Il vente devant ma porte.
Je suis pleureuse. On m’engage pour pleurer. J’ai beaucoup de succès car je suis toujours sincère. Quand un monsieur me demande de venir pleurer à genoux devant lui, en effet, une énorme tristesse me traverse. Et je pleure. Quand une dame m’appelle pour que je pleure avec son enfant malade, un désespoir incontrôlable m’envahit. J’essaie d’arrêter, tous les jours. Mais pleurer est devenu un besoin, comme manger des pommes. Lorsque j’arrive au rendez-vous, c’est toujours avec la résolution de décocher un bref sourire, de saluer sèchement et de partir aussitôt – de décevoir, d’annuler enfin cette réputation qui me condamne à vendre mes larmes lors des enterrements, lors des naissances, lors des mariages parce qu’il parait que ça porte bonheur, lors des avortements publics ou des exécutions capitales ; mais l’idée de ne plus pleurer me fait pleurer encore –.
Certains veulent que je pleure pendant qu’ils forniquent. Ça les élève. Je les regarde baiser et je pleure.
Je ne me suis pas tout de suite découvert cette vocation. J’ai essayé bien d’autres métiers de relatifs intérêt général et utilité collective. J’ai corrigé l’orthographe des traductions en français, roumain et espagnol des modes d’emploi de divers appareils de torture électroménagère. J’ai illustré en braille, pour des enfants aveugles, le livre des Merveilles du Monde. J’ai repassé des chemises grises à fleurs roses et fanées pour une compagnie de géants célibataires. J’ai vendu des fleurs de papier crépon noir sur la plage des Beaux Suicidés, et des tambours en forme de chaudrons pour la fête d’Halloween. J’ai lavé d’authentiques chaudrons dans la cuisine d’un restaurant tenu par une sorcière chilienne qui me faisait aussi, à l’occasion, couper des oignons en forme de fleurs. J’y ai laissé l’un ou l’autre doigt. J’ai sculpté des squelettes en bois et moulé des crânes en verre pour une exposition destinée à la Nouvelle Galerie Mexicaine de Bruxelles. J’ai astiqué les squelettes originaux du Grenier de l’Association des Apprentis Médecins et verni, de temps en temps, leurs dents. J’ai ramoné aussi les cheminées d’une usine d’incinération de déchets classés. J’ai testé des parfums pour animaux domestiques malades et goûté des plats de viande exotique pour une vieille hypocondriaque dont j’espérais – car je la cajolais au péril de ma santé – en vain hériter la fortune. J’ai collé des affiches pour une campagne de discrimination positive des Écoles-Ghettos qui prônait l’obligation pour toutes les élèves de porter le voile un jour sur deux. J’ai survécu trois mois dans une prison surpeuplée en masturbant des mutilés. L’un d’eux m’a fait par la suite rédiger son autobiographie, de laquelle j’ai pris soin d’ôter tout indice qui eût permis de me reconnaitre dans le personnage de la prisonnière. J’ai dansé le Kyrie dans l’église Saint-Guy pour solenniser des cérémonies de première et d’extrême unions. J’ai coiffé Madame de Sainte-Catherine, pendant quatre ans. J’ai flatté d’anciens combattants de la brigade anti-féministe, nouveaux convertis à l’homme-au-foyer-isme, qui m’ont fait manger un couscous nordique aromatisé aux feuilles de cannabis. Je les ai plus tard désintoxiqués, par pur altruisme. J’ai saboté les semelles condensées des sabots d’un nabot rebelle. J’ai falsifié des actes de co-naissance et des lettres de déclémence. Sous le charme du contact avec le papier, j’ai postulé à la poste comme déchireuse d’enveloppes suspectes mais on m’a envoyée paître dans le pré du voisin. Celui-ci chercha à me convertir aux postulats (qu’il me présentait d’emblée comme des résultats) du post-féminisme. J’avais été préalablement post-romantique, post-colonialiste, post-exotique, post-
nationaliste et post-rationaliste dans un même mouvement post-poétique ; je finis par devenir, inéluctablement, post-postiste. Je me souvenais alors de mon enfance pré-postienne et je versais dans mon errance des larmes d’attendrissement posthume.
