Forcalquier, novembre 2014, festival Corps et Politique. Les Bât-Grrrls, collectif de meufs ouvrières du bâtiment, proposaient une journée de paroles autour des réalités vécues par ces femmes qui, faisant métier d’hommes, ruinent le sens même de cette expression et dansent sur les gravats de la division genrée du travail ! Un pow-wow non-mixte où se sont échangées des pratiques, des expériences, des difficultés, mais aussi des audaces, et de la puissance. Moi, au milieu d’elles, dans le rôle muet de celle qui a tout à apprendre, je n’en ai pas perdu un mot.
# 1 Ce que font les femmes à la matière
Dans le monde idéal de la théorie, chacune a la liberté de choisir le métier qui lui plaît. La vraie vie nous force pourtant à constater qu’il y a des métiers d’hommes, et le secteur du bâtiment – avec ses quelque 99% d’ouvriers mâles – est emblématique. Pourquoi cette identité si fortement genrée du secteur de la construction ? Plusieurs pistes de réponses ont été tracées par les ouvrières présentes à la table ronde.
« La reproduction de la force de travail, c’est là que sont traditionnellement attendues les femmes dans la société capitaliste. » Il s’agit d’une part de donner naissance à des ouvriers, et d’autre part de les rendre capables d’aller travailler. Pour cela, un certain nombre de besoins doivent être rencontrés : les vêtements, la nourriture, le réconfort, et les soins en cas de maladie, mais aussi le nettoyage de la maison, et non son entretien ni sa construction. « Cette division, qui concerne l’espace – intérieur et extérieur – mais aussi le corps, est maintenue par les apprentissages et les imaginaires. Dans l’éducation corporelle des petites filles, il y a cette injonction à la propreté, mais aussi l’obligation d’avoir des positions physiques resserrées – qui ne sont pas tout à fait celles permettant de tenir en équilibre sur un échafaudage! » Ainsi, l’inexpérience de l’amplitude que peut prendre notre corps, autant que l’interdiction qui nous est faite de se colleter avec la matière salissante, créeraient des inhibitions qui freinent le choix des femmes à aller vers les métiers du bâtiment. A contrario, la masculinité, quant à elle, s’acquiert (notamment) par l’intervention concrète sur l’environnement et les objets, conçue dans un rapport de force, une résistance qu’il s’agit de soumettre, un problème qu’il faut résoudre ; « Changer une roue, poser une étagère, déboucher un lavabo : on apprend aux garçons qu’ils vont avoir la responsabilité de ces tâches, parce qu’ils sont des hommes et donc, même s’ils ne savent pas le faire au début, ils s’y collent, ça fait partie de leur rôle! »
Comment appelle-t-on quelqu’un en bleu de travail ?
Parmi les conditionnements qui mènent à la division sexuelle des espaces et des activités, sont aussi évoqués les stéréotypes esthétiques transmis par les récits, les images, « une espèce de culture du fantasme à laquelle s’oppose la vision d’une nana en bleu de travail sur un chantier ». Et d’ailleurs, toutes se sont vues au moins une fois dans ces circonstances taper sur l’épaule par quelqu’un qui les appelait « Monsieur ». « Un certain nombre de ces codes fantasmatiques sont mis à mal du fait de notre présence comme ouvrières, et c’est comme si l’on se retrouvait destituée de notre féminité! Ça pose quelque chose de différent pour chacune, mais qui est souvent difficile à vivre au niveau de l’identité. »
A ce sujet, les filles des Bât-Grrrls se considèrent comme des veinardes car, dans leur petit groupe, elles ont toutes fait ce choix du bâtiment après avoir déjà travaillé
dans d’autres domaines : « Du coup, ce n’était pas notre première expérience professionnelle, on n’avait pas seize ans, on avait déjà un bagage de vécu… Ça nous a permis d’avoir un certain aplomb face à ceux et à celles qui contestaient notre place, ou notre identité de meuf. » Aplomb d’autant plus nécessaire que les pratiques manuelles par lesquelles se joue l’intervention humaine sur la matière, constituent donc un territoire d’ancrage de la virilité. « D’une manière générale, l’ensemble de ces pratiques sert aux hommes à se construire une image qui leur permet ensuite de dominer, d’asseoir et de justifier leur position de pouvoir, dans bien d’autres champs que celui du seul travail, “parce que je suis indispensable”. »
La simple existence d’une femme travailleuse du bâtiment fragiliserait dès lors l’image que les hommes ont d’eux-mêmes, quand bien même ce ne serait pas du tout l’intention de l’ouvrière présente sur un chantier ! « En intervenant concrètement sur la matière, avec son corps qui déploie de la force, elle fait trembler les deux représentations : de la féminité et de la virilité ! »
Pourtant donc, sans que les conditionnements de l’enfance ne l’aient amené, sans la confiance a priori avec laquelle s’abordent naturellement les tâches qui nous incombent et relèvent de notre responsabilité, et sans être dans des voies toutes tracées, « un certain nombre d’entre nous choisissent de manier des outils dangereux, d’intervenir sur la matière qui façonne notre environnement, de monter sur des échafaudages et de pratiquer, avec autant de diversités qualitatives et quantitatives que les hommes, des métiers qui nous plaisent, de manipuler des matières qui nous plaisent. Et du coup, nos parcours sont traversés par les conditions économiques, l’état du marché et les politiques d’emploi. » L’analyse de ces éléments a amené les Bât-Grrrls à se poser la question suivante :
« Sommes-nous l’armée de réserve ? »
Depuis quelques années, les grands syndicats du bâtiment tout comme les institutions locales mettent en place des dispositifs incitant les femmes à travailler dans le secteur de la construction. Ces campagnes de sensibilisation, ces affiches publicitaires montrant des femmes en casque et bottines qui manient de gros outils, servent-elles à valoriser les femmes qui font des métiers d’hommes ? Ou bien à valoriser ces métiers eux-mêmes ?
