« Je ne sçay par quelle superstition quelques Illinois, aussi bien que quelques Nadoüessis, estant encore jeunes prennent l’habit de femme qu’ils gardent toute leur vie : il y a du mystère, car ils ne se marient jamais, & font gloire de s’abaisser à faire tout ce que font les femmes ; ils vont pourtant en guerre, mais ils ne peuvent se servir que de la massuë & non pas de l’arc & de la flèche, qui sont les armes propres pour les hommes ; ils assistent à toutes les Jongleries & à toutes les Dances solennelles qui se font en l’honneur du Calumet, ils y chantent mais ils n’y peuvent pas dancer ; ils sont appelez au Conseil, où l’on ne peut rien décider sans leur avis : enfin la profession qu’ils font d’une vie extraordinaire les fait passez pour des Manitous, c’est-à-dire de grands genies, ou personnes de consequence. » (Marquette et Joliet, 1681)
Être un homme ou une femme dans une société donnée détermine la place, le rôle et les comportements auxquels il sera possible ou non de prétendre. Ce binarisme des sexes et des genres est une construction sous haute surveillance sociale, qui relève assez peu d’un mouvement naturel ou d’un choix personnel. Et pour indispensable que ce soit, en dénoncer l’artifice n’est pas suffisant. Il faut aussi mettre au jour des échappées ; les imaginer ou les sortir des oubliettes de l’Histoire.
C’est en menant mes recherches pour écrire Red Shoes 1 que j’ai découvert l’existence des Berdaches.
Les Berdaches étaient, dans la plupart des sociétés amérindiennes – c’est-à-dire l’ensemble des populations indigènes d’Amérique, même si l’essentiel des documents disponibles sur les Berdaches concerne l’Amérique du Nord –, des individu.e.s qui développaient dès l’enfance une certaine ambivalence reconnue par les leurs comme un don. Leur liberté était d’être à la fois homme et/ou femme, masculin et/ou féminin, homo et/ou hétéro. Point ici d’idéalisation cependant : car les Berdaches passaient parfois par une rude initiation pour accéder à ce statut d’Être-aux-Deux-Esprits. Mais d’un point de vue politique, leur existence ouvre une issue vers une autre forme d’humanité. Et leur destin est riche de sens quant aux menaces que ces individu.e.s faisaient peser sur l’ordre établi.
L’invention du Berdache
Aux yeux des Européens de l’époque, la femme est un homme raté, en ce sens où pour les médecins de la Renaissance, l’être humain n’a qu’un seul sexe : celui-ci s’exprime pleinement de manière parfaite et évoluée chez les hommes, mais reste bloqué à l’intérieur du corps dans une forme primaire et inaboutie chez les femmes. L’idée que des Indiens mâles puissent endosser le genre féminin de manière sérieuse, radicale et durable met donc fondamentalement en question la hiérarchie des genres. Et tout autant l’ordre divin du monde, car ce qui est perfection ne peut vouloir s’abaisser ni se corrompre. Pour les colons, les Berdaches « sont dévastateurs non pas parce qu’ils représenteraient une troisième classe de genre, antinomique avec le système duel européen mais parce qu’ils opèrent un retournement de prestige et de pouvoir culturellement inacceptable ». 2
D’abord, les Blancs tentent de lire cette bizarrerie sous le prisme de la superstition, ou des rituels religieux. L’enfant souvent est appelé à son devenir par un rêve, une vision magique à laquelle il ne peut se soustraire, quelque chose qu’il est possible
de comprendre comme une vocation spirituelle. Mais une question vient assez rapidement troubler cette lecture jusqu’à en balayer tous les autres aspects : les Berdaches sont-ils sodomites ?
