka. Le vertigineux « Guitars » (2002), hommage à Paco de Lucia, à Jimi Hendrix, à John Scofield et à Jaco Pastorius (la principale référence de Michel Hatzi), avec trois guitaristes d’exception : l’Afro-Américain David Gilmore, le Belge Pierre Van Dormael et, surtout, l’Indien Prasana. L’inouï « DJ Big Band » (2010) qui réunit autour du trio pas moins de douze DJ’s, dont le brillant Grassoppa, fidèle complice des Aka.
Les projets immédiats du groupe font saliver. Un nouvel Aka, déjà, sortira en octobre. « The Scarlatti Book », avec Fabian Fiorini au piano, transposition et « manipulation » des sonates du sautillant compositeur italien, dont la variété rythmique et harmonique sied bien au langage musical d’Aka Moon.
Pour la rentrée aussi, un album live des explosifs Nasa Na. Enregistré au « Sounds » de la rue de la Tulipe, à Ixelles, au début des années 90, il constituera le premier témoignage sur disque de ce groupe devenu culte.