J’ai composé à cette époque des sonnets lyriques sur le thème de l’innocence enfantine, que j’ai publiés dans une revue scabreuse. J’avais sympathisé avec la nouvelle secrétaire générale au point de lui raconter les épisodes les plus troublants de mon existence. Quand je la croisais entre deux couloirs, elle me regardait bien au fond des yeux depuis les siens verts et veloutés et m’invitait, débordante de grâce et de sincérité, à l’accompagner bientôt boire un thé ou chocolat, histoire de pouvoir « parler entre femmes ». Jusqu’au jour où j’appris par une collègue qu’elle jugeait mes vers aussi plats que la conversation de Charles Bovary. Je n’avais jamais lu Flaubert, et tout en décidant de ne jamais le lire, je pleurai, car elle était déjà une amie pour moi, la seule peut-être.
Je n’en voulus plus, et résolus de me sécher les yeux et m’endurcir le cœur. Comme la femme aux yeux verts m’avait mise en garde contre la psychanalyse, je choisis ce moyen-là. Mon psychanalyste m’ayant convaincue que mon humanité langagière me condamnait à osciller entre la privation, la castration et la frustration, que dépourvue de tout objet réel, symbolique ou imaginaire, pleine seulement de manques, je devais achever ma traversée des semblants, abandonner ma quête de béatitude qui frôlait la niaiserie, accepter que l’amour que je lui déclarais avec timidité virginale était le résultat d’un transfert compulsif prouvant une nouvelle fois mon manque à être et mon aliénation, je m’apprêtais à une cure de trente ans au bout desquels j’aurais peut-être fini par accepter le néant de mon désir en même temps que la certitude d’avoir gâché ma vie à analyser ce que j’aurais pu vivre. Mais à ma plus grande surprise, je n’ai pas eu besoin de tant d’années. Lors de la septième séance, en effet, atteinte d’une crise aigüe de mélancolie, je me décrivais comme mesquine, égoïste, jamais sincère, incapable d’indépendance ; je lui avouai en sanglotant froidement que tous mes efforts ne tendaient qu’à cacher les faiblesses de ma nature. Or au lieu de me montrer à quel point j’avais tort et que la vie était belle, mon analyste, enchanté, me félicita : non seulement je m’étais approchée sans son aide de la connaissance de moi, mais je saisissais la vérité de l’humain avec une acuité rare. (Il me serra la main en me rappelant qu’il n’y aurait plus à l’avenir de rapport sexuel entre nous.)
Ensuite, à défaut d’un foyer et d’une profession établis, je conçus la malheureuse et vaine entreprise d’écrire une thèse d’histoires comparées. Des chevaliers du lac de Paladru qui me visitaient régulièrement en rêve avaient fini par me persuader qu’ils avaient vécu, autour de l’an Mil, d’extraordinaires effrois apocalyptiques destinés à se répéter quelque mille ans plus tard en même temps, – surtout ! –, qu’à faire l’objet d’une thèse universitaire à portée très-universelle. A force de me pencher sur le lac, je n’ai pas manqué d’y tomber. Mais l’eau promise, l’eau jaillissante, l’eau qui lave et qui guérit, l’eau bénite par les gens qu’elle a bénis, l’eau qui mouille, où était-elle ? J’ai eu beau cherché des sources, je n’ai trouvé qu’un désert. J’ai versé dans la rhétorique, la bibliographie et la méthodologie doctorales. J’ai assisté à des congrès pleins de bruits et de rumeurs, j’ai présenté mes chevaliers à quelques tables rondes entourées de cravates à carreaux, ils ont reçu des sourires remplis de bienveillance, d’intelligence et de condescendance. Peu m’importait, car je ne cherchais plus d’autre amitié que celle des livres. Les miens qui avaient pris l’aspect foudroyant d’une tour de Babel se sont perdus dans les nuages et m’ont renversée. J’ai marché sur la tête, je me suis sali les cheveux et bosselé le crâne. Circonstance aggravante, j’avais fait de nouveaux vers, non plus sur l’enfance mais sur les
péchés de l’homme universitaire, qui menaçaient de me ronger le cerveau. Je les ai toussés, je les ai crachés, je les ai vomis. Tout en fuyant, j’ai demandé un miracle en imaginant des chapelets, car je me souvenais que c’était l’instrument de prière de ma grand-tante qui avait vécu cent ans sans maladie mentale ni déformation grave.