Missionnaires et colons n’y comprennent rien aux très peu catholiques mœurs indiennes. « Les Amérindiens ont, selon nos auteurs, une sexualité quelque peu débridée qui les conduit couramment à l’adultère et à la sodomie. Une telle accusation de sodomie figure dans le discours occidental sur l’autre bien avant la découverte de l’Amérique mais elle trouve là un support particulièrement efficient, notamment en Amérique latine où elle sert le projet colonial européen. » 3
Et le débat se bornera bientôt à tenter de distinguer la cause de l’effet : est-ce de contrefaire le genre féminin qui finit par conduire ces hommes à la débauche ? Ou bien est-ce leur penchant condamnable qui les incline à se comporter en femmes ? Certains émettront l’hypothèse paradoxale que c’est précisément à trop fréquenter les femmes, dont ils partagent les tâches, qu’ils s’efféminent et se ramollissent. À d’autres encore, il apparaîtra que la déchéance au genre féminin puisse être une sanction : le groupe exclurait de la catégorie « hommes » des individus qui auraient failli aux attentes : défection à la chasse, couardise à la guerre,… On comprend bien en quoi il est plus facile d’admettre qu’un être subisse passivement la punition collective de sa dégradation, plutôt que d’y participer de manière active et volontaire !
De toutes les façons, la véritable crainte concerne, au-delà du jugement moral, la menace qui pèse sur le sacro-saint phallus ; on craint que cette transexuation sociale mène à une métamorphose organique ; on croit en effet en la possibilité qu’un corps qui brouille et transgresse les codes du genre finisse par se modifier physiologiquement, jusqu’au risque de contaminer ensuite l’ensemble de la gente masculine !
Il est significatif que le terme de Berdache, par lequel les Européens se mettront à désigner de manière générique l’ensemble des transgenres amérindiens, n’est pas issu d’une des langues autochtones – chaque peuple avait un vocable spécifique pour nommer en son sein cette notion complexe de Double-Esprit – mais vient du français de l’époque où il s’applique de manière péjorative à désigner de « jeunes hommes dont on abuse honteusement ». 4
Significatif est aussi l’absence d’intérêt qui semble avoir été porté aux « Berdaches » qui sont nées petites filles. Qu’un être inférieur tente de se faire assimiler à la caste dominante n’a rien d’incompréhensible, pour condamnable ou vain que cela soit.
Et d’ailleurs, au cours du temps – alors que la plupart des Êtres-aux-deux-Esprits auront déjà été exterminés – une interrogation naîtra sur la morphologie réelle qui était la leur. Quelqu’un quelque part aurait-il eu l’occasion de voir les organes génitaux de ces invertis ? Étaient-ils vraiment des hommes ? Beaucoup de textes, écrits tardivement et souvent suspects quant à leur source, font mention d’hermaphrodisme. Des récits relatent que l’excroissance du clitoris était chose commune en Amérique, que nombre d’Indiennes se faisaient « circoncire » (sic) et l’on en viendra à la conclusion que les transgenres étaient vraisemblablement « des femmes en qui ce défaut ne se corrigeait pas » et qui en raison « d’une nature inférieure & d’une race abâtardie » se voyaient condamnées à une servitude perpétuelle. 5
Ainsi les Européens contourneront l’épineuse question de savoir pourquoi des hommes normaux, nés libres et puissants, dérogent volontairement à leur statut et à leurs prérogatives !
L’impossible héritage
Aujourd’hui, des Amérindien.ne.s, descendant.e.s des rescapé.e.s du génocide colonial, se nomment à nouveau « Two-Spirited-People », se réclament des traditions originelles du plurigenrisme, et s’efforcent de
remettre au jour certains rituels séculaires. C’est en outre grâce à leur patient travail d’historiographes qu’on en sait un peu plus sur les concepts de genre et d’orientation sexuelle tels qu’ils existaient avant l’arrivée de l’homme blanc sur le Nouveau Continent.
