Le 15 janvier dernier, Verviers a réussi, en un temps record mais bien malgré elle, ce que toute ville wallifornienne qui se respecte rêve de faire : se replacer sur la carte du monde. Bon, d’accord, être reconnu comme plaque tournante du djihadisme, ce n’est pas l’idéal – mais les communiquants les plus habiles vous le diront : mieux vaut un bad buzz que pas de buzz du tout. Parce que, subitement, de Berlin à Washington, tout le monde parle de la cité lainière, et je suis là, en train de peler des patates pour le repas familial tout en écoutant, à la radio, un journaliste déboussolé tenter de nous décrire ce qui se passe sans y arriver. Je me rends compte que je ne connaissais presque pas cette ville, et je décide qu’un city-trip s’impose.
La gare se trouve tout en bout de quai et il fait vraiment froid. N’importe quel guide touristique soucieux de vendre le coin vous le dira : « Nous sommes à la porte des Fagnes » – ça caille toujours plus et puis ça flotte davantage, aussi. Mais aujourd’hui, ça va, le ciel est bleu. Je m’attends, comme promis, à tomber sur des hordes de socio-freaks dès ma descente du train. D’une certaine manière, je suis quand même un peu venu pour ça mais ils ne sont pas au rendez-vous. Au contraire, la salle des pas-perdus inspire un certain recueillement – on y devine aisément que la ville a forcé le respect. En ce moment, ce n’est pas un scoop, elle traverse plutôt une longue phase de transition.
Je sors du bâtiment, aux abords duquel un gros chantier est en cours – la dalle de béton qui surplombait les voies doit être relevée de 50 cm pour pouvoir laisser passer les trains à deux étages entre Bruxelles et Eupen. Je comprends que les « spécimens de population locale particulièrement significatifs » n’ont sans doute pas disparu, c’est juste qu’ils devaient se trouver là où maintenant il y a un trou, à attendre leur bus, sur ce qui fut une gare routière. De l’autre côté de la rue, les surfaces commerciales vides illustrent l’état de santé économique du quartier : même la friture de la gare n’a pas tenu le coup – c’est dire l’ampleur du problème. (Après enquête, je me rendrai compte qu’il existe toujours une friture de l’autre côté du gigantesque parking, à presque 200 mètres de la gare, un tout bon plan pour rater son train…)
Un mur de béton provisoire a été prudemment placé au bord du gouffre pour éviter que des passants ne se retrouvent malencontreusement une dizaine de mètres en contrebas. Les artivistes Lenny & Norbert Bear ont investi la surface grise avec une installation rudimentaire mais pas inefficace : une série de feuilles A4 noires collées au scotch brun sur lesquelles ils ont inscrit en lettres blanches des mantras dans le genre « tout dépend de comment tu vois l’avenir ». Face au bâtiment, le long de l’axe qu’on emprunte pour descendre sur le centre ou pour remonter vers les hauteurs comme Heusy, où la vie est généralement beaucoup plus chic, les deux semeurs de mots ont déposé une question : « Es-tu heureuses ? » Un peu plus bas, sur une palissade, le long d’un terrain vague, dans une rue qui longe le théâtre extérieurement usé jusqu’à la corde, la dernière pièce du triptyque interroge : « Do we still… have a dream ? »
Stylistiquement, l’œuvre n’est pas très sophistiquée mais, dans ce contexte, elle me parle. D’abord, bien qu’elle ait été réalisée début décembre, on peut toujours la voir, aucune autorité compétente n’a
jugé nécessaire de l’enlever. On en a même parlé dans l’édition locale de L’Avenir, photos des auteurs posant devant leur travail à l’appui. Même si le support n’est qu’un mur provisoire, ça fait pas trop tolérance zéro ! En comparaison, dans un texte de l’édition liégeoise de La Meuse, boosté au mépris, on peut lire un compte-rendu du procès lors duquel, quelques mois plus tôt, la partie humaine du duo Lenny & Norbert Bear (l’autre étant un ours en peluche) avait écopé de quatre mois de prison (avec sursis) et de 450 euros d’amende pour avoir imaginé le même genre d’action dans la cité ardente.
