Timult est une revue à parution plus ou moins annuelle. Sans que rien ne l’explicite (et je l’ignorais en commençant cet article), son équipe rédactionnelle se compose exclusivement de « femmes, lesbiennes, gouines, trans et autres monstres qui refusent une identité assignée ». À y réfléchir a posteriori, c’est peut-être ce qui donne à cette publication son uppercut si particulier : des queers transpédégouines qui réfléchissent à d’autres sujets que ceux sur lesquels on les attend d’habitude, des féministes qui pensent très large leur envie de changer le monde. Elles se sont d’ailleurs rencontrées dans les réseaux activistes, et conçoivent l’écriture comme un outil des combats qu’elles mènent sur le terrain de l’anti-autoritarisme. « Nous ne voulons pas jouer les journalistes mais nous tenir nous-mêmes dans des pratique de luttes, dans des bagarres collectives. C’est de cette position-là que nous voulons écrire et inviter à écrire. »
La plupart du temps, nous avions du mal à lire les journaux, brochures, fanzines et autres livres qui circulaient dans les milieux anarchistes. Les idées et les préoccupations y étaient bien les nôtres, mais ces textes ne parlaient pas de nos réalités. Pour autant, nous ne voulions pas renoncer à l’écriture ni à sa force d’inspiration.
Timult est sorti de la nécessité de construire des outils qui nous permettent de nous approprier l’écriture. Nous partons de l’idée que c’est une force émancipatrice pour plein de gens qui se sentent invisibles.
Au tout départ, c’est venu de copines qui participaient à un groupe de réflexion politique sur l’anticapitalisme, l’autogestion, l’autonomie. Elles avaient fait remarquer à leurs potes qu’il y avait des problématiques de genre dans le groupe. Notamment que c’étaient les gars qui théorisaient et qui écrivaient tous les textes. Ils leur ont répondu : « Ecrivez quelque chose là-dessus, c’est hyper intéressant ! » Ça les a pas mal énervées parce qu’elles voulaient travailler ce sujet collectivement avec eux, et même qu’ils y réfléchissent de leur côté, qu’ils changent leur propre manière de faire. Elles ne voulaient pas être assignées à ça toutes seules, comme si c’était leur problème à elles. Alors, au lieu de fournir le boulot demandé, elles ont eu l’idée de se retrouver entre meufs, non pas pour réfléchir à ça précisément, mais à l’ensemble des sujets qui les intéressaient au départ dans ce groupe, toutes ces questions de stratégies de lutte en général. Après, et pour différentes raisons, ça n’a rien donné de concret sur le moment, mais l’idée était là, nous avons continué à en parler régulièrement. Ensemble, nous avons pris conscience que notre pensée avait mûri, que nous avions des choses à partager et à pousser plus loin, mais pas d’espace pour le faire.
On s’en fout du génie ou d’être originales !
C’est le principe de l’empowerment : les personnes s’allient et prennent en mains les moyens de leur émancipation, pour elles-mêmes et selon leurs propres critères. Une certaine tradition de l’éducation populaire, aussi…
Nous avons commencé avec des ateliers, à élaborer des techniques d’écriture collective, de mises en commun, il y avait un enjeu à se valoriser par rapport à cet acte d’écrire qui semblait appartenir de fait à « l’homme blanc, cultivé, hétéro ». Faire circuler les textes, de l’une à l’autre, ça décomplexe de la bonne manière. Nous avons tenté
d’analyser aussi ce qui nous gonflait dans les textes politiques habituels, de démonter les poncifs sur ce que doit être une « bonne analyse politique ». Les vérités assénées, les généralités, les formules présomptueuses ne laissent aucune place aux lecteurs.trices, ne leur donnent aucun pouvoir pour s’emparer des choses, faire le tri, refuser.
Qu’est-ce qu’on se sent capables d’écrire ? Et qu’est-ce qu’on aurait du plaisir à lire ? Telles étaient les questions. Nous voulions explorer des formes qui nous parlent plus : accrocheuses, clairvoyantes, abouties et, en même temps, fabriquées par des gens moins à l’aise avec l’écriture, qui ont moins l’habitude, qui ne se sentent pas capables. Nous aimons travailler la subjectivité des textes. Nous voulons rendre visible le fait que les idées viennent de quelque part, de vécus, d’expériences, de rencontres. Faire exister les auteur.e.s. Ce qui n’implique pas pour autant de les identifier : il.les peuvent être anonymes, multiples, fictionnel.les.
[…] il y avait un enjeu à se valoriser par rapport à cet acte d’écrire qui semblait appartenir de fait à « l’homme blanc, cultivé, hétéro »
Nous voulons déconstruire les logiques propriétaires. On s’en fout du génie ou d’être originales ! Écrire un texte à plusieurs, se le faire passer, multiplier les aller-retours, commencer puis caler, laisser à une autre le soin de conclure, revenir dessus, voir si ça nous parle. Trouver des formes qui fabriquent un sentiment de puissance.
Notre stratégie éditoriale est double : d’une part, nous avons envie d’alimenter nos cercles anarcha-féministes et queers transpédégouines sur des réflexions et des thématiques diverses ; et d’autre part de contaminer tous ces militants non-féministes, voire antiféministes, en parlant de « leurs sujets » tout en décalant la perspective.
Ces deux objectifs fonctionnent. On a même des retours de gens qui ne déniaient pas nous adresser la parole avant et qui estiment, depuis le journal, qu’on est plus « valables » politiquement. Ça donne du coup vachement envie d’interpeller le milieu qui fabrique les médias alternatifs sur les questions du genre. Quel pouvoir ça vous donne de faire de la presse alternative ? Quel prestige vous en tirez pour vous-mêmes ? Et qu’est-ce qui fait qu’on change de posture à vos yeux et qu’on devient tout à coup intéressantes ? Faut pas oublier que partout ailleurs, c’est majoritairement des mecs blancs diplômés qui écrivent et puis, derrière, il y a toutes les petites mains… Au-delà de ces enjeux, c’est important pour nous de fabriquer un objet qui joue sur le plaisir : plaisir visuel et tactile d’avoir un bel objet dans les mains. Pour ce qui est des illustrations, photos, montages, dessins, c’est un peu comme pour les textes : nous sommes toujours à la recherche de contributions mais nous ne passons jamais de commandes. Nous pensons que les images ont une place importante dans une publication, pour créer une ambiance, faire correspondre les choses de manière décalée, de façon à ce que le texte en soit connoté sans pour autant que l’image soit juste une illustration.
Les deux premiers numéros ont été tirés à 1500 exemplaires. Dès le troisième numéro, nous sommes passées à 2000 et ensuite à 2500 exemplaires, sachant que c’est du fric et d’autant plus de boulot.
La diffusion, c’est un travail d’entretien de relations, avec les gens qui tiennent des infokiosques, des librairies ou des bibliothèques alternatives. Timult se vend à prix libre partout sauf dans quelques librairies où il y a un prix fixe de 3€. Nous diffusons le plus possible dans des villages, des petites villes, en France, Belgique, Suisse, de temps en temps au Québec, en Allemagne, ailleurs. Nous ne
prospectons pas, ce sont plutôt les gens intéressé.e.s qui viennent vers nous.
C’est intéressant en soi, la mise en réseau. À chaque fois, nous parlons de politique, de nos lieux, de nos luttes, on se donne des nouvelles. Ça tisse de la complicité. Et vraiment, l’enthousiasme ne retombe pas, depuis six ans que Timult existe !
Pour trouver timult près de chez soi :
http://timult.poivron.org/diffusion/