Je m’étais longtemps demandée ce que c’était que le désastre. Il m’a semblé alors que c’était l’absence de miracle.
Jusqu’à ce que je rencontre le baron de T. qui a scellé mon destin de pleureuse. C’était par un soir encombré de moucherons et d’oiseaux rares. Comme tous les soirs, je crachais des vers dans une rivière asséchée où personne ne pouvait les pêcher. Il s’est approché par derrière, j’ai entendu ses pas avant qu’il ne demande : « Combien de fois ? » Bien entendu, je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire. Je l’ai suivi, tout simplement, et c’était la première fois. Il m’a prise par la main, il m’a remise sur pied, démêlé les cheveux, lavé la bouche, frotté les yeux, baisé le front ; ma fièvre n’a pas fait long feu.
Combien de fois avais-je suivi un homme que je ne connaissais pas ? Combien de fois l’avais-je aimé avant de le connaitre ? Combien de fois m’avait-il trompée ? Combien de fois m’étais-je trompée ? Combien de fois avais-je pleuré ? Bien souvent, pensais-je ; jamais, reprenait-il. Combien de fois avais-je imité un crapaud à la belle étoile ? Combien de fois, dansé ? Combien de fois, endormi un enfant dans mes bras en chantant une chanson que m’avait chanté ma mère ? Combien de fois, voyagé ? Combien de fois, bu de l’eau ? Combien de fois, regardé ? Nous retraversions l’enfance ensemble, les jeux dans les bois, à colin-maillard, je reconnaissais son visage et il connaissait le mien. Nous voyagions ensemble, nous nous regardions. Nous inventions des poèmes sans rien savoir de la poésie. Et je pleurais d’amour, de volupté, d’oubli. Un jour le baron m’a dit que j’étais prête, que bientôt j’allais commencer ma mission, qu’il m’avait aidée, que c’était à mon tour. Il allait mourir. Il voulait que je pleurasse à son enterrement les plus belles larmes qui eussent jamais été pleurées. Je n’ai pas eu le temps de m’entrainer : il est mort l’après-midi même. Je demandai au bourgmestre de pouvoir l’épouser dans l’heure – il était chaud encore –, qu’il me fût permis d’être sa veuve. Il refusa catégoriquement car le baron était déjà marié. Je rencontrai la dame, qui était la plus belle femme du monde et qui revenait d’un pays lointain pour emporter l’héritage. Le jour des funérailles, elle se déclara enrhumée et s’enferma dans le coffre-fort pour se réchauffer. Quant à moi je m’avançai, larmoyante, vers le cercueil, lorsque je vis quatre femmes en long manteau noir agenouillées entre deux cierges, harmonieusement secouées d’un sanglot si sincère que je m’agenouillai à leur côté, là où il restait de la place. Il était doux et douloureux de n’être pas seule. Nous pleurâmes en chœur avec profusion et délicatesse, nous pleurâmes avec rage, avec passion, avec tendresse jusqu’à ce que l’une après l’autre, les anciennes maitresses du mort se relevèrent, essorèrent leurs longs cheveux tout trempés de pleurs, se remirent un peu de rouge, et je restai seule. Pas pour longtemps. Un homme vint à moi et me demanda si je cherchais du travail. Je lui expliquai que je voulais bien travailler mais seulement pour vivre, et que je ne voulais ni salaire, ni récompense, ni rente, ni bourse, ni héritage. Une soupe quotidienne, avec un peu de pain, des pommes et de l’eau. Un toit, un lit, quelques vêtements, quelques livres. Pas de poèmes ni de romans de Flaubert. Il m’installa dans son grenier où je suis très heureuse et très malheureuse, pleurant chaque jour consciencieusement pour qui me le demande. Je suis bien malheureuse et bien heureuse de leur montrer ce que j’ai dans les yeux qui sont l’âme et le corps. Je pleure : c’est ma manière d’être sans exister, d’exister sans lui, et de ne pas être moi. D’être à eux : d’exister pour eux.
J’erre hors de moi, dans chacune de
mes larmes. Et je regarde le vent par la fenêtre.