La longue route des oubliées

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1981. Une journée chaude de mai, de celles qui sentent le lilas. J’ai dix ans. Assise sur le seuil de ma maison,  j’écoute la radio allumée dans le salon. En bonne petite pré-ado de la classe populaire accro au hit-parade, je connais toutes les paroles des chansons à la mode. Mino cartonne avec « Les mocassins » – en plus, la chanson est belge 1, ce qui fait qu’on l’entend quatre à cinq fois par jour sur certaines ondes. Je chante à tue-tête.

Mes mocassins et les tiens
Tes mocassins et les miens
Devant la tente d’Indiens
Nos mocassins
Nos mocassins

J’ai même la petite robe jaune à franges avec les perles incrustées et les mocassins blancs, car le succès de la chanson a amené dans son sillage, jusque dans les vitrines des magasins, ce que tout quidam imagine d’emblée comme la parure-type de la squaw.

Je pose ma joue
Sur ton torse musclé
Joue pas les grands manitous
Ton tomahawk est enterré
D’ailleurs t’es gentil comme tout
Je suis ta squaw
Et toi mon grand Sachem

De Mino à Pocahontas

Sous les dehors « bon enfant » d’un refrain entêtant, c’est l’essence même de la mentalité des colons que cette chanson vient réactualiser. Le fantasme de l’homme blanc de se trouver une petite femme soumise issue d’une culture ou d’un pays où « elle sait rester à sa place » y ressurgit puissamment – d’autant que la chanteuse est elle-même une jolie métisse aux cheveux tressés. Et il colonisera l’imaginaire de toute une génération de petites filles blanches, élevées dans une relative égalité des sexes par leurs mères – issues de la génération des premiers combats féministes – les amenant à s’identifier à la squaw dans la mythologie de sa soumission.

Avec les westerns, peuplés d’actrices hollywoodiennes grimées et peu vêtues, c’est à peu près tout ce que j’ai eu comme bagage pour imaginer, en grandissant, à quoi ressemblaient les Amérindiennes et comment elles vivaient. Des fictions modelant une image de la squaw d’où transpire le fétichisme de la petite sauvage: sexuellement attractive parce que non bridée par la civilisation blanche qui a atrophié le corps et la sexualité des femmes, et à la fois habituée, par son origine, à être soumise aux hommes.

Devenue adulte, je me suis intéressée de plus près à l’histoire des Amérindiens, à la fois fascinée par leur culture, leur spiritualité, et révoltée par l’interminable génocide culturel subi par les peuples des Premières Nations.

De grands noms émergèrent.

American Horse, Cochise, Eskadi, Geronimo, Red Cloud, Sitting Bull, White Horse…

Tous de valeureux guerriers.

Tous des hommes.

Les rares femmes Amérindiennes retenues par l’histoire sont celles qui ont tourné le dos à leurs traditions pour adopter la culture des colons. Comme Kateri Tekakwitha (1656-1680), fille d’un père mohawk et d’une mère algonquine, qui se lia d’amitié avec des missionnaires jésuites, puis s’installa dans une colonie chrétienne. Ou comme Pocahontas.

Comment s’écrit l’histoire

Toutes les autres sont les grandes oubliées de l’histoire.
Il me fallut creuser et trouver des chemins de traverse pour aller à leur rencontre. Contrairement à la représentation qui poursuit son chemin aujourd’hui encore, l’air de rien – comme ces figurines en résine pour les enfants qui proposent toutes sortes de modèles de Sioux ou d’Iroquois à cheval, en canoë, tirant à l’arc, mais UN UNIQUE modèle d’Indienne, penchée en avant, son enfant sur le dos –, le rôle des Amérindiennes a été crucial et les pouvoirs qu’elles incarnaient transcendaient largement le seul concept de maternité.

Mais dans la société européenne, l’histoire était écrite par les hommes et, comme l’écrit Barbara Mann : « Lorsque les missionnaires franciscains et jésuites de la Nouvelle-France, les puritains
de la Nouvelle-Angleterre, et les pragmatiques Néerlandais de New-York ont noté leurs triomphes, ils ont tout simplement ignoré les femmes qui jouaient pourtant un rôle très dynamique au sein de l’Iroquoisie. » 2 Plus tard, lorsque les traités d’histoire ont été écrits en s’appuyant sur ces sources, les femmes iroquoises ont été effacées.

La Kaienerekowa

Les femmes iroquoises haudenosaunee jouaient un rôle essentiel dans le processus politique de leurs peuples. Chaque sexe possédait une assise territoriale propre, un leadership autonome et des sphères d’expertise définies.

Ainsi, c’est aux femmes que revenait d’établir les règles de citoyenneté. Elles décidaient si les prisonniers devaient vivre ou non. Elles contrôlaient et géraient l’utilisation des terres, les adoptions, l’attribution des noms, le choix des émissaires diplomatiques et pouvaient même opposer leur véto à la guerre.

Selon la Kaienerekowa (Grande loi de la paix proposée par Tekanawidah, artisan de la paix, et par Jigonsaseh, artisane de la terre), il n’y a point de « sexe faible » : les deux sont complémentaires. Point non plus de règle de majorité. Le processus politique est représenté par la métaphore du « pillonnage du maïs ». Les décisions sont le fruit d’un dispositif complexe et ritualisé de discussions collectives. Et ce sont les femmes, les odiyaners (mères du clan), qui initient ces discussions, jusqu’à ce qu’elles obtiennent un consensus. Seulement alors les hommes examinent la question. En l’absence de consensus, les questions peuvent retourner à un groupe, ou être débattues par un groupe mixte. « Tout comme la couche du maïs est écrasée par le pillon, les barrières qui délimitent les points de vue de chacun sont éliminées par la discussion. » 3

Les Européens, patriarcaux, ont été uniquement témoins du Conseil des hommes, où les femmes ne siégeaient pas, mais où elles étaient les yeux et les oreilles du Conseil des femmes. Ils ont donc présumé qu’elles ne participaient pas aux activités politiques ! Quant aux hommes du Conseil, ils n’étaient pas là en tant que Chefs, comme le relatent les écrits historiques, mais comme royaners (porte-paroles), qui devaient suivre la voie tracée par les femmes. S’ils échouaient, ils étaient destitués ou démis de leurs fonctions !

