Au départ, il y a la rétrospective, la plus importante à ce jour en Europe, de Jeff Koons à Paris (Beaubourg, jusqu’au 27 avril, ensuite au musée Guggenheim de Bilbao). Et une déclaration, stupéfiante, de l’artiste dans une interview. Revendiquant une fois de plus son appartenance à l’avant-garde (qui s’est toujours positionnée contre – contre la tradition, contre le système), il répond en ces termes à la question de savoir en opposition à quoi, lui, se situe :
« Mon travail est contre la critique. Il combat la nécessité d’une fonction critique de l’art et cherche à abolir le jugement, afin que l’on puisse regarder le monde et l’accepter dans sa totalité, l’accepter pour ce qu’il est. » Et d’ajouter (il n’a peur de rien) qu’en faisant cela « on efface toute forme de ségrégation et de création de hiérarchies ».
Les avant-gardes, d’inspiration fondamentalement révolutionnaire, voulaient, en changeant l’art, changer le monde. Le monde tel qu’il est convient très bien à Jeff Koons. C’est dans ce monde qu’un de ses « Balloon Dog » a été récemment vendu à 47 millions d’euros, un record pour un artiste vivant.
Lapins et fleurs gonflables, ballons de basket en suspension dans un aquarium, aspirateurs Hoover sur fond de néons, affiches publicitaires reproduites presque sans retouches, tableaux pop géants aux couleurs criardes, représentations très crues d’actes sexuels (avec sa femme d’alors, la Cicciolina, actrice porno et députée italienne), statues en bois ou en porcelaine d’icônes de la culture populaire américaine (Buster Keaton, Michael Jackson, Popeye, Hulk, Titi), sculptures monumentales rococo en verre poli, jouets surdimensionnés en acier chromé rutilant, moulages d’œuvres de l’Antiquité flanqués d’une boule de cristal bleu électrique… L’univers de Koons le Conquérant est absolument kitsch (et fier de l’être), complètement décomplexé, résolument fun.
« Enjoy ! » Ainsi s’intitule l’expo. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : profiter. Dans les deux sens du terme : s’amuser et tirer profit. Cet art multicolore et indolore a tout pour plaire, aux petits comme aux grands. Le musée ayant pris soin de dissimuler aux regards innocents les quelques pièces de la série porno Made in Heaven (seule étape inconvenante de l’itinéraire de l’artiste), vous pouvez y emmener vos enfants (Koons lui-même en a huit, c’est dire s’il les adore), ils ne s’ennuieront pas dans ce magasin de jouets géants. C’est joyeux, c’est mignon, c’est marrant, c’est super sympa. Tout est fait pour distraire. Là aussi, si l’on veut, dans les deux sens du terme : divertir et détourner l’attention (des véritables enjeux, essentiellement économiques).
Du Sublime au Joli
Dany-Robert Dufour, dans « Le Divin Marché », distingue bien le simplement « beau », qui rend heureux, « résonnant harmonieusement avec nos états d’âme » où « ce qu’on conçoit correspond à ce que l’on perçoit » du véritablement sublime, qui nous ravit, nous transporte, ouvre la porte à « une formidable puissance de négativité », transcendantale, qui permet, renvoyant le spectateur à un au-delà du représenté, « d’entendre l’inouï, de concevoir l’impensé, d’accéder à l’impondérable ». Un ailleurs de l’œuvre, poursuit Dufour, aussi attirant qu’effrayant, un surgissement qui nous plonge dans l’angoisse ou dans l’exaltation.
Il faut créer pour l’euphorisant Jeff Koons une troisième catégorie : le joli. Dans son immanence souriante, son optimisme jubilatoire, son humour bienveillant (l’ironie – toujours critique – est étrangère au monde de Koons qui, répétons-le, « combat la nécessité d’une fonction critique de l’art »), sous ses airs de Peter Pan, éternel enfant, ce Picsou nous offre des œuvres qui procurent un plaisir immédiat. À consommer sur place, de digestion rapide (mais pas sans arrière-goût). À la fois triviales et d’une grande perfection formelle, absolument lisses, sans altérités, sans aucune
profondeur. Il est révélateur qu’il revendique depuis toujours l’objectivité contre la subjectivité et qu’il ait fait de la « surface pure » une quête obsessionnelle. Comme le dit Jean-Marc Bustamante, « la force et la faiblesse de Koons, c’est qu’il empêche d’imaginer ».
Il produit un art littéralement insignifiant, vide de sens, qui se suffit à lui-même. Il n’y a pas d’au-delà de son œuvre. Pas plus que dans la plupart des manifestations de l’art conceptuel où le spectateur de bonne volonté, sceptique, méfiant, s’indigne puis s’inquiète, gêné, complexé, de ne pas comprendre, alors qu’il n’y a finalement rien à comprendre. Juste « accepter », comme dit Koons avec tant d’aplomb.
Roland Barthes l’avait bien saisi, il y a plus de quarante ans, qui évoquait, dans Le Plaisir du Texte « ces productions de l’art contemporain qui épuisent leur nécessité aussitôt qu’on les a vues (car les voir c’est immédiatement comprendre à quelle fin destructive elles sont exposées : il n’y a plus en elles aucune durée contemplative ou délectative) ».
