Selon une idée reçue bien ancrée, la société et la culture flamandes seraient plus « américanisées » que ne le sont celles du sud du pays, moins perméables à l’influence anglo-saxonne. Sans doute a-t-on toujours aimé en Flandre jouer aux cowboys et aux Indiens. Mais probablement ni plus ni moins que partout ailleurs.
Au sortir de la guerre, les Américains débarquent en Belgique avec leurs sodas, leurs films, leurs comics, leurs cigarettes et bas nylons. Leurs produits vont marquer durablement les comportements de ceux sur qui ils se déversent. Et, singulièrement, leur musique.
Revival
Le succès phénoménal du film Broken Circle Breakdown de Félix Van Groeningen en 2012 a permis de vérifier que la passion des Flamands pour la musique country – ou plus exactement, bluegrass – n’avait rien perdu de son ardeur. La bande originale du film, un mélo assez larmoyant porté par des acteurs plus que convaincants, a été durant un moment l’album le plus vendu en Flandre. Le « band » formé autour du film – qui compte sept membres, dont les deux acteurs principaux – n’imaginait pas que l’aventure se prolongerait par une flopée de concerts. La tournée n’est d’ailleurs toujours pas finie, malgré les agendas chargés qu’imposent les carrières respectives des différents membres.
« Lorsque je repense à mes années d’enfance, je n’y retrouve aucun signe avant-coureur de mes futurs succès. La seule matière dans laquelle j’étais vraiment brillant n’apparaît dans aucun programme scolaire : siffler. »
Le terrain cinématographique avait certes été préparé par des films comme O Brother (2000) ou les Johnny Cash Chronicles (2006). Mais l’opus de Van Groeningen a accompagné un véritable « revival ». Le bluegrass est à mille lieues du stéréotype véhiculé par les « line dances » où des rigolos en stetson font les marioles dans les cafés le long des nationales. Il a des racines européennes et s’enrichit de multiples influences – contrairement à la country, qui traîne une mauvaise réputation : un musicien anversois nous confiait avoir déserté la scène country, épouvanté par le racisme ordinaire de certains (ne généralisons pas) admirateurs de la Confédération. Des artistes bluegrass ont toujours été actifs en Flandre, mais leurs prestations restaient confidentielles, marginales. Ce n’est plus le cas.
Villages de cowboys…
Le « revival » qu’incarne la tournée du Broken Circle Breakdown Bluegrass Band a gagné les salles de concert traditionnelles, où il se produit à guichets fermés. Jusqu’il y a quelques années, la musique country était chez nous associée aux villages de cowboys et aux spectacles de rodéo. Des spectacles et des villages qui prennent aujourd’hui des airs de fantômes…
Les premiers « shows » d’Indiens sont presque aussi anciens que la colonisation de l’Amérique – on exhibait alors des Peaux Rouges, un peu comme des trophées, dans les cours européennes. En Belgique, la chronique a retenu une première exhibition à Bruxelles dès 1831, dans un petit théâtre de la rue des Fripiers, et une audience royale en 1846, lorsque des Indiens ojibbeways sont reçus par Léopold Ier. Mais le plus souvent, il s’agira de spectacles « outdoor », un peu comme des cirques itinérants. Dès le milieu du XIXe siècle, les expositions universelles, les grand-messes du capitalisme de la Révolution industrielle, s’enticheront de l’exhibition de « populations indigènes ». Des Indiens Pawnee sont ainsi montrés à l’Expo universelle d’Anvers en 1894.
« Je me suis souvent demandé »
Le cinéma n’est pas encore né, ni la bande dessinée, les deux médias qui populariseront la mythologie de l’Ouest. Le mythique Buffalo Bill, qui avait laissé tomber la chasse aux bisons pour se reconvertir dans le théâtre populaire, est en tournée pour offrir aux Européens « l’Ouest à domicile ». Il débarque à Bruxelles en 1891, dans la plaine du Tenbosch (proche de l’actuelle avenue Louise),
pour des parades équestres, des rodéos, des démonstrations de vachers et des reconstitutions de batailles avec les Indiens. Un jour de relâche, William Cody emmènera ses chefs indiens en malle-coach à Waterloo, pour visiter le « Little Big Horn » de Napoléon… La venue du grand chasseur de bisons stimulera l’imagination des caricaturistes bruxellois, qui auront vite fait de rebaptiser le bourgmestre Charles Buls « Bulsfalo-Bille » – on savait « zwanzer » en ce temps-là.
… et d’Indiens
Buffalo Bill et sa troupe reviendront en 1906 à la Plaine des Manœuvres. En 1910 se tient une nouvelle expo universelle à la Plaine du Solbosch, là où se trouve actuellement l’Université libre de Bruxelles. Une quarantaine d’Indiens reconstituent le massacre de Black Hawk, ainsi que des danses et des scènes de la vie sauvage. Les Indiens du cirque Sarrasani sont à Anderlecht en 1932 : ils remettent un costume traditionnel à Manneken-Pis. La même troupe se rend en pèlerinage à Grammont, rendre hommage à la statue du père Pieter-Jan De Smet (1801-1873), un pionnier parti évangéliser les Sioux et qui négocia avec eux des traités de paix au nom du gouvernement américain.
