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« J’ai tout donné au soleil, tout, sauf mon ombre » (Apollinaire)

L’histoire d’une trajectoire

Le désert de la côte et les descriptifs de fruits, de crabes, et de hanches tordues, un carnaval d’objets furieux qui coulent, scintillants, dans le soleil d’une fin d’hiver. Mon amour se colle nue dos à la vitre et fixe l’horizon trouble derrière les diagonales des toits. Une ville vierge d’humanité ou presque et où les mouettes, dès le soir, piquent dans les sacs poubelles pour en arracher quelques restes et répandent les crasses de la cité sur les trottoirs propres, pour le décor d’une rébellion animale. J’ai fait la diagonale complète, de Knokke à Francorchamps, où nous sommes allés nous enfoncer avec quelques uns de mes étudiants. Et la semaine d’avant, j’étais à Pairi Daiza avec les gosses. Merde, ça va chier, là.

Dans cette brume douce et fantôme se dessine la ville, une ville de riches, la seule où j’ai jamais vu, je crois, des publicités lumineuses pour Maserati. Sur les panneaux « interdit aux chiens », clairement, ce sont des Jack Russell, et de lourds bateaux techniques draguent les fonds face à la digue et, j’imagine, créent de nouveaux égouts, ou travaillent, peut-être, à défier la montée des eaux. On s’imagine les plages grouillantes de l’été mais là, dans les bourrasques de saison et le sable qui tourne et le soleil qui gicle dans vos lunettes, les cahutes tordues par les tempêtes de l’hiver, branlantes face à la mer, et personne, personne, personne. Je viens juste finir un job.

Le futur n’est pas ton avenir. Etranger, passe ton chemin. Casino.

Nous sommes sortis du train et avons avancé lentement le soir le long de la digue sans croiser rien d’autre que les quelques phares de l’éclairage public. Les rues en serpent comme les veines d’une vieille fille boursoufflée et sans joie, les rues gonflées dans la tempête et que l’on verra bientôt s’effacer sous les dunes. On traîne nos sacs et c’est lourd et c’est lent. L’appartement de location, meublé de sapin, évidemment un objet dans un objet dans un objet et une publicité pour la solitude. À regarder les mouvements lents du ressac et le sable tourbillonner. Le matin, quelques vieux et quelques chiens, on se demande d’où ils sortent. C’est ça l’ouest d’ici : un duel gris avec soi-même.

« Alors que le ressac lentement égare les derniers étourneaux saoûls, le gris de l’aurore dissipe la brume et sur la plage découvre en cette architecture de bois taillé une mélopée qui siffle ces derniers instants heureux avant de se coucher avec les hommes qui la portent.

La nuit sur la plage étourdie, avec le sable décrivant des cercles et des volumes, nous avons chanté. Plutôt noir crevasse et sable longue étendue. Plutôt tout ce que, les yeux fermés, tu aurais envie de voir. »

À regarder dans la matinée le soleil étendre l’ombre des mauvais buildings sur les plages finement éclairées, des objets chromés luisant dans le soleil filent sur les dernières avenues. Je termine une commande, et c’est ça, parmi d’autres choses, que je vais leur vendre. Ça me fait penser à tout ces biopics d’écrivains que je me suis enfilés. Ça peut paraître vrai et rassurant la solitude. C’est bon en fait.

On quitte l’horizon. On quitte la ligne, on prend une perpendiculaire. On quitte la grille, on quitte la surface, on quitte cette idée peut-être macabre et qui à Knokke prend tout son sens, cette idée des « moyens de productions », et on s’enfonce.

Le train encore, puis le car, puis la marche et enfin la forêt. Les rais de soleil à travers les sapins font poudroyer la lumière sur un sol de mousse, les eaux vertes et mauves et lentes. Les fils des araignées qui pendent des branches comme des pièces de verroterie dans lesquelles brillent les échos de cette bonne vieille lampe toute chaude qui cogne sur nos fronts à la haute saison.

Nous sommes neuf à présent. Neuf fuyards du dimanche, pompant dans cet espace qui n’a de naturel que l’apparence, l’image de quelques heures,
mais belles heures, une sensation d’être en-dehors et de pouvoir crier si t’as envie de crier, et de pouvoir te rouler par terre si t’as envie de te rouler par terre ou ce que tu veux, quelques heures où tu ne dois rien à personne, quelques heures où il faudra te protéger le cul des insectes qui vont monter sur toi la nuit, sois-en sûr, quelques heures où, bon sang, on n’a pas besoin de grand chose d’autre que d’être là. Quelques heures où on ne se pose pas la question.