Ainsi, pour ce que l’on puisse en savoir : « L’Être-aux-Deux-Esprits est une tradition amérindienne découverte lors des premières recherches menées sur les populations natives du continent Nord-américain. De nombreux éléments montrent que celles-ci, avant la colonisation, croyaient en l’existence des rôles transgenres, le masculin féminin, le féminin masculin. La notion de deux-esprits se rapportait à un enseignement ancestral. Ce type d’identité a été observé dans plus de 155 tribus à travers toute l’Amérique du nord. On raconte que des femmes combattaient lors des guerres tribales et étaient mariées à d’autres femmes, de même qu’il y avait des hommes mariés avec d’autres hommes. Ces individus étaient perçus comme appartenant à un troisième voire à un quatrième genre. Dans de nombreux cas et dans presque toutes les cultures, ils/elles étaient honoré.e.s et révéré.e.s.
Les êtres aux-deux-esprits étaient souvent des voyant.e.s, des guérisseur.e.s, des sages. Ils/elles étaient les nounous des orphelins, des dispensateurs de soins. Ils/elles étaient respecté.e.s en tant que composantes fondamentales de nos cultures et de nos sociétés. » 6
Ces nouveaux Berdaches luttent pour la reconnaissance de leur statut. Mais leur revendication se heurte à de nombreuses difficultés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des communautés natives. La première est liée à la quasi impossibilité de retrouver la spécificité et le sens particulier de leur histoire. Nombre d’éléments culturels ont en effet disparu avant même d’avoir pu être étudiés, et les témoignages qui demeurent des conquérants n’offrent qu’une vision parcellaire et, comme on l’a vu, très orientée de la réalité. Quant aux Aînés qui pourraient encore transmettre de l’héritage, ils se taisent. Ayant la plupart du temps subi la violente et obligatoire acculturation occidentale, leur perception de la sexualité et du genre a changé, les menant à la honte, à la peur ou au déni.
« Nous faisons face à l’homophobie et au sexisme des nôtres ; au racisme des gays et des lesbiennes ; au racisme, à l’homophobie et au sexisme de la société dominante. Sans parler de l’exclusion socioprofessionnelle ordinaire que doivent affronter tous les Indigènes » 7 écrivent Sandra Laframboise et Michael Anhorn, dans un article qu’ils consacrent à l’expérience berdache contemporaine. En outre, des conflits et des exclusions doivent être dépassés au sein même des multiplicités berdaches où se côtoient des Indien.ne.s Queer et d’autres qui, soit chastes, soit hétérosexuel.le.s, expriment leur identité plurigenre dans l’habillement, le travail, la spiritualité ou le mode de vie, mais non dans leurs pratiques intimes.
Et c’est ici la deuxième grande difficulté à laquelle se confronte leur volonté de retrouver et de transmettre les racines et les significations de cette expérience si particulière : dans les langues et dans la conception des Peuples Natifs, le genre, le sexe, l’orientation sexuelle et l’identité sociale sont des catégories inefficientes à rendre compte des pratiques et des cérémonies qui prévalent pour déterminer qu’un individu est doté du Double-Esprit et pour définir les pouvoirs que cela lui confère.
En dépit de tous ces obstacles, il y a quelque chose de beau et d’émouvant dans la confiance avec laquelle ces nouveaux Êtres-aux-Deux-Esprits évoquent la capacité de résilience et d’adaptation de leur peuple, et leur espoir de retrouver un jour la place qu’ils et elles réclament au sein de leur communauté et de leur nation.
Notes:
- Red Shoes, Christine Aventin, booklegs # 94, chez MaelstrOm éditions ↩
- Laurence Héraut, « Transgression et désordre dans le genre : les explorateurs français aux prises avec les “berdaches” amérindiens » http ://etnografica.revues.org/316 ↩
- Ibidem ↩
- Dictionnaire de Richelet, 17ème siècle. ↩
- Cornelius de Pauw, « Recherches philosophiques sur les Américains », 1771. ↩
- Sandra Laframboise et Michael Anhorn, « The way of the two spirited people », sur le site : « Dancing with Eagle Spirit Society » http://bit.ly/1BM9dgb ↩
- Ibidem ↩