« La discrimination positive est un phénomène qui, certes, met en lumière des inégalités mais elle est aussi en général motivée par un intérêt économique. Or, en menant nos petites recherches, on a constaté que, de nos jours, plus personne ne veut bosser dans le bâtiment ! Et voilà, comme par hasard, que surgissent des dispositifs visant à attirer les femmes dans ce qui est bel et bien un secteur en pénurie de mains d’œuvre ! »
Ça leur a fait penser aux périodes de guerre ; lorsque les hommes font défaut à la production, on en appelle aux femmes, aux émigrés, à cette immense catégorie de sous-prolétariat qu’on nomme « l’armée de réserve » : une main d’œuvre mise à disposition en cas de besoin, qu’on va tantôt embaucher, tantôt mettre au chômage, et qui maintient dans un état de crainte l’ensemble des travailleurs de ces secteurs en tension.
« Est-ce qu’on fait partie de l’armée de réserve ? On ne sait pas trop… Mais on est tombées sur les travaux d’une certaine Agnès Ravel qui nous ont intéressées. Au cours des recherches qu’elle a menées sur des femmes en formation dans les métiers de la maçonnerie, elle a appréhendé une autre intention qui se cache peut-être derrière ces campagnes de sensibilisation. » En dépit des nombreuses campagnes visant à ouvrir aux femmes un secteur symboliquement réservé aux hommes, écrit-elle en substance, le nombre des femmes ouvrières du bâtiment reste faible. Cela ne signifie pas qu’elles soient sans effet. Un de ceux-ci est sans doute la revalorisation des métiers du bâtiment par une image plus féminisée. « Paradoxalement, en effet, alors qu’un métier qui se féminise
perd généralement en prestige, la communication sur la féminisation des métiers du bâtiment semble les rendre plus attractifs. » On utilise en somme l’image des femmes à des fins de faire-valoir, sans que cela signifie pour autant qu’elles soient attendues derrière la bétonnière. « Nous serions alors les garantes d’un politiquement correct de ces métiers qui pourraient, grâce à nous, se targuer d’être ouverts… »
Armée de réserve ou alibi d’ouverture, une chose est sûre : « Il n’y a pas de politique de discrimination positive sans qu’il n’y ait de discriminations, et ces différences de traitement, nous les vivons au quotidien dans nos pratiques, tout comme nous développons des stratégies de résistance pour continuer à exercer le métier qui nous plait. »
Stratégies aussi variées que d’ouvrir des espaces de paroles non-mixtes où se créer des filiations, s’écrire une histoire, se faire passer des techniques, se renseigner des chantiers, et peaufiner des vannes pour remballer les cons.
# 2 Des bâtisseuses d’imaginaires
Après avoir partagé les analyses auxquelles leur réunion mensuelle les ont menées, les Bât Grrrls – dont le collectif existe depuis un an à peine – ont ouvert le cercle de parole. Une quarantaine de filles étaient là, qui échangeaient à bâtons rompus autour des vécus de chacune, qui mettaient en commun leurs réflexions, qui tentaient des pistes. En voici l’écho, pris sur le vif.
Le premier truc auquel on se retrouve assez systématiquement confrontées, c’est le sexisme intégré, c’est une violence qu’on connaît toutes, cette auto-dévalorisation. Alors, sous prétexte de faire ses preuves, de se montrer forte et endurante, on se nique le dos en deux fois moins de temps que les gars qui sont pourtant eux-mêmes assez rapides à se bousiller le corps. Mais il y a aussi la reproduction des dominations par les autres femmes, qui sont souvent très dures et pas du tout soutenantes. Pour moi, il est évident qu’on doit sortir de la culture de la performance et se mettre d’accord avec son corps sur ce qu’on a envie de donner, ou pas, et en particulier pour un patron.
