Far west publicitaire Le marketing sur la tempe

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Tout a commencé il y a quelques semaines, place de la République française, à Liège. Des seins, deux énormes et magnifiques obus se sont plantés entre le cinéma et chez moi : les publicités Prima Dona refleurissaient, comme des bourgeons, l’été arrivant. Puis c’est Place Leman, un soir calme, qu’un son régulier a attiré mon cerveau : d’où cela venait-il ? De l’une des gigantesques publicités mécaniques qui surplombe le lieu, vantant la classe d’une voiture rouge sang à six mètres au-dessus de moi. Un autre jour, des slogans me font m’arrêter tant je les trouve abrutissants, puis je les détourne en pensées pour rire. Et voilà que je sors de la gare des Guillemins, soutenant le regard d’une rangée de publicités au bas des marches. Si bien que mes yeux et mon esprit, tel un entonnoir, sont obligés d’en passer par elles : ces réclames constantes, qui se plantent là, partout, des jours entiers, et nous regardent vivre, avec leurs pistolets chargés, ceux de la consommation organisée. La terrible impression que Liège est en prise à une meute de cowboys. Cowboys géants, cowboys mouvants ; toujours beaux, nets et lisses.  Ils font de la cité un Far West, où les pensées vagabondes se voient stoppées par les barbelés d’une réserve en prise directe sur l’imaginaire.

Un nouveau genre de conquête est à l’œuvre. Tous les coups sont permis pour nous faire acheter. Et alors que Grenoble est devenue ville sans pub depuis janvier 2015 – faisant disparaître 2051 mètres carrés de publicité de l’espace public, pour favoriser l’affichage associatif et culturel, et planter une cinquantaine d’arbres – en novembre 2016, le contrat publicitaire liant la ville de Liège à JC Decaux (numéro un de l’affichage) arrivera à expiration. Le temps pour nous de décrasser nos prunelles et de désencorder nos cerveaux prisonniers des lassos…

J’ai regardé l’horizon sans rien
n’y voir que des chapeaux

Les publicités conquérantes souhaitent manger les territoires avant de brouter nos pensées. À chaque espace de ralentissement ou d’attente se greffent stratégiquement des panneaux d’affichage : ronds-points, feux, centres-villes, bretelles d’autoroute, places…

À chaque horizon, une publicité.

Les hauteurs sont barricadées, la vue brouillée. Pas moyen de toucher au lointain, le Far West nous encercle. La publicité, omniprésente, nous matraque son message un maximum de fois ; chaque jour, 7000 messages publicitaires de toutes sortes, comme autant de balles perdues. Dans un article publié sur le site lechainonmanquant.be, Jérémy Morel fait observer qu’en Wallonie sont apparus des murs de publicités, destructeurs de paysages. Vous déboulez à Aywaille et un gigantesque mur vous attend. Une vingtaine de panneaux plantés à flanc de colline, obstruant toute perspective. Vous pensiez profiter de la vue, c’est raté : le territoire est investi par une bande de cowboys bien en place pour vous foutre une bonne raclée, c’est la loi de l’Ouest.

Les publicités conquérantes souhaitent manger les territoires avant de brouter nos pensées.

Les cowboys publicitaires sont aussi nombreux que variés. Il y a le bon, la brute et le truand : le bon parle de maladies, d’aides et d’ONG, il informe, il avertit, met en garde, encourage à ne plus se taire devant les coups, les rackets. John Wayne, calme et bénéfique. La brute se tient bien cachée dans un dispositif de publicités déroulantes, souvent un affichage de réseaux de transport. On n’est jamais à l’abri d’un trio de cowboys à la détente faste. Assis sous l’abri bus, la pluie battante, alors que tu te croyais seul, trois cowboys te tirent dans le dos : banque, mutuelle et restauration rapide. Attendre le bus numéro 1 Boulevard d’Avroy est plus dangereux qu’il n’y paraît. Le truand prend divers visages, ceux des publicités aux figures fantasmées, des silhouettes de rêves et des images enchanteresses.

Aujourd’hui, rue de l’Université, je me retrouve en duel
avec une bande de mannequins bossant pour une marque de vêtements. En chemises à carreaux, elle me font face, m’arrêtent et me demandent de bien regarder ce que j’ai sur moi. Elles se présentent comme un clan de rêve, qui contrôle la circulation des esprits. Mains sur mes colts, zoom sur le regard, façon Sergio Leone, je les contourne lentement. Vous n’êtes que des clichés de papiers.