Ensuite, s’interroger sur le bonheur, le futur et le rêve, ça finira de toute façon par s’imposer à vous si vous allez visiter Verviers, a fortiori en plein cœur de l’hiver, à condition de lever un peu la tête, – alors le suggérer d’emblée, ça fait gagner plein de temps. Parce qu’ici, l’ampleur du problème s’impose sans doute encore plus clairement qu’ailleurs. Même si, c’est vrai, je suis bien d’accord avec ce qu’a dit Marco Martiniello, le directeur du CEDEM, dans une émission de Télé-Vesdre qui l’avait invité pour calmer le jeu après les événements anxiogènes de janvier : « Faut pas exagérer, on n’est pas à Detroit. » La ville n’a rien d’un coupe-gorge ou d’une no go zone. Et puis nombreux sont les panneaux qui fleurissent ici et là pour annoncer ou expliquer des travaux d’aménagement, présents ou futurs : les pouvoirs publics (commune, région, communauté européenne) semblent plutôt volontaires.
Pourtant, quelque chose incite le chercheur liégeois à se sentir obligé, alors qu’on ne lui a rien demandé, de commenter, même pour la trouver excessive, la pertinence d’une comparaison entre Verviers et la ville de Général Motors, symbole mondial du déclin post-industriel. Et, quand on traverse le centre pour enjamber la rivière puis la longer quai Cerexhe, qu’on déambule dans ce qui fut un quartier grouillant de manufactures textiles et qu’on entre dans les bâtiments d’une de celles-ci, la maison Dethier, transformée en Centre touristique de la Laine et de la Mode (CTLM) et qu’on se retrouve devant la première machine que William Cockerill, le père du célèbre John (celui qui a sa statue devant la maison communale de Seraing) a mis au point ici même, dans cette ville, pour le compte de deux puissants entrepreneurs, Biolley et Simonis, on peut comprendre.
Autrefois, Verviers était au textile ce que la Sillicone Valley est aujourd’hui à la micro informatique. Pendant plus d’un siècle, la ville restera la capitale mondiale de la laine (avec Bradford). L’histoire est importante mais pas toujours bien connue (je ne me souviens pas l’avoir apprise à l’école) : la Vesdre combine des propriétés chimiques exceptionnelles et un débit qui lui donne une bonne force motrice. Les propriétaires de manufactures de textiles vont exploiter cet atout naturel. Ils s’enrichissent, et début du XVIIIème siècle, ils ont bien assez de fonds propres pour investir dans l’innovation technologique de pointe et réussir le tournant de l’industrialisation. De la valeur ajoutée se crée alors par ballots.
Ça, c’est pour la version success story des capitaines d’industries – celle dont on voit encore les traces dans les noms de rues, d’hôpitaux, de châteaux ou d’hôtels particuliers. Mais évidemment, dans les usines, il y avait aussi des prolétaires (la Vesdre a plein de qualités mais elle ne peut pas tout faire toute seule…). Pendant le XVIIIème siècle, l’âge d’or, ça ne les concerne pas trop : leurs conditions de travail et de vie sont particulièrement pénibles. Puis, ils vont s’organiser et début du XXème siècle, ils déclenchent le plus important lock-out de l’histoire de la jeune Belgique : six semaines de conflit social – 16.000 ouvriers et ouvrières en grève, toutes les usines
fermées. Leur situation s’améliore – le syndicalisme de combat, y’a pas à dire, ça produit ses effets…
Aujourd’hui, ça fait belle lurette que la Maison syndicale et la Maison du Peuple ont été détruites. L’histoire des luttes sociales a laissé peu de traces visibles. D’ailleurs, je n’en perçois pas vraiment dans la manif’ de défense des exclus du chômage qui part du CPAS pour rejoindre les bureaux de l’Onem, quelques dizaines de mètres plus loin, via un parcours balisé comme l’arrivée des 20km de Bruxelles. L’appel dit : « Nous sommes les 35.000 et nous rentrons chez nous », il y a des manifs à Liège, à Namur, Bruxelles et même Anvers, je crois. Ici, à Verviers, les syndicats, les associations et le PTB ont répondu présents, le cortège d’environ 150 personnes se compose essentiellement de militants de ces organisations-là. Il y a aussi le collectif « Organise ta colère » qui a concocté une petite « manif’ de droite » en tête de laquelle on retrouve Norbert Bear. Verviers est une petite ville.