Et puis, il faut démystifier Monsieur Muscle. Par rapport à cet imaginaire qui fait que, tout simplement, tu n’as pas la carrure. Et que tu vas te mettre en danger si tu choisis cette voie. D’où l’importance de travailler notre rapport aux outils. Ton premier meilleur pote, c’est ton corps et le deuxième, c’est tes outils, il faut apprendre à les apprivoiser.
Personnellement, ce groupe des Bât-Grrrls me fait du bien car il permet de faire le point sur ces systèmes de mésestime de soi, qui ont pour effet qu’on ne sait pas se vendre, et qu’on prend sur soi dès qu’on a fait quelque chose de travers. Là où les filles vont tout de suite s’excuser et reconnaître leur bévue, les mecs, quant à eux, n’ont pas peur de soutenir jusqu’au bout que leur travail est parfait et même, ils vont finir par t’en convaincre ! Ça fait du bien de parler en groupe de paroles non-mixtes.
– Est-ce que tu penses que c’est spécifiquement féminin, cette peur de mal faire et cette autocritique permanente ? Ou bien est-ce que c’est juste une question de tempérament ?
– Moi je pense qu’on a un manque de confiance et un niveau d’exigence qui est proche du perfectionnisme. Il faut pouvoir en prendre conscience afin de les dépasser, de relativiser un peu les attentes.
De la division genrée des espaces
– Tu parlais de l’espace aussi et moi, ça me paraît assez clair. Au niveau de l’atelier, j’ai souvent rencontré des femmes qui sont très à l’aise car c’est un espace, fermé, où l’on commence à avoir une certaine maîtrise sur les choses, on a notre poste
de travail, nos outils, on acquiert peu à peu de la confiance. Tandis que sur un chantier, c’est culturel aussi, la dimension et la vie du chantier, c’est tellement grand, je ne suis pas sûre d’avoir la capacité de créer quelque chose avec cet espace-là, à l’extérieur. Du coup, je me replie, je dis amen à tout, par manque de confiance. Alors que, dans l’atelier, je peux être une vraie tête de mule, parce que je sais ce que je fais, que je connais la qualité de mon travail.
– Oui, concernant les espaces, moi, j’ai grandi avec mon frère, on avait quasiment le même âge. Lui, il a su tout de suite ce qu’il aimait, je n’ai pas eu l’impression que c’était aussi facile pour moi. Et quand j’analyse ce qui s’est passé, on vit quand même dans une société patriarcale, et même si mon père ne faisait pas nécessairement de différence, il y avait toujours ma mère qui me demandait de venir l’aider à l’intérieur. J’ai dépensé plein d’énergie à dire non, à résister à ses schémas, à m’opposer aux attentes, avant de pouvoir simplement entrer dans le territoire que je convoitais. Et du coup, ça ne m’a pas donné pas la même disponibilité que mon frère, qui y avait eu tout de suite accès, pour apprendre la débrouillardise et investir l’espace extérieur.
De l’invention d’une place à prendre
– Après avoir entendu tout ceci, j’ai une question à vous poser : est-ce que vous, qui vous lancez dans le bâtiment, vous voulez vraiment vous intégrer dans ce monde qui ne vous attend pas, ou bien qui vous attend juste pour baisser les salaires et profiter de vous d’une manière ou d’une autre, est-ce qu’il s’agit de faire sa place dans ce monde-là, mais alors, laquelle ? Ou bien est-ce qu’il s’agit de s’emparer des outils, des moyens de production, des savoir-faire pour mener ensuite votre barque ailleurs, et autrement ? Ça paraît très théorique, peut-être, comme question parce que je ne suis pas dedans, mais ça me vient quand je vois les copines se casser le dos, faire énormément d’efforts, accepter des salaires de merde, alors qu’elles ont des talents incroyables, qui devraient permettre de faire des trucs un peu plus… « sexy ».
– Merci pour le « sexy » !
– Pardon pour ce mot, mais je n’y mets pas forcément le sens convenu !
– Moi, je choisis la deuxième option, celle qui consiste à maîtriser les pratiques, les techniques, à me les approprier, afin de pouvoir ensuite en faire ce que je veux, et ne pas devoir me soumettre à un marché du travail et à une mentalité assez détestables. Même si je considère que, par rapport à l’ensemble des expériences que j’ai pu entendre, je n’ai rien vécu de traumatisant. Je n’ai pas envie de persévérer dