Partie 1 : Le nerf de la guerre.
6h50 du matin, aéroport Nikola Tesla, Belgrade. Un soleil étincelant célèbre le jour nouveau. Sous la poussée de ses deux turboréacteurs lancés à pleine puissance, l’Airbus A319 de la Cheap Air lines s’emballe et prend de la vitesse. En un instant, les hangars, les camions, quelques vieux Sokos G2 de feue l’armée yougoslave, un hélicoptère militaire russe, un 747 flambant neuf de la Qatar Airways et tout le terminal de l’aérogare défilent dans l’ovale des hublots et restent collés au sol tandis que nous nous élevons dans l’azur immaculé. Je contemple un moment les lacets du Danube qui zigzaguent dans la plaine de Pannonie et mes pensées voguent à rebours…
En soupirant, j’avais annoncé à Darko : « Je pars demain matin. Je ne sais pas si je reviendrai. » Mais mon ami ne prenait pas la mesure de ma tristesse, il s’était foutu de ma gueule : « Quelle sale tête ! Arrête de geindre ! Dobro je kod teb ! » [ndlr : c’est bien chez toi !] J’étais triste et je lui avais répondu : « Ne znaš » [ndlr : tu ne sais pas]. Nous étions assis autour d’une table dans un bar très lumineux à côté d’immenses baies vitrées. Nous buvions des cocktails colorés et fumions des cigarettes américaines. Darko regardait la télé, « Nous c’est le goût » et moi, avec avidité, j’enregistrais tout ce que je pouvais avec mes yeux, ma peau, mes sens. Pensez donc, mon dernier jour à Belgrade ! Dehors, le temps était radieux, les passants flânaient et suçaient des glaces tandis que leurs enfants couraient dans tous les sens et piaillaient de joie… je pensais. Une nation de jeunesse et d’avenir, heureuse d’avoir recouvré la liberté, le capitalisme, la paix… Pour combien de temps ?
L’avion continue de grimper. La carlingue craque comme un vieux bateau. De petits symboles lumineux nous intiment de ne pas relever nos sièges, de ne pas détacher nos ceintures, de ne pas fumer. Mais quel âge a cet appareil ?
Et Darko qui me serinait : « Arrête de te tracasser, il faut voir la vie du bon côté, prends ton temps, fais toi du bien … “Just do it” » – « D’accord mon gars ! » Mais il m’énervait ; je l’attaquais : « Tu as honte de ton pays. Tu rêves d’occident, de cet endroit idyllique et mythique où les gens vivent dans des palaces et se baladent dans des bagnoles de luxe. L’occident des films et des pubs. Mais tu sais, ils ne sont pas si nombreux, ceux qui vivent comme ça chez nous… » Et j’avais ajouté : « Vous, à l’est, vous êtes pauvres mais votre histoire vous a légué une pratique de la solidarité, le sentiment d’appartenir à un peuple, une sorte d’amour filial … tandis que chez nous, malgré la richesse apparente de nos entreprises, le welfare est une organisation socio-économique qui prétend ne laisser personne sur le carreau, nous sommes seuls et nous vivons au quotidien une pression d’une violence extrême… Vraiment pas de quoi s’extasier, brate [ndlr : mon frère], mon pays n’est qu’une association de malfaiteurs, une organisation criminelle, une démocrate-sociale-killer. »
« Il faut toujours que tu exagères… », avait déploré Darko. Puis, « trava je uvek zelenija sa druge strane ograde » [ndlr : l’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la clôture].
L’avion monte ! Sous les nuées, le sol a disparu.
J’exagérais ? Peut-être… Mais j’étais surtout triste et soucieux. Trois ans plus tôt, j’avais reçu une coquette somme d’argent pour un boulot sans intérêt, sinon le fric qu’il rapportait. Et c’était relativement riche, en dilettante on pourrait dire – et complètement euphorique – que j’étais arrivé en Serbie. « À fond la forme ! »
J’avais immédiatement été frappé de coup de
foudre pour ces turbulents Balkans et cet amour ne s’était jamais démenti jusqu’alors. C’était donc bel et bien contraint et forcé qu’aujourd’hui je devais quitter cette région, pour une raison bien trop terre-à-terre : j’étais ratiboisé. Je n’avais plus une thune en poche !
Partie 2 : Où est-ce ? L’ouest !
L’avion ne grimpe plus. Il file vers le nord à plus de 800 km/h pour une altitude d’environ 30 000 pieds. Dans l’allée de la cabine pressurisée, de jolies hôtesses, versions blonde et brune, nous proposent des boissons, des repas, des magazines, des parfums, des billets de tombola … Diable, le capitalisme ne chôme jamais, même au ciel ! « 360° de bonheur ! », que je lis sur un petit fromage rond !
J’appréhende ce qui m’attend en Belgique. Vous quittez une ville quelques années et vous ne vous y retrouvez plus. Pourtant, ce sont bien les mêmes briques noircies et centenaires qui fondent les maisons. Le nom des rues n’a pas changé et elles se croisent toujours aux mêmes points. Mais tout est habité par un esprit différent. Même si vous rencontrez une vieille connaissance, et que vous vous étreignez de joie en vous revoyant, vous n’êtes pas long à vous rendre compte que la personne que vous avez en face de vous n’est pas conforme à votre mémoire. Les humeurs, les goûts et la vision des gens changent. Ils portent toujours les mêmes masques, mais leurs grimaces disent autre chose, elles disent que vous vous êtes trompé, que vous avez vieilli, que vous aussi vous avez changé. On va au-devant de beaucoup de désillusions quand, après une longue marche, on revient sur ses pas !
À l’époque, fort de mon pactole, j’avais quitté mon pays sans sommation, sans laisser d’adresse, sans me soucier de rien. Conséquence, aujourd’hui, je me retrouvais sans domicile, sans mutuelle et je ne bénéficiais plus d’aucun droit… En fait, je pourrais m’estimer heureux si je n’étais pas tout bonnement radié des listes de la population, considéré comme disparu, mort !
Il va me falloir repartir de zéro, trouver un logement, me réinscrire un peu partout et, bien sûr, partir à la pêche aux sous !
Et puis, j’ai lu quelque part : « La révolte gronde, la répression policière lors des manifestations devient de plus en plus violente… » Les informations que j’ai pu glaner sur la situation en Belgique ne sont pas faites pour rassurer un type dans ma situation. Une coalition de nationalistes et d’ultra-libéraux vient de prendre les rennes de l’État et cette alliance succède à un gouvernement de « gauche » qui, lui-même, ne s’était déjà pas embarrassé d’exclure des listes du chômage un nombre ahurissant d’ayants-droit, de réduire les gens au désespoir, à la misère et, pour que le contrôle social soit total, d’encourager la délation, de multiplier les perquisitions surprises par les sbires des agences pour l’emploi, de briser la vie des gens… « Tu exagères » se moquait Darko, « je ne m’intéresse pas à la politique, mais quand même, chez vous, c’est bien, c’est riche… » – « Ben oui, c’est vrai, mon pays est riche… pour les riches et… », mais je savais qu’il ne me croyait pas. Pour lui, j’étais de l’ouest et donc si je n’étais pas riche, c’est que j’étais un paresseux ou un imbécile. Faut être con pour être pauvre… À l’ouest quoi !
Partie 3 : Ça y est, le paradis !
Nous arrivons dans le nord. Sous nos ailes, une plaine de choux-fleurs géants moutonne jusqu’à l’infini. La cabine est calme. Le temps suspendu. Sur la poitrine d’une adolescente à quelques rangées de moi, je lis : « Deviens ce que tu es ! »
Moi, je veux bien !
Mais que faire ? Trouver du travail ? À 50 ans, avec un diplôme de technicien photographe devenu complètement obsolète depuis l’avènement du numérique ? Déjà, je brûle les étapes et je devine la tronche de l’assistante sociale du C.P.A.S. La femme aux fesses tristes (pardon pour elle). Elle m’apprend que je n’ai pas droit à l’aide sociale et ajoute,
avec ce sourire affable des femmes bien consciencieuses : « Courage ! Vous voulez quelques articles 27 ? Des tickets-repas ? L’adresse de la soupe populaire ? » On ne dit plus comme ça ? Ah bon ! « Les dortoirs et les bains publics ? »
Un futur simple ou composé !
Sur un magazine que vient de m’apporter la jolie stewardess version brune, il y a ce mannequin à la chevelure de rêve qui me regarde, provocante : « Je me sens bien dans mon corps ! »
Mais moi, je me trouve stupide, à avoir une érection !
Faut pas désespérer ! OK ! Mais comment s’y prendre quand chaque moment de sa vie est consacré à survivre : se nourrir, se loger, se chauffer, se soigner… Quel ennui ce type ! Et que j’entends déjà les commentaires : « Qu’est-ce qu’il croyait cet imbécile ? Que tout lui était dû ? Il faut tout lui donner et encore plus. Il n’en a jamais assez. Travailler c’est fatigant… Mais si tu veux du fric, alors… »
Ça va aller ! Je rentre chez moi. Mais oui, bien sûr. Pourquoi pas ? Mais comment faire ? Sans… Sans argent. Autant dire sans rien. Et qu’on te reprochera de ne pas sourire. Et qu’on te jugera. Et qu’on te condamnera sans appel… « Si tu es pauvre, c’est que tu l’as bien cherché. » Mais oui, bien sûr, et si ton papa est assureur, c’est de ma faute aussi ! ? Je rentre chez moi. Il est loin le pays du « wel-fare ». Tous les cent mètres : « Pardon m’sieur, vous auriez pas une petite pièce ? »
« Vous avez tant de choses à vivre ! » Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Je suis inquiet et déprimé, coincé dans une boîte volante à 7000 mètres de haut et pourtant je bande comme un démon !
Reste concentré !
C’est comme si l’Europe était frappée d’amnésie. Oubliées, les pléthores d’affamés, les épidémies, les guerres meurtrières… Voici un continent condamné à revivre son passé.
À la trappe, les longues luttes sociales, l’acquisition de droits fondamentaux, la santé, l’éducation, la liberté, une certaine vision d’avenir… L’union s’abêtit, s’appauvrit, se flique. Niées, les belles idées de progrès, de partage, d’humanisme… Les bottes sont cirées et les fusils huilés !
« Le plaisir intensément ! » Mon cœur bat à tout rompre, mon corps me démange. Est-ce que je deviens dingue ?
Mais que faire ? Faire la révolution, lire un livre, aller au théâtre, au cinéma, au concert, à la finale de la Champions League, me marier, divorcer, devenir chanteur de charme, drogué mystique, champion cycliste, alcoolique repenti, un roi dans le golfe, la fée clochette, un pirate ou Peter Pan Pan ?
« Faire du ciel le plus bel endroit de la terre ! » Je n’en peux plus ! Je vais exploser ! Tout à coup, la solution surgit d’elle-même, comme une évidence. Comme un dératé, je fonce aux toilettes… Quand j’en ressors quelques minutes plus tard, je suis barbu ! Béquilles aux poings, je rentre dans la cabine de pilotage et j’ordonne : « Retournez d’où vous venez ! » Dociles, les pilotes s’exécutent …
Mais non ! Toujours bien à ma place, sur mon siège, je me réveille en sueur. « Vos rêves sont nos réalités. » L’avion descend et mes oreilles me font mal. Nous plongeons dans le gris des nuages. Enfin, après un défilé de campagne, de petites maisons, de voitures miniatures, de bonhommes sans nom, nous atterrissons. Trop vite ! Nous nous posons dans un fracas épouvantable. Tous les aérofreins levés, les réacteurs inversés, les roues bloquées qui crissent sur le tarmac…
Pour tous, c’est un grand soulagement quand notre avion s’immobilise sur le parking. Nous sommes à l’aéroport de Bruxelles national, il est environ neuf heures du matin et, évidemment, il pleut.