Koons Incorporated
Artiste en col blanc, costume-cravate, au sourire et à la cordialité imperturbables, Jeff Koons est à la fois immédiatement reconnaissable et complètement insaisissable. C’est ainsi que Houellebecq le croque dans La Carte et le Territoire :
« Aucune photographie ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde. C’était exaspérant. »
Il a abandonné l’excentricité des années Cicciolina. Plus aucun dérapage n’est à redouter, tant ses manières et sa langue de bois sont impeccablement polies. On est très loin de l’image de l’artiste maudit, à la tignasse couverte de plâtre et aux mains tachées de peinture, cloîtré dans son atelier. Jeff Koons a des doigts de pianiste, ou plutôt de banquier.
Il n’y a depuis longtemps plus aucune intervention de sa main dans son travail, qui ne consiste plus (mais tout est là) qu’à trouver une idée, un concept, et d’en superviser ensuite la concrétisation dans sa petite entreprise (une centaine d’employés, quand même), Koons Incorporated. Il délègue à des informaticiens de pointe et des ouvriers spécialisés la production de ses pièces (uniques), qui demandent d’ailleurs pour certaines de véritables prouesses techniques.
C’est un poncif de le dire, il est un homme d’affaires et un chef d’entreprise au moins autant qu’un artiste, depuis toujours. On rappelle souvent qu’il a été dans les années 80 courtier en matières premières et vendu des fonds de placement pour financer ses premiers travaux. Un expert en communication, aussi, bien sûr, et un control freak, implacable perfectionniste, imposant une censure très attentive à ses monographies et exigeant qu’on répète tous les processus de fabrication à la moindre aspérité.
Aujourd’hui, Il est le chouchou des milliardaires, de l’omnipotent homme d’affaires français François Pinault au banquier véreux américain Bernard Madoff (qui, avant sa condamnation, fut son principal mécène) et aucun aspect économique n’est négligé, aucune opportunité ne lui échappe.
Un accord a ainsi été signé avec H&M pour commercialiser, dans sa boutique des Champs-Elysées, des sacs à l’effigie du fameux Ballon Dog (39,99€, c’est-à-dire à la portée de tous). Autre fait significatif, certaines œuvres de l’exposition de Beaubourg sont en vente, pratique très inhabituelle s’agissant d’un musée national d’un tel renom. La désacralisation des musées est consommée. Jadis lieux de culte, ils se transforment en vitrines du commerce de l’art. Des vitrines que les visiteurs comme vous et moi ne pouvons que lécher. On ne voit pas quel Jésus pourrait désormais chasser
ces marchands du temple.
Ce qui est cher est beau
Jeff Koons est aussi le reflet d’une autre tendance forte du marché de l’art où c’est le prix de l’œuvre qui en détermine la valeur. Non plus la beauté (critère d’appréciation depuis longtemps obsolète), non pas la qualité artistique, ni même l’originalité ou la force de rupture. Dans cette logique, pour faire simple, une œuvre est intéressante parce qu’elle est chère et non plus l’inverse. C’est la cote, l’argent mis sur la table par un investisseur (et non plus un collectionneur passionné – figure elle aussi dépassée) qui fait la notoriété d’une œuvre, donc de son créateur, et justifie, rend légitime voire obligatoire le discours critique (celui que vous êtes en train de lire, par exemple). Ce que Jeff Koons résume en ces termes : « Le marché est le meilleur critique. »
Cet artiste n’est-il pas (ce serait là son mérite sinon son génie et lui vaudrait d’occuper une place de choix dans l’histoire de l’art) le miroir (thème récurrent chez lui) du système capitaliste triomphant, de l’hyperconsommation et de la toute-puissance de l’hédonisme « hyperfestif » de notre société telle que la peignent, par exemple, Gilles Lipovetsky ou Philippe Muray? Un village planétaire devenu, comme dit ce dernier, une usine à plaisirs, un vaste parc de loisirs gouverné par un impératif d’épanouissement généralisé, où tout se dissout dans l’effervescence de la Fête.
Le malaise avec Jeff Koons, comme avec la plupart des artistes qui surfent sur le haut de la vague du marché de l’art (Damien Hirst, pour n’en citer qu’un autre), c’est qu’il participe pleinement de ce système qu’il paraît (mais ne prétend pas) dénoncer, qu’il est un des rouages de la mécanique qu’il paraît démonter, qu’il tire directement profit des mécanismes qu’il exhibe. Il ne montre qu’un aspect de notre société, celui qui brille, qui éblouit et qui nous aveugle. Et on se dit que, finalement, son univers n’est pas moins factice ni trompeur que celui de la publicité. « Ceux qui s’occupent des avant-gardes d’aujourd’hui » écrit encore Philippe Muray, « sont d’abord et surtout à la pointe du pouvoir. Des récupérés de naissance ou de vocation dont le travail consiste à camoufler sans cesse cette récupération ».