Et quelquefois j’ai comme une grande idée. Ken KESEY, figure américaine de la contre-culture des années 60, demeurait probablement pour nous l’homme d’un seul roman, Vol au-dessus d’un nid de coucou. Mais voilà que surgit ce livre de 800 pages, inédit en français (pourtant publié en 1964), un gros roman rural époustouflant que nous proposent les éditions Monsieur Toussaint Louverture. Bienvenue donc dans la ville fictive de Wakonda, bâtie le long de la rivière imaginaire Wakonda-Auga, dans un Oregon aussi sauvage qu’inhospitalier. Alors que la grève étrangle ce petit fief forestier, une famille de bûcherons particulièrement coriaces, les Stamper, brave l’autorité du syndicat, la vindicte populaire et la violence d’une nature à la beauté illimitée. Mené par Henry, « vieux fou de la forêt », patriarche incontrôlable dont la devise est « Lâche rien de rien ! « , le clan s’engage dans l’abattage d’une bonne partie des bois habituellement exploités par toute la ville. Pas vraiment fair-play mais comme le dit Hank, montagne de muscles et charismatique fils aîné de la famille, « quand c’est la crise, ma seule patrie, c’est moi ! « , affirmant haut et fort, aussi choquant que cela puisse être, les principes de l’anarchisme individualiste à l’américaine. Mais c’est sans compter sur le retour de Leeland, le cadet introverti et rêveur, fumeur d’herbe invétéré toujours fourré dans les livres, qui débarque de Yale après des années d’absence pour assouvir sa vengeance. Et nous voici plongé dans une histoire immémoriale et complexe de tensions, d’incompréhension et d’incommunicabilité entre l’individu et la communauté, mais également entre les personnages. Les thèmes se bousculent : la nature (magnifique, âpre, indomptable), le vol des oies du Canada, la rivière qui bouffe tout sur son passage (berges et maisons), la moiteur du climat qui gangrène les corps, l’Histoire (les pionniers de la conquête de l’Ouest, le mépris pour les Indiens, les retours de la Guerre de Corée), le caractère des personnages (bûcherons, commerçants, tenancier de bistrot, musiciens, syndicalistes, pute…), l’histoire familiale, le poids lourdingue du passé, les non-dits, les rancœurs, les jalousies, l’amour sans les mots qu’il faudrait pour le dire (la place des femmes n’étant parfois qu’un enjeu, un trophée voire un moyen d’arriver à ses fins), le monde qui change, la bombe atomique qui est une réalité… Kesey balance ici un récit bouillonnant, dans une prose travaillée au LSD, mélangeant les points de vue narratifs et les perspectives sans annonce de changement (uniquement une modification de style ou de typographie : italiques, parenthèses, incises, …), envoyant valser la ponctuation, usant d’un lyrisme étourdissant et de références shakespeariennes, donnant la parole à tous les personnages en même temps, imbriquant les pensées d’un chien, interrompant son récit pour donner un cours sur le débardage, bref, laissant à la fois sa prose s’ébrouer comme une jument en chaleur et la contraignant au repos avec l’aisance d’un grand parolier rock’n roll. On sort abasourdi, essoré de ce grand moment de virtuosité vertigineuse en gardant en tête cette image, un bras humain sectionné à l’épaule qui flotte au vent, attaché à une perche, le majeur déplié, doigt d’honneur défiant la foule qui gronde, qui entame et clôt ce magistral roman du défi assouvi jusqu’à la ruine, qui pue la boue et le bois mouillé, jusqu’à ce que les cœurs et les corps s’y fracassent. L’auteur a dit de son roman : « C’est ma plus grande œuvre, et je n’écrirai jamais plus quelque chose d’aussi bon ». Allez hop, un petit extrait : « Écoute fiston, voilà le topo, lui disait le lion pour résumer la situation. Il y a les huiles comme eux-autres, et puis les lampistes comme
nous-autres. C’est pas difficile de dire qui est qui. Des huiles, il y en a qu’un petit peu : tout leur appartient, les champs de blé, la terre entière. Des lampistes comme nous, il y en a des millions : ils cultivent le blé et tous, ils crèvent la dalle. Les huiles, ils croient qu’ils peuvent s’en tirer à bon compte parce qu’ils pensent qu’ils valent bien mieux que nous – peut-être que quelqu’un a cassé sa pipe et leur a laissé un gros paquet de fric, voilà pourquoi, et comme ça ils payent ce qu’ils veulent. Nous, faut qu’on les déloge de là-haut, tu piges ? Faut qu’on leur montre une bonne fois pour toutes qu’on est tout aussi importants qu’eux ! Tout le monde est aussi important qu’eux ! Tout le monde cultive du blé ! Tout le monde en bouffe ! C’est pas plus compliqué que ça ! »
Il se levait alors d’un bond pour tituber dans la pièce, rugissant à pleins poumons :
« Dans quel camp es-tu ?
Dans quel camp es-tu ?
Quand on se range pour la bataille… »
Il y a décidément un solide paquet de merveilles à ne point rater. D’abord Rien n’est fini, tout commence, un dialogue au long cours entre Gérard BERRÉBY et Raoul VANEIGEM grâce auquel on traverse plus de soixante ans de « notre » histoire, du moins vus sous l’angle d’un insatiable esprit de révolte. Renaissent les moments de fête qui enivrèrent les très clairvoyants situationnistes et l’on pénètre les arcanes d’une pensée qui, jusqu’à ce jour, nous nourrit efficacement. Précocement et à rebours de l’opinion, ils surent dénoncer les dérives des révolutions castriste et maoïste puis déceler les prémices et les évolutions logiques de Mai 68. Toute idéologie falsifie le réel. L’idéologie, pour moi, c’est la pensée séparée de la vie. Le spectacle n’est que la conséquence de cette pensée qui s’autonomise. J’insiste toujours sur la nécessité de partir de la base, de la vie quotidienne, de la radicalité qui est la racine de l’être. C’est publié par les Éditions Allia et ça vaut foutrement le coup (du moins pour ceux qui ont intelligemment décidé d’en finir avec le travail). Et voilà qu’à l’instant m’arrivent les Lettres à Marcel Mariën envoyées par Guy DEBORD, introduites et annotées par François Coadou (La Nerthe). Ces 59 missives (entre 1954 et 1957) sont éclairantes sur les rapports qui existèrent entre l’Internationale lettriste et le groupe surréaliste bruxellois. Debord publia d’ailleurs ses premiers textes d’importance dans la revue de Mariën, Les Lèvres nues : » Introduction à une critique de la géographie urbaine « , » Mode d’emploi du détournement « , « Théorie de la dérive »). Pour être savamment éclairé sur la pensée et l’activité du jeune Guy au cours des années qui précédèrent la fondation de l’Internationale situationniste. On applaudira les Éditions Goater (12, rue Gaston Tardif – F 35000 Rennes) de republier Tuez un salaud ! du COLONEL DURRUTI (un pseudo sous lequel se dissimule un excellent pote dont je tais le nom – vous seriez surpris), premier tome d’une série baptisée « Le Soviet « . Le deuxième (Le Rat débile et les rats méchants) devrait sortir ce printemps, suivi, à raison d’un par semestre, par les trois autres (C’est la danse des connards, Berlin l’enchanteur & Le Soviet au Congo). « Où que vous soyez, qui que vous soyez, il y a un salaud qui vous empêche de vivre. Politicien, ecclésiastique, militaire, flic, patron, promoteur, fonctionnaire, douanier, chef de service, petit chef, huissier, contrôleur, bureaucrate, banquier, etc. (liste non exhaustive). Tuez-le. Vous accomplirez un acte de salubrité publique. Vous réaliserez par la même occasion une œuvre d’art du plus haut niveau. Soyez moderne, soyez branché, la vie est courte, pensez aux autres, prenez votre pied : Tuez un salaud !