La conquête de l’Ouest
et de mon cerveau droit

Si pour certains, c’est là un moyen de faire connaître un produit, de créer la concurrence, d’accéder au choix, pour d’autres, c’est le terreau des maux, à mauvaise réputation,  considérée comme l’origine des frustrations et d’un système de création de désirs et de besoins incessants. Impudiques, les marques s’exhibent, travaillant à nous faire perdre la raison.

Le but est bien d’influencer, pour faire vendre.

Le marketing, selon Denis Lindon, se définit comme « l’ensemble des moyens dont dispose une organisation pour influencer, dans un sens favorable à la réalisation de ses propres objectifs, les attitudes et les comportements des publics auxquels elle s’intéresse ». Or « influencer quelqu’un, c’est lui faire faire quelque chose tout en faisant en sorte qu’il ait l’impression de le faire spontanément », recadre le Groupe Marcuse (Mouvement Autonome de Réflexion Critique à l’Usage des Survivants de l’Économie).

Les réclames se reproduisent et hachent menu nos cerveaux. Conquérantes, elles grignotent les territoires de mon esprit, tandis que mon identité s’étiole dans une grosse machinerie. C’est qu’au pays des cowboys, la marque est terriblement présente : tu es ce que tu achètes, tu es ce que tu possèdes. Et si tu ne possèdes rien, tu n’es personne. Et tout ça reste une question d’image.

Celle d’une marque de sport est tellement puissante que son logo est un des motifs préférés des jeunes, au point qu’ils se le font tatouer.

Provoquant l’envie et le besoin, les marques affament les plus jeunes, leurs premières cibles. La conquête du cerveau est en marche ; c’est une mine d’or pour les annonceurs qui n’hésitent pas à s’allier aux sciences pour analyser les comportements des enfants à la loupe et les décortiquer. Clignements d’yeux devant un spot : ils y voient la nécessité d’ajouter une musique, une couleur, un personnage et de s’assurer que rien ne leur fera détourner le regard. Les publicitaires cowboys et pédophiles : experts de l’enfant qui savent que pour attirer dans leurs filets un petit de moins de cinq ans, il lui faut des images au ralenti et des formes arrondies.

Le marketing, vicieux, n’ignore pas que les enfants ont un pouvoir d’achat propre (40 millions de dollars par an aux États-Unis) et une influence non négligeable sur les adultes (jusqu’à 700 millions de dollars par an outre–Atlantique, soit l’équivalent du PIB des 115 pays les plus pauvres du monde).

Ruée vers l’or ! Les stratégies marketing modèlent un consommateur dans le cerveau de l’enfant et ce « customer for life » sera une mine d’or au rendement garanti.

Et qu’importe si, pendant ce temps, nos capacités s’amenuisent et que nous en perdons même notre langage. Regardez une feuille d’arbre et demandez-vous le nom de celui-ci, et puis ensuite regardez un logo et demandez-vous le nom de la marque… Aujourd’hui, on connaît plus de slogans que de poèmes…

Révolte de Sioux

Si le grand ennemi du cowboy fut la nature (orage, montée des eaux, coyotes), lorsque la nuit tombe, les dangers se déploient aussi pour les publicités.… À Liège comme dans beaucoup d’autres villes, les actions anti-pubs se multiplient. Barbouillages, déboulonnages ou reconversions de publicité en œuvres artistiques. On en voit de toutes les couleurs. Parfois, il suffit d’éteindre les enseignes publicitaires – une bonne chose lorsqu’on sait que la consommation électrique des « simples » affiches mobiles rétro-éclairées correspondent par an à celle de deux familles de quatre personnes. Pilleurs de richesses, les cowboys publicitaires ont pu avoir affaire à
la MARRE — Mobilisation Antipub pour la Réappropriation Radieuse de l’Environnement –, un collectif liégeois créé il y a sept ans pour « lutter contre la mainmise de la publicité dans notre quotidien ». La MARRE s’attache à créer des affiches antipub pour recouvrir les publicités. Ainsi, pour la Saint-Valentin, nous pouvions en découvrir couvertes du slogan : « Faites l’amour, pas les magasins ! » En France, l’artiste urbain Thom-Thom, armé de son cutter, gratte et découpe les affiches pour profiter des couches de collages accumulées et ainsi créer formes et couleurs. Ailleurs, citons encore le vol du célèbre cowboy Malboro par Richard Prince, qui le sortit de la pub pour en faire une œuvre d’art.

Mais si quelques actions peuvent aider à défier les figures armées de six coups qui terrorisent nos villes, rien ne vaudrait une ouverture des réserves, un élagage des panneaux publicitaires, pour peut-être, qui sait, retrouver nos plaines d’antan.

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