L’Expo 58 avait, elle aussi, son village indien. Il survécut à l’évènement international, et s’installa après coup à Tremolo, dans le Brabant [voir article pp 20-23]. Le cinéaste flamand Robbe De Hert y a tourné un de ses premiers opus, un western court-métrage. C’est l’âge d’or de la culture western, omniprésente dans le cinéma, la littérature, la bande dessinée… Des villages de cowboys et d’Indiens s’installent dans différents coins de Flandre. Des shows équestres y sont organisés, des concerts de country, des démonstrations de « line dance ». Certains se prennent au jeu et vivent à demeure dans ces ranchs construits à la va-vite. C’est l’application stricte des réglementations d’urbanisme qui auront leur scalp.
Ainsi, le village cowboy « El Paso » de Wuustwezel existe depuis 1973, mais il a bien failli disparaître. Construit sans permis dans un champ, les autorités urbanistiques flamandes exigeaient sa démolition. Finalement, après sept années de procédures, la Cour d’appel a décidé qu’il pouvait rester… (HLN, 25/09/14) El Paso a défrayé la chronique (locale) en 2001, lorsqu’il fut attaqué par des bandits de grands chemins, avec fusillade et bagarre dans le saloon… D’autres ont été démolis sur décision de justice, généralement pour des raisons urbanistiques, comme Centennial City à Olmen (cf. De Morgen, 18/11/08), ou Arizona Ranch à Halle-Zoersel (Anvers). À la place il y a maintenant une taverne pour les randonneurs, mais plus de « saloon »… L’engouement pour ce genre de « parcs » et de spectacles s’était de toute façon fortement étiolé.
Le cowboy chantant de Boom
Ce qui ne s’est par contre pas étiolé, c’est la fidélité du public pour le parc à thème familial Bobbejaanland, en Campine anversoise, dont la notoriété déborde largement la Flandre – il est fort fréquenté par les petits francophones, bien que situé assez loin de la frontière linguistique. Malgré une diversification de ses attractions, sa thématique centrale est toujours l’Ouest américain cher à son fondateur, avec son village cow-boy que ne menace aucune ordonnance urbanistique. Modest-Hyppoliet-Johanna, dit « Bobbejaan » Schoepen (1925-2010) est une légende en Flandre, mais reste peu connu du côté francophone – comme la plupart des chanteurs flamands. Car c’est un guitariste-chanteur très populaire qui a fondé, en 1961, ce parc d’attraction. Il revenait d’une longue tournée à succès et cherchait à se poser un peu dans sa province d’origine – une tournée qui le mena entre autres à Nashville, où il est l’un des rares non Anglo-Saxons à s’être produit dans la Mecque de la country, le Grand Ole Opry.
Le terme « excentrique » ne paraît pas galvaudé dans son cas. Pendant l’Occupation il se fait déjà remarquer lors d’un concert à l’Ancienne Belgique d’Anvers, en entonnant devant une salle pleine à craquer la chanson sud-africaine « Non maman, un Allemand, j’nen veux pas, le Schweinefleisch, j’n’aime pas ça. » Il est envoyé au violon par les nazis et l’Ancienne Belgique est fermée pendant trois semaines. Après la guerre, c’est l’apogée des cowboys chantants, et des chanteurs-siffleurs, un art auquel Bob excelle. « Je n’ai pas été un enfant prodige », déclare-t-il en 1964 au magazine « Humo ». « Lorsque je repense à mes années d’enfance, je n’y retrouve aucun signe avant-coureur de mes futurs succès. La seule matière dans laquelle j’étais vraiment brillant n’apparaît dans aucun programme scolaire : siffler. » Ses références sont américaines, et son magasin d’accessoires résolument calqué sur les « stores » du Far West : revolver dans son holster, stetson, bolo, veste à franges, etc. Un déguisement qu’il prépare avec le plus grand sérieux. Avant chaque concert dans le terroir flamand, il explore les environs à cheval, en tenue de cérémonie. Et le cheval l’accompagne dans les cafés.
Il représente la Belgique en 1957 à l’Eurovision. Son répertoire – huit cents titres tout de même – se décline en néerlandais, mais aussi dans cinq autres langues. Toutes ses chansons n’ont pas le western pour thématique, loin s’en faut. Les clichés de l’Ouest se mélangent à ceux de la Flandre, celle des « duivenkotten » (pigeonniers) et des « volkscafés » (cafés populaires). Le cowboy peut à l’occasion se faire critique social, et même révolutionnaire quand il interprète Le Temps des Cerises… « Ik heb me dikwijls afgevraagd » (« Je me suis souvent demandé », repris par Richard Anthony), une de ses plus belles réussites, est une ode protestataire empreinte de réalisme social autant qu’un appel au changement.
Dans les années 70’, l’heure est à l’anti-américanisme. Bob devient ringard aux yeux du public, ne sort plus d’album, se concentre sur ses activités d’homme d’affaire. Mais cinq ans avant sa mort, c’est la réhabilitation qui, après la disparition du chanteur, va tourner en véritable « bobbejaanophilie ». La crème de la pop flamande reprend ses chansons. C’est la consécration (pré-)posthume pour le cowboy chantant à la sauce surréaliste pop, qui illustre si bien le rapport ironique et contradictoire au kitsch western. Au-delà de l’exotisme et de la nostalgie pour la prairie chère à Fenimore Cooper, le cowboy se découvre l’ami de l’homme de peu, du travailleur, du mineur, du Noir. Et pour tout dire, une icône mâtinée du Plat Pays.