(N.B. Si vos convictions intimes vous interdisent d’ôter la vie à quelque animal nuisible que ce soit, nous vous invitons à accomplir le même acte de façon symbolique, en détruisant, par exemple, un monument à la gloire d’un ou de plusieurs salauds notoires, ou encore une œuvre d’art dégoûtante de votre choix. » 100% jubilatoire ! L’est tout autant Noctuelles, le très remarquable volume consacré à Jacques CALONNE, orchestré par Sylvie Van Hiel Broodthaers chez l’Âge d’homme. Cet illustre Montois, âgé ce jour de 84 balais, vécut sa vie en promeneur excentrique. Il composa de la musique radicale (saluée par Boulez et Stockhausen), de la musique de films ou interpréta des chansons surannées en tant que » ténor mondain » (que de fois ne vint-il pas au Cirque Divers). Âgé de 19 ans à peine, il fut le plus jeune membre de Cobra (en qualité d’aquarelliste doué), fut bientôt le grand ami de Christian Dotremont, écrivit moult textes, inventa nombre d’objets inutiles, s’occupa de gastrosophie, d’astrologie, joua à l’acteur (chez Boris Lehman, Luc de Heusch ou Jan Bucquoy), voyagea d’abondance, dériva plus encore, multiplia les farces improvisées, bref une existence à donner le tournis. Les textes de cet immense marginal voisinent avec nombre de témoignages de gens qui ont fait quelque jour un bout de route en sa loufoque compagnie (Alechinsky, Jacqueline Aubenas, Frédéric Baal, Édouard Baer, Balthazar, Bucquoy, Charlier, Godin, Sojcher,Van Tieghem, Verheggen, pour n’en citer que quelques-uns). Quasi 600 pages de délire, toniques à l’envi, une somme indispensable, donc.
Allons-y à la grosse louche ! On commande à l’Hexaèdre (10, rue Joseph de Maistre – F 75018 Paris), Le Théâtre des Pantins, de Remy BELLENGER, mythique lieu éphémère où, sur la Butte Montmartre, Claude Terrasse, Pierre Bonnard, Franc-Nohain, Jarry et consorts « s’amusèrent » avec des marionnettes à fils. Une enquête en tout point remarquable ! Au même endroit, on peut acquérir Cartes postales du Collège de ’Pataphysique, toutes étant reproduites assorties de rares « papillons » destinés à rappeler les vérités les plus élémentaires et les plus simples. Le Cactus inébranlable poursuit sa marche triomphale. En sus du n° zéro de Même pas peur, un journal satirique qui fait suite à l’affaire Charlie, il nous offre La folie que c’est d’écrire, d’Alexandra BITOUZET, « un extraordinaire hurlement de colère enragée ». Outre procréer, la femme a le droit de créer, mais une fois les enfants torchés, la maison rangée et l’homme repu par tous les orifices. (Et ça ne va pas, n’est-ce pas ?…), puis deux P’tits Cactus bourrés d’aphorismes ravageurs, Coup du matin, Coup du lapin, de Massimo BORTOLINI et Demain, on phrase gratis !, d’une personne qui m’est au demeurant assez proche. La Pierre d’Alun nous gratifie d’un superbe livre du très regretté François JACQMIN (illustré par Alexandre Holla), Le plumier du vent, que préface affectueusement Daniel Meyer. Wombat lâche une vraie bombe hilarante avec Le cerveau à sornettes, de Roger PRICE, préfacé par Georges Perec (excusez du peu). Une philosophie imparable s’en dégage : l’Évitisme. « Pourquoi s’adapter alors que c’est la civilisation qui est inadaptée ? Pourquoi s’activer quand on peut l’éviter ? Et comment s’exercer à ne rien faire ? » Sans mentir, un Chef-d’œuvre nonsensique ! Pour ceux que ça intéresse, Safari dans la bouse et autres découvertes bucoliques, de Marc GIRAUD & Roland GARRIGUE (Delachaux & Niestlé) est un cabinet de curiosités éminemment scatologiques, un petit livre « enchianteur » qui devrait rester gravé dans les annales. Côté Art, on fait fête à LENNEP, un artiste en noir (et blanc)
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co-édité par 100 Titres & Yellow Now, à Surrealism in Belgium, The Discreet Charm of the Bourgeoisie de Xavier CANONNE (le catalogue d’une importante expo qui a lieu pour le moment à Naples, en Floride, à commander chez Marot, 72A, Kruitmolenstraat, 1000 Bruxelles), à L’ombilic du rêve (Rops, Klinger, Kubin, Simon) qui sert de catalogue à la sublime expo qui vient d’ouvrir au Musée de Mariemont, ainsi qu’au somptueux album de Nathalie Rheims, avec des photos de Nicolas REITZAUM, Le Père-Lachaise, Jardin des ombres (Michel Lafon). enfin à une pure merveille, La lecture des pierres, de Roger CAILLOIS (éditions Xavier Barral), sur laquelle je vais m’étendre quelque peu, si vous me le permettez.
Caillois chérissait les pierres, il les collectionna amoureusement (on peut en voir bon nombre de sublimissimes illustrant l’ouvrage). Dès 1966, dans Pierres, il avoue qu’il éprouve le désir de parler d’elles, « qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons « , qui « n’attestent qu’elles ». Ne faisant aucun cas de la minéralogie ou des arts lapidaires, il s’intéresse aux « pierres nues où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère ». Épiphénomènes merveilleux, les pierres ont une mythologie, témoins les pierres fabuleuses de la Chine grâce auxquelles, à travers la vision hallucinée des Célestes, qui « anime l’inerte et dépasse le perçu », Caillois crut saisir une des virtuelles naissances de la Poésie. S’interrogeant sur l’origine de la beauté des pierres, il en envisage trois : l’usure (et sa production de formes « douces et élusives »), la rupture (et ses formes « rudes et comme lacérées »), l’ordre des différentes forces « élémentaires, anonymes, irresponsables qui, enchevêtrées, composent la nature ». Elles permettent d’accéder à la métaphysique, « les Sages y tétant l’immortalité », s’y évanouissant à force de contemplation, y voyageant en des « comas hallucinés », explorant les mondes contenus dans telle perforation ou tel repli, et leur esprit parfois y demeure, accomplissant éternellement cette randonnée mystique. Caillois tente de définir l’essence de ses propres rêveries sur les minéraux, des spéculations qu’il affectionne dans lesquelles s’imbriquent « la trame du songe et la chaîne du savoir ». Ces méditations extatiques, dont la teneur ne nous est accessible que par les descriptions exaltées qu’il nous donne des objets qui les suscitent, laissent passer en lui la nature afin d’approfondir les pouvoirs qui sont échus à l’homme, de « les contraindre à de nouveaux devoirs ». Dans L’écriture des pierres (paru en 1970), il se sert de la logique pour accéder à l’imaginaire, de la science des infimes détails pour nous ouvrir des horizons à nouveau métaphysiques. Il analyse le besoin qu’a l’imagination de céder à l’interprétation, à l’identification, au « pouvoir de secréter des métaphores », encouragée paradoxalement en ce sens par « l’insuffisance ou l’ambiguïté du support « . À la fois émerveillé par la beauté et émoustillé par la présence d’un mystère dont il veut décrypter les ressorts, Caillois nous donnerait bien, au fil de ces pages magnifiques, une attirance pour les pierres qui, narguant les passages éphémères des humains, demeurent immuables, imputrescibles, « comme un autographe immortel ». Là-dessus, je m’en vais visionner un concert des Rolling Stones, dégustant un pisco.