Au départ, il y a la récente rétrospective de Niki de Saint Phalle au Grand Palais, à Paris (puis au musée Guggenheim de Bilbao). Et aussi l’idée que cette artiste est une indienne qui joue au cowboy. Ou un cowboy (une cowgirl, si vous y tenez) déguisée en indienne. Plus exactement : une indienne qui prend les armes, celles des cowboys, contre ces derniers et contre la société qu’ils représentent.
Niki de Saint Phalle est aujourd’hui dans l’imaginaire de tous surtout pour ses sculptures joyeuses aux rouges et jaunes criards, en particulier ses « nanas », opulentes danseuses offrant sans complexes leurs rondeurs conquérantes.
Mais, avant cette exultation de couleurs pures, ludique et presque enfantine, c’est une arme à la main qu’elle s’est imposée, avec un éclat retentissant, sur la scène internationale de l’avant-garde. Avec ses fameux « tableaux-tirs ».
Nous sommes en 1961. Niki participe à une exposition collective. Son « Saint-Sébastien – Portrait de mon amoureux » fait sensation. Sur un panneau de bois, une chemise d’homme perforée de clous est surmontée d’une cible, à la place de la tête, sur laquelle les visiteurs sont invités à lancer des fléchettes, participant ainsi directement au processus artistique (et se faisant inconsciemment les nouveaux bourreaux de ce pauvre Saint-Sébastien) avec une jubilation « follement excitante », selon les mots de l’artiste.
Elle raconte. « À côté du mien était accroché un relief complètement blanc dont l’auteur était Bram Bogart. En le regardant, j’eus une illumination : j’imaginai la peinture se mettant à saigner. » En lui tirant dessus ! Elle mettra son projet à exécution (c’est le cas de le dire) quelques jours plus tard, avec la complicité de son compagnon d’armes (et d’alcôves) Jean Tinguély.
Ça va saigner
Sur des planches, ils collent tout ce qui leur tombe sous la main, y compris des œufs, des tomates, des spaghettis. Et surtout des sachets et des bombes de peinture de couleurs différentes. Ils recouvrent le tout de plâtre blanc. Il faut ensuite trouver un fusil. N’ayant pas assez d’argent, ils parviennent à convaincre un forain de leur louer un 22 long rifle (plus cowboy que ça tu meurs).
Et ça va saigner. Elle commence à canarder. Les balles percent le plâtre puis les sacs de peinture qui, en explosant, éclaboussent et dégoulinent sur la surface blanche, la recouvrant furieusement de taches et de coulées aléatoires. Le résultat, autant que le geste, est d’un dramatisme saisissant, qui se rapproche de l’expressionnisme abstrait, en particulier de Jackson Pollock et des techniques de l’action painting.
À la première séance de tir étaient invités deux photographes et Jean Restany, tête pensante des Nouveaux Réalistes qui, ébloui, décide sur le champ d’intégrer Niki dans le groupe (dont elle sera la seule femme – et d’ailleurs la seule femme, ou presque, à s’imposer alors dans le monde très masculin de l’art contemporain).
Il y aura, entre 1961 et 1963, onze autres séances de tir, à Paris, Milan, Stockholm, New York. Très soigneusement mises en scène par une Niki très photogénique, qui sait très bien se servir, sans en être dupe, de sa féminité et de sa beauté aristocratique, ces performances seront systématiquement filmées. Elle fait un tabac partout et, séduisant tout son monde par sa grâce effrontée, force avec fracas les portes de l’histoire de l’art.
Niki prend son pied. Elle est ravie. Elle jubile. L’expérience est jouissive, frénétique, addictive même. Elle parle de « la dynamique irrésistible du tir, une sensation aussi difficile à décrire que celle de l’acte d’amour ». Et elle mesure bien les implications profondes de ce rituel. « C‘était une extraordinaire sensation
de tirer sur une peinture et de la voir se transformer d’elle-même en une nouvelle création, dira-t-elle. Ce n’était pas seulement excitant et sexy mais aussi tragique, comme si l’on assistait en même temps à une naissance et à une mort. Le geste destructeur devenait un geste créateur. » Elle le répètera avec plus d’exaltation poétique : « La peinture pleure. La peinture est morte. J’ai tué la peinture. Elle est ressuscitée. Guerre sans victimes. »
Tirer sur tout ce qui bouge
Qui a-t-elle dans le viseur ? Elle tire sur tout ce qui bouge. Ou plutôt sur tout ce qui ne bouge pas, dans la société de l’époque. Elle a établi une liste – « Le Mur de la Rage » – de ce sur quoi elle tire. Quatre-vingt-quatre cibles sont recensées, parmi lesquelles la faim, la mort, la guerre, l’injustice, le racisme, le sexisme, le fanatisme religieux, la corruption… Ce genre de choses. Mais aussi : le laisser-aller, l’indifférence, la pitié de soi, la respectabilité, la folie auto-destructive, le viol. « Je tire, écrit-elle enfin, sur mon manque de foi, sur ma propre violence. »
C’est sur l’art lui-même qu’elle tire d’abord, littéralement et symboliquement, rejoignant le mouvement de subversion des codes artistiques enclenché quelques décennies auparavant (la première mise à mort de la peinture par Marcel Duchamp date de 1915).
Niki de Saint-Phalle participe là d’une conception plus spectaculaire sinon plus radicale (et non sans humour) de l’art comme attentat, elle qui dira d’ailleurs : « J’ai eu de la chance de rencontrer l’art parce que j’avais, sur le plan psychique, tout ce qu’il fallait pour devenir une terroriste. »
Crever l’abcès
Il s’agit aussi à l’évidence, sur un plan plus personnel, d’une catharsis, d’un exutoire, voire d’un véritable exorcisme. Le moyen d’expulser ses démons intérieurs. En crevant des poches de peinture, de son propre aveu, ce sont ses propres abcès de souffrance qu’elle crève. Ses traumatismes d’enfant (inceste paternel à onze ans – qu’elle ne révèlera, dans « Mon secret », que 50 ans plus tard – et culpabilisation maternelle), ses détresses psychiques (dépression nerveuse, schizophrénie, asile psychiatrique, électrochocs), ses affections physiques (arthrite rhumatoïde, insuffisance respiratoire – aggravée par les émanations de poussières de polyester, qu’elle découpait pour ses sculptures). Sans parler du mépris misogyne qu’elle a longtemps subi de la part des critiques d’art, qui ne l’ont vraiment prise au sérieux que très récemment.
Elle répond par une violence ciblée aux violences faites à la petite fille qu’elle a été, à la femme qu’elle est devenue et à toutes les femmes qu’elle entend représenter et défendre. « Mon art est autobiographique », ne cessera-t-elle d’affirmer. Et thérapeutique. Un art-thérapie qui s’avéra d’ailleurs efficace. « Pendant les deux années passées aux tirs, je ne fus pas malade une seule fois. »
Elle abandonna les tirs du jour au lendemain, comme on entre en cure de désintoxication. « Je me sentais droguée. Après une séance de tir, j’étais complètement sonnée. Je devenais dépendante de ce rituel macabre, même s’il était joyeux. J’en arrivais au point où je perdais le contrôle de moi-même, mon cœur battait la chamade pendant que je tirais. Je tremblais avant et pendant la séance. J’étais dans une sorte de transe extatique. »
Et l’idée de perdre le contrôle, pour cette femme qui n’a cessé de se battre pour s’émanciper de toutes les aliénations (sociales, culturelles, sexuelles), était plus effrayante encore que l’idée de retomber malade.