Le dernier Cri est une maison d’édition qui se trouve en marge du circuit classique du livre. Cette structure créée en 1993 par Pakito Bolino et Caroline Sury ne publie que des ouvrages correspondant aux goûts très spécifiques de son « dictateur » artistique. Son catalogue contient plus de deux cents ouvrages échappant à la norme, des posters en sérigraphie à profusion, une revue graphique mythique intitulée Hôpital Brut, et quelques films cultes 1 comme Les Religions Sauvages (2006). Il s’agit d’une plaque tournante mondiale de l’art graphique déviant. Son slogan ? « Vomir des yeux. »
L’association s’est installée à Marseille, en 1997, dans les locaux de la Friche Belle de mai (rebaptisée affectueusement Friche Belle de Merde par Pakito Bolino). Elle dispose actuellement d’un atelier de sérigraphie et d’un espace librairie également utilisé comme lieu d’exposition. Les films d’animation et les disques sont filmés, enregistrés, montés et mixés sur place. La majorité des livres réalisés sont mis en page, imprimés, pliés, façonnés, distribués directement par cette petite structure éditoriale, qui survit en autarcie sans aucune aide à l’édition depuis le début de son existence. Parfois, sur certains projets exigeant un tirage de 500 à 1000 exemplaires, ils font appel à une petite imprimerie locale, « La Platine », favorisant un choix éthique et un rapport humain à l’option de la facilité économique offerte par la sous-traitance à l’étranger.
L’essentiel du catalogue comporte ce que l’on nomme des « graphzines ». Là, je vous vois venir… Vous allez me demander : qu’est-ce qu’un graphzine ? Lise Fauchereau, bibliothécaire à la Bibliothèque Nationale de France, en fait la définition suivante : « Le graphzine est un livre graphique sans texte, réalisé le plus souvent en photocopies, en sérigraphie ou en offset. Il est façonné à la main, en atelier, dans le salon ou sur la table de la cuisine, ce qui explique souvent son faible tirage et son prix peu élevé. L’objet lui-même est atypique […] ce magazine graphique n’est que très rarement paginé et il est régulièrement dépourvu de mention d’auteur et d’édition, sans parler de l’absence d’ISBN. » 2
La plupart de ces ouvrages sont dépourvus de narration. D’un point de vue visuel, on se retrouve souvent au croisement de l’esthétique punk, de la B.D. underground, de l’art brut et de la figuration libre. Les pages sont souvent surchargées d’une abondance de traits. Les juxtapositions de couleurs criardes sont souvent de mise : d’ailleurs, « la couleur dernier cri s’obtient en mixant tous les fonds de pots ». Les notions de beauté classique et de bon goût peuvent souvent aller se faire mettre. Le sexe, la mort, la violence, les monstres sont des thématiques récurrentes. Les motifs religieux, les symboles politiques et les icônes de la culture de masse y sont maltraités, revisités, malaxés et déformés, ou bien répétés à outrance – si bien qu’ils en perdent parfois leur fonction première et se retrouvent réduits à un simple motif ornemental auquel on aurait retiré toute signification. Certes, l’humour et la provocation sont
souvent au rendez-vous, mais ce n’est pas systématique, et ce serait se fourvoyer que de vouloir réduire ces créations à ces deux dimensions.
Prenons quelques exemples, sans respecter aucune hiérarchie chronologique, dans le catalogue Le dernier cri :
L’étonnant The Birth of Machine Consciousness de l’américain Jonathon Rosen, paru en 2003, est un livre en leporello mesurant 10 mètres sur 29 centimètres dans sa version dépliée. Il questionne la relation entre l’homme et la machine : quel est le seuil de tolérance de l’humain quant à la modification de son corps par la robotique, que ce soit à un niveau médical, éthique ou autre encore ? Tout en faisant se rencontrer la chair et la machine, il les oppose par une mise en tension qui crée tantôt une fascination contemplative, tantôt un sentiment de rejet ou d’effroi. Cet objet visuel est entièrement sérigraphié et met en évidence la qualité du trait de son créateur. Moins monstrueux dans sa forme éditoriale, le livre du même artiste Intestinal Fortitude 3 suscite le même type de questionnements.
Publié en 2005, Les dossiers noirs de l’histoire est « un livre strictement interdit aux enfants mineurs de –18 ans » et « uniquement autorisé aux adultes majeurs et consentants » qui ressemble à un mélange détonnant du pire de Hara Kiri et Infos du Monde – le tout associé à une dose massive d’encyclopédies médicales sur les maladies de peaux. Ce charmant ouvrage idéal à offrir à la Saint Valentin est l’œuvre de Fredox, qui nous livre une fois de plus le reflet sombre d’une société et d’une humanité malades.