On est bien loin des stéréotypes de la princesse indienne ou de la mère soumise préparant inlassablement la tambouille pour le retour du guerrier. Le modèle haudenosaunee, vieux de plusieurs siècles, semble même terriblement avant-gardiste, que ce soit en matière d’égalité entre les femmes et les hommes ou de processus démocratiques. La  Kaienerekowa aurait beaucoup à nous apprendre.

Des bords de l’A16 au vieux Downtown Eastside de Vancouver

Pourtant, aujourd’hui encore, des Amérindiennes sont effacées du paysage.
Entre 1980 et 2012, ce sont 1181 Indiennes qui ont disparu au Canada.
Assassinées. ノvanouies. Rayées de la carte.
Ramona Wilson, Tamara Chipman. Immaculate « Macky » Basil…

Bon nombre de ces femmes et jeunes filles ont disparu le long de l’Autoroute A16, un tronçon de 800 km qui borde la Colombie Britannique, longeant des milliers d’hectares de forêts où sont dispersées des réserves indiennes. Gladys 4 , dont la nièce a disparu le long de cette route le 21 septembre 2005, revient sans cesse au dernier endroit où on l’y a vue.

Le long de l’A16, Amélie, seize ans, fait de l’auto-stop. Gladys la charge et la reconduit chez elle dans la réserve. Sa famille, composée de huit personnes, partage un monolocal et une petite caravane. Le centre urbain le plus proche se trouve à 30 km, et l’autobus, qui ne passe que deux fois par semaine,
coûte 8 dollars l’aller-retour. Un prix exorbitant pour cette famille. Amélie n’a d’autre possibilité que l’auto-stop, sachant qu’elle risque à chaque fois de rejoindre les filles disparues au fin fond des forêts de conifères. Pour le gouvernement fédéral, il s’agit de crimes passionnels, de faits divers isolés. Il aura fallu trente-cinq ans aux autorités canadiennes pour enfin créer, en 2005, une cellule de police spéciale.

L’acculturation et les horreurs vécues par les Indiens dans les pensionnats 5, combinées à la sédentarisation dans les réserves, ont essaimé parmi les populations autochtones violence, alcool, drogue et précarité. À Vancouver, capitale de la Colombie Britannique, dans le vieux quartier du  Downtown Eastside, 60 % des prostituées sont Indiennes. Certaines passes s’y négocient pour 5 dollars, alors que le salaire moyen de la ville est de 3000 !

Mais les Amérindiennes n’ont pas dit leur dernier mot. Depuis les années 1990, le nombre de femmes cheffes s’est considérablement accru dans les réserves, dépassant les 15% 6. Une fonction qui leur permet de renouer avec leurs pouvoirs politiques traditionnels confisqués par le modèle patriarcal des colons 7 et de lutter pour de meilleures conditions de vie. D’autres militent dans des organisations telles FAQ – Femmes autochtones du Québec –, ou AFAC – Association des femmes autochtones du Canada –, qui ont largement contribué à modifier certains articles discriminatoires de la Loi sur les Indiens 8. Ainsi, en 1985, l’adoption de la loi C-31 permit aux femmes ayant épousé un non-autochtone de recouvrer leur statut d’Indienne. Aujourd’hui, c’est notamment pour modifier l’article 6(2) de cette Loi que les femmes de FAQ et d’AFAC poursuivent la lutte. Car cette disposition, connue comme la « clause limitant la deuxième génération », rend impossible la transmission du statut après deux générations successives de mariages entre Indiens et non-Indiens. Une lutte cruciale sans laquelle, en quelques générations, c’est l’identité indienne elle-même qui risque de disparaître.

Notes:

  1. Auteurs compositeurs : Pierre Van Dormael, Bernard Loncheval et Yvan Lacomblez.
  2.  Mann Barbara. Iroquoian Women : The Gantowisas. New York, éd. Peter lang.
  3.  Kahente Horn-Miller, du clan de l’ours de Kahnawake, lors d’une conférence organisée par FAQ (Femmes autochtones du Québec) ;  www.reseaudialog.ca
  4. Les disparues du Canada (France TV) : http://bit.ly/1Iv7xfV
  5.  Les pensionnats, créés au Canada dès 1820 et en fonction jusque dans les années 1990, étaient des institutions d’évangélisation et d’assimilation des enfants amérindiens qui étaient ainsi coupés de leurs parents. Cette pratique a été décrite comme un génocide culturel. Beaucoup d’enfants y subirent de graves traumatismes, allant jusqu’à des sévices sexuels et des expérimentations médicales
  6.  Cora Voyageure, de l’Université de Calgary, lors d’une conférence organisée par FAQ (Femmes autochtones du Québec) ;  www.reseaudialog.ca
  7.  La Loi sur les Indiens, qui dicte quasi tous les aspects de la vie des peuples des Premières nations au Canada, interdisait aux femmes d’occuper un poste de chef. Cet article fut abrogé en 1952.
  8.   La Loi sur les Indiens, adoptée peu de temps après la Confédération, dicte quasi tous les aspects de la vie des peuples des Premières nations au Canada

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