La troupe se décide sur un objet utile et ce sera un bar, construit entre deux arbres, avec de la ficelle et des rondins et alors que l’humidité monte et le feu se prépare et sortent les bouteilles, nous nous asseyons là avec comme seul repère la nuit qui pointe. Quand tu ne vois pas plus loin que ce que tu vois dans la lueur des flammes, le tic-tac s’arrête, et tu ne sais pas et de toute manière, tu ne voudrais pas savoir.

Avec Aurèle qui tape sa guitare et Ludovic qui braille, et puis tout le monde qui braille et qui glousse et qui pousse des fonds de gorge, cette nuit-là, on inventera au moins une chanson, une chanson qui sera aussi le titre du film : ANIMAUX.

On s’endort comme des sacs. Il n’y aura que Cléo, Stéphanie et moi 1 pour se réveiller et rallumer le feu.

Le lendemain, nous rangeons le camp et nous enfonçons sans trop savoir, plus bas, dans les arbres et sans repère et nous nous guidons au bruit des moteurs qui tournent au loin. Alors que nous avons traversé sapinières, petites rivières, champs d’arbres morts et bosquets engoncés de troncs tordus, suivant au hasard quelques chemins de sangliers, nous sortons du bois et tombons sur l’arrière du circuit de Francorchamps et devant la barrière quelques gars du coin nous incitent à passer par-dessus.

Tellement de formes ont éclaté devant nous ces deux jours, d’arbres abandonnés couverts de mousses vertes dans des trous d’eau, de rais lumineux éclatant entre les branches, de rivières ocres, tellement de bruits, craquements, sifflements, grognements, que se retrouver, crasseux, portant sacs poubelles, haches et scies, une Jupiler à la main, en train de regarder la course des séries C avec « Jaguar, Porsche, Mazda, Nissan, Sauber-Mercedes, Lancia sont les marques rassemblées par Bob Berridge, patron du Département Courses du Group C/GTP Racing pour former un plateau d’exception assez fourni qui remporte toujours un franc succès auprès des spectateurs », est une œuvre en soi. C’est vraiment impressionnant une course. En tout cas, les dix premières minutes. Ensuite, l’action est remplacée par la routine. Et c’est suants et pleins de terre et de la paille et de la fougère dans les cheveux que nous traversons une foule de gens chics et intéressés par vvrrrrrrrrrrrm vrrrruummmmmmmm et déambulant d’échoppes de montres en échoppes de foulards, entre démonstrations d’oldies et groupes de jazz sirupeux, que nous décidons de quitter l’endroit. Il faut avouer que les haches et poubelles que nous portons ont l’air de faire sale impression, comme une mauvaise odeur parmi les spectateurs endimanchés.

Le mardi je serai à Paris pour la sortie de Album Odyseum 2 , cette nouvelle que j’ai fini d’écrire à la mer et qui est sortie, publiée par les Chaussures Rivieras. Oui, un objet de communication. Ne m’en demandez pas plus, je peux pas vous dire. Soirée dans une galerie immaculée, une pile de ce bouquin à disposition, projections cosmiques sur les murs, un cube noir au centre de la salle sur lequel est montré un instrument créé par Danamza et Super Pitcher pour ce projet « Lords », à base de Thérémine. Super Pitcher, un des deux Pachanga Boys, fera là-dessus un concert de plus d’une heure. Ensuite, after à Radio Marais, derrière Beaubourg. Ensuite, je sais plus.

Ça c’est la
trajectoire d’une semaine et c’est peut-être un scénario, un scénario d’imprévus, pas cette narration qui part de A et nous emmène à B en essayant de ne pas nous lâcher sur la surface, spectateur pris en main par quelques tours visuels, mais une descente. Une descente impitoyable.

« Si vous faites encore du mal aux putains je reviendrai et je vous tuerai tous salopards ! » 3

Oui, on peut dire d’Eastwood que c’est un maire républicain, qu’il est pro US et moral. Il est moral, certes, mais d’une morale torve qui met en avant des tueurs, des paranoïaques, des estropiés, des tarés, des laissés pour compte qui rendent la justice populaire contre la justice de l’état. C’est très pro-US d’être contre l’état, un mélange du tout est possible des pionniers et de cette recherche presque extatique, mais où la notion de plaisir est remplacée par celle de succès, qui s’accomplira dans un individualisme forcené, à travers le commerce et à coup de flingues. À la critique européenne, les Etasuniens répondent par la fascination. Et c’est vrai, je peux pas le dire autrement, je me suis laissé avoir. Je me suis laissé avoir par un tas de bouquins, de films, de musiques, d’œuvres et de rumeurs, d’histoires venues d’outre-atlantique. Je me suis fait avoir par le free jazz et par Wounded Knee, je me suis laissé avoir par Sutree et par Star Wars, par Raging Bull et par les Palmiers Sauvages. J’en ai bouffé du drame étasunien et la liste est longue et je lui dois une bonne partie de ce que je suis, de mon envie de faire, de ce par quoi je crois être éclairé et de ce que j’imagine être excitant.

Il faut dire que cette image du western est tellement dingue qu’elle se retrouve en filigrane de nombres d’histoires qui n’ont plus des chevaux et des paysages que le goût lointain. L’ouest est une reproduction, la nature, magnifiée, cadrée, rendue belle et terrible, justifiant les errances d’une civilisation en train de se faire, les expliquant et expliquant par là même, sur le modèle darwinien, comment et pourquoi on fait naître une nation.

L’Ouest est une reproduction de l’Ouest parce qu’il n’y a pas d’Ouest « en soi ». Il n’y en a que des images. Des images qui se répètent comme une ritournelle, celle de vendre l’Ouest, non plus son terrain, mais son mythe, son désir, son envie, chancre de tous les possibles, de tous les succès à venir, et que l’on reversera à foison dans d’autres succès. Toujours un truc à venir.
Il y a cette trajectoire de l’histoire qui se voudrait lue comme s’il s’agissait d’un progrès, cette histoire classique, reprise par les modernes, qui voudrait que l’on aille vers un mieux, plus de compréhension et de finesse, plus d’éléments, plus d’informations, et cette « histoire » également Darwiniste n’est pas foutue de se mettre elle-même en perspective, elle est parce qu’elle est, comme le serait la nature, elle intègre sa propre critique pour mieux la digérer et devient cette forme pompeuse et auguste de l’information, racontée dans la plupart des universités comme si on racontait la lumière, comme quand un gars te raconte le combat de l’amour contre la haine en se tordant les doigts, cette histoire qui avance vers son propre succès dans une courbe ascendante, pareille à une lente érection, est une histoire de l’institution, une histoire du pouvoir.

On oubliera vite, et c’est là que le nœud devient excitant et trouble, que « pouvoir » signifie « capacité à ». C’en est l’essence. Et du pouvoir, nous en avons tous, à différentes échelles, et en subissons autant, de partout.

Ce qui nous restera dans ce que l’on a aujourd’hui de l’Ouest c’est, dans le meilleurs des cas, sa part d’ombre. Ses pathologies, ses psychoses et ses doutes, pas le rythme monotone de l’évolution qu’il a parfaitement intégrée. Mon Ouest, après que la télé et le cinéma aient fini de me gaver comme une outre de leur imaginaire, je l’ai pompé dans cet auteur que je tiens comme une de mes plus grande influences, le géographe Elysée Reclus, qui dessina et annota les
courbes du Mississippi en y intégrant les conflits raciaux et les guerres ethniques infligées aux noirs et aux Indiens par les pionniers comme étant dans la nature de son travail de scientifique, où l’on ne pouvait défaire le paysage de ce qu’il comprend, donc les hommes.

« C’est bien parce qu’on ne pouvait dissocier le géographe, qui aurait dû être nanti d’on ne sait quelle sereine impartialité scientifique, du militant anarchiste, que les représentants de l’institution universitaire ont choisi de l’oublier et de le faire oublier au plus vite. » 4

Et voici en extrait l’histoire en train de se faire qui ne sera jamais imprimée comme une légende : « dès qu’un homme, même bon, s’arroge le droit de dominer son semblable, il contracte malgré lui tous les vices d’un tyran, et, fut-il parfait envers ses égaux, il ne peut éviter d’être criminel envers ceux qu’il domine » 5. Oui, je voudrais que là soit ma carte. Cet Ouest-là, je voudrais qu’il m’entoure.

C’est ça que je veux, une histoire qui glisse et dans laquelle on descend, comme on « descendrait » dans un film. Ce n’est pas cette histoire sans fin qui abandonne ses tremblements au spectacle, ses doutes aux bouffons ; ce que je veux, c’est une histoire dans laquelle on s’enfonce comme on s’enfonce dans une grotte. Ce que je veux, c’est l’histoire d’une grotte. Ce que je veux, c’est l’histoire d’une discothèque. Ce que je veux, c’est l’histoire de la jungle.

Notes:

  1. Cléo Totti, Stéphanie Quirola, Bérénice Berguerie, Keliane Kanou, Aurèle Belliard, Guillaume Bouttrolle, Ludovic Breillard, Nicolas Valkenaer, participants du Studio Master Sculpture, Erg, 2014-2015 
  2. Odyseum, nouvelle produite par Rivieras dans le cadre du projet Lords, 2015 
  3.  Unforgiven (Impitoyable), Clint Eastwood, 1992
  4.  Béatrice Giblin, Élisée Reclus: un géographe d’exception, revue Hérodote, n°117, deuxième trimestre 2005
  5.  Elysée Reclus et la guerre de Sécession, articles publiés dans la Revue des deux mondes, Editions CTHS, 2005, p. 152.

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