Les livres de Stu Mead, parfois co-réalisés avec Frank Gaard, mettent en scène des tabous comme la sexualité adolescente, la pédophilie et la bestialité.
Différentes collaborations avec Pascal Saumade ont débouché sur des publications faisant découvrir des pratiques de l’art populaire souvent insoupçonnées. Citons le livre Holywoodoo – Incredibles Movie Posters du Ghana, dont une première édition parue en 2003 nous révélait l’art des affiches peintes du cinéma ghanéen, celles-ci assurant aussi bien la promotion de séries Z locales que d’infâmes blockbusters américains. Sans oublier le livre Paños 4 qui montre l’art carcéral chicano sur mouchoir.
Toujours dans le sillage d’une création issue du milieu carcéral, Adolpha est un recueil atypique comprenant le récit de vie autobiographique d’Adolpha Van Meerhaeghe. Le dessinateur Rémi en a réalisé le lettrage, en conservant toutes les fautes d’orthographe et de syntaxe du manuscrit original. Il y a adjoint quelques dessins.
La place me manque pour évoquer ici davantage d’ouvrages incroyables tels que La danse macabre des sept péchés capitaux de l’artiste outsider Raymond Reynaud, l’ouvrage consacré à la période sombre de Gérard Lattier, quelques recueils de dessins d’enfants, les livres d’Evelyne Postic, Caroline Sury et Emre Orhun (pour une fois sobrement imprimés avec un passage en sérigraphie blanc sur du papier noir), ou encore VoVo du Japonais Daisuke Ichiba – double recueil dont l’un propose les photographies et l’autre les dessins, avec un système de reliure permettant de consulter soit les deux ensemble, soit chaque partie séparément). Il y a aussi Heads Collider de Mat Brinkman, un jeu visuel où des taches rouges et bleues viennent former des visages monstrueux, l’ensemble oscillant entre recherche sur le motif et figuration, ou encore le monstrueux Nicktendo SS de Pakito Bolino, un livre géant sérigraphié au format 45 x 65 cm…
Sans
oublier les créateurs suivants : Charles Burns, David Sandlin, Henriette Valium, Y5/P5, Norihiro Sekitani, Yokogaga, Ludovic Levasseur, Keiti Ota, Dave 2000, Reinhard Scheibner, Marc Brunier-Mestas, John Broadley, Frédéric Poincelet, Nuvish, Les Frères Guedin, Kerozen, Laetitia Brochier, Stéphane Blanquet, Matthias Lehmann, Mike Diana, Marcel Ruijters, Olivier Texier, Daisuke Ichiba, Matti Hagelberg, Blexbolex, Quentin Faucompré, Moolinex, Atak, Charles Pennequin, Jean-Louis Costes…
Acteur majeur de la scène alternative graphique depuis plus de vingt ans, Le dernier Cri est considéré par certains comme un dinosaure dans le paysage. Cette vision s’explique en partie par la longévité exceptionnelle de cet éditeur par rapport à la moyenne d’existence de ce type de structures qui ont souvent du mal à tenir ne serait-ce que plus d’une année, et au milieu hostile dans lequel il évolue. Il faudrait donc rappeler que la bête est bien vivante – comme dans Jurassic Park. Monsieur Bolino a encore des crocs bien acérés et l’œil vif, il reste un dessinateur à l’univers singulier, un découvreur et un transmetteur qui a la volonté de montrer des productions qu’on ne voit pas ailleurs.
Plus d’infos et pratiques :
Le site du dernier Cri sur lequel on peut acheter certains des
livres décris dans mon texte :
lederniercri.org
Le site Graphzines qui présente la bibliothèque d’un collectionneur particulier, Patrick Tassel, sur lequel on peut retrouver pas mal d’informations techniques ne figurant pas forcément sur les ouvrages : graphzines.net
Par ailleurs, les livres dont il a été ici question sont aussi disponibles au Comptoir du Livre, 20 en neuvice, 4000 Liège. On peut les consulter et/ou les acquérir du mercredi au samedi, de 13h à 18h.
Notes:
- Leurs deux premiers films Le dernier Cri et Hôpital Brut qui furent réalisés et diffusés pour l’émission L’oeil du cyclone en 1997 et 1999 pour la chaîne de télévision Canal +. ↩
- Le graphzine, Lise Fauchereau in L’autre de l’Art – Art involontaire, art intentionnel en Europe, 1850-1974, LAM, septembre 2014. ↩
- La première édition américaine fut publiée en 1990, la seconde a paru en 2005 au dernier Cri ↩
- Il s’agit de la collection de Pascal Saumade et Reno Leplat-Torti, la collection de Reno Leplat-Torti a récemment fait l’objet d’une exposition à Liège à la Galerie Centrale. ↩