En attendant que ça démarre, je discute avec un délégué CGSP de l’enseignement. J’aimerais savoir s’il partage l’avis du coiffeur qui tient son salon près de la Place du Marché et qui m’a dit qu’ici, les gens vivaient encore beaucoup trop dans le souvenir de la laine. Mon interlocuteur ne partage pas cette analyse. À part quelques plus anciens, il est formel : plus personne ne rêve de cette époque, ni d’autre chose d’ailleurs. La préoccupation numéro un, il en est certain, ce sont ces fichus 22% de taux de chômage. Une nana, rigolarde, passe devant l’attroupement et lance un sonore : « Pffff ; toujours les mêmes ! » Derrière elle, la statue du « marchand d’ploquette », un bronze de trois mètres de haut dressé là en l’honneur de ceux qui furent les VRP de la laine, laisse effectivement tout le monde indifférent.
J’ai rendez-vous à midi avec Anne, qui bosse dans une AMO de Hodimont, le quartier de tous les fantasmes, avec ses communautés kurdes, tchétchènes, somaliennes, djiboutiennes ou encore grecques (mais ceux-là, ça va, ils ne se radicalisent pas, enfin si, un peu, mais c’est juste pour défendre Syriza). Á propos de ce territoire, un journaliste du site FranceTVInfo, s’inspirant d’un article du Vif, parlait de « laboratoire des mouvements rebelles », apparu là, le long de la Vesdre, en raison d’une combinaison explosive d’extrême pauvreté et de communautarisme.
Anne rigole. Ou plutôt, tout ça n’est pas de nature à lui faire perdre le sourire, et encore moins son calme, elle n’est pas du genre à tomber dans la dramatisation. Même si elle ne cache pas que depuis le 15 janvier, l’ambiance est un peu plus électrique. On se ballade dans le quartier à la recherche d’un endroit où manger, elle m’explique l’importance du tissu associatif que les différentes communautés ont maillé sur ce territoire. Les Kurdes, les Somaliens et les autres, ils s’organisent et s’en sortent toujours, ensemble. Et puis ils ont des liens avec les autres villes belges, allemandes ou hollandaises – pour eux, Verviers, ça peut signifier un coin où les logements sont bon marché et dont l’hinterland offre quelques possibilités en termes de boulot.
En revanche, les « Belges » qui vivent dans le quartier, eux, sont très souvent plus isolés, terriblement précaires. Sans aucun doute, ça n’aide pas à la compréhension. Anne me raconte une scène : un vendredi d’été, des centaines d’hommes sortent d’une des mosquées et redescendent vers le bas du quartier. Sur le balcon d’un immeuble, un vieil homme regarde la scène, médusé. En 1994, Verviers et sa voisine Dison avaient enregistré une percée historique de l’extrême-droite lors des élections communales, le FN avait décroché des conseillers communaux. Aujourd’hui, ce phénomène politique-là est complètement neutralisé, mais les
relations entre « les Belges » et « les Autres » peuvent rester compliquées – et le contexte de paranoïa ambiante distillée par les médias et en mondiovision ne promet pas vraiment d’aider à apaiser les tensions potentielles…
Je remonte la rue Crapaurue en léchant un peu les vitrines des magasins plutôt populaires qu’on trouve ici. Dans sa boutique, le bouquiniste passe de la musique : Pierre Rapsat et Ramstein (ça mérite d’être signalé). Lui, il ne se plaint pas (non, parce que les gens râlent beaucoup dans le coin, surtout les commerçants), les affaires, ça peut aller – même si la plupart, il les fait sur internet. Par contre, oui, avoir privatisé la gestion du parking dans le centre, ça donne pas des effets géniaux. La Société Besix qui s’occupe du business a engagé des sortes de vigiles, choisis volontairement hors population locale (pour qu’ils soient impitoyables) et les amendes de 25 euros pleuvent sur les pare-brises. J’ai bien fait de venir en train…
Place Verte, je regarde la façade du Grand Bazar dont les étages sont aujourd’hui inoccupés. Si elle reçoit les fonds FEDER qu’elle espère, la ville va le racheter pour le reconvertir en Centre Culturel Régional. Je passe en mode flashback pour me souvenir de l’impression contrastée que cette ville a inscrit de manière indélébile dans ma mémoire, au milieu des années 1980. À l’époque, sur le plateau du jeu de Monopoly que mon frère et moi avions reçu pour la Saint-Nicolas, le terrain sur cette place était dans les verts et coûtait 6000 fb – seules les cartes bleu foncé valaient plus (8000 balles) et donnaient des droits de propriété à Anvers ou Bruxelles, rue Neuve.
Et pourtant, chaque année, avec le club de handball de la Jeunesse de Jemeppe, on venait jouer contre le HC Verviers – le pire déplacement de l’année. Il fallait jouer ce match tant redouté dans un hall omnisport « bulles », le genre de truc qu’on ne voit plus guère aujourd’hui. Mais comme si cela ne suffisait pas, cette infrastructure sportive avait été érigée, enfin plutôt gonflée, au pied de l’autoroute Prüm-Battice, en plein milieu d’un immense chancre industriel. Á l’époque, c’était l’endroit le plus déprimant que je connaissais – ex eaquo avec la gare routière de Seraing où les frères Dardenne ont tourné Rosetta (comme si on pouvait vraiment vendre des gaufres dans un lieu pareil…).
Un de ces jours tout gris où nous étions allés défier le HC Verviers (il n’y avait jamais de soleil quand nous y allions), en traversant le parking boueux pour regagner les voitures après le match, mon pote Ashim, qui avait vu pendant les vacances d’été les conséquences d’un tremblement de terre sur le bled d’origine de ses parents, dans le fin fond de l’Anatolie, a demandé à mon père (qui était aussi notre coach) s’il y avait eu une sorte de catastrophe naturelle dans le coin. Et mon père (qui était aussi métallo à Cockerill-Sambre) a répondu que ce qu’on voyait n’avait rien de naturel, que c’était juste les dégâts de la désindustrialisation. Je crois que c’est la première fois que j’entendais ce terme.
Voilà peut-être ce qui (me) fascine tant dans cette ville : avant d’être la zone presque totale, même pour une bande d’ados qui a grandi dans la banlieue industrielle liégeoise, Verviers a vraiment été la Wallifornie ! Et puis, toutes les usines textiles ont fermé. Les dernières salles du CTLM décrivent pas mal la phase : les progrès de l’industrie chimique ont permis de produire, à moindres frais, une eau avec les mêmes propriétés que celle de la Vesdre. Du coup, plus la peine d’acheminer la laine jusqu’ici pour qu’elle soit traitée par des travailleurs certes bien compétents, mais aussi très syndiqués. Dans un décor de palace des années 1950, on entend, dans l’audio-guide, une conversation fictive entre deux magnats du
textile ; l’un deux résume la situation : « Il faut se redéployer, se moderniser, investir ailleurs ou mourir. » Début des années 1970, le capital s’est presque totalement barré et c’est comme si le prolétariat verviétois avait perdu la majeure partie de son utilité.
La ville ne s’en est jamais remise. Aujourd’hui, le plan consiste à miser sur le tourisme et le commerce – le combo classique. Sur les bords du quai Pierre Rapsat, je regarde devant moi l’insolite panorama offert par la rue Spintay. Datux, alias Edwin ou encore Doctor Zoïd, m’a raconté qu’il y a quinze ans, il avait connu là une rue bourrée de magasins et de vie. Aujourd’hui, elle a presque entièrement été vidée (une papeterie fait de la résistance, au beau milieu des immeubles abandonnés). Ici, on attend l’implantation d’un centre commercial qui pourrait tout aussi bien ne jamais voir le jour. C’est désormais du 50/50, selon le pronostic d’un des grands promoteurs du projet, l’ancien bourgmestre PS Claude Desama.
En aval de Verviers, sous la pluie, je m’arrête devant les ruines de l’ancienne usine des Textiles Pepinster, qui repose en bord de Vesdre. Les gouttes font un drôle de bruit sur la capuche de ma veste, l’ambiance est fabuleuse. Le site inspire le recueillement – même avec les voitures qui passent sur la nationale juste derrière. On dirait qu’il cache un mystère. Et là, je me dis que tant qu’on n’aura pas compris sa signification, la Wallifornie ne restera qu’un plan comm’ chimérique.
He y avait aussi des gens d’Ecolo à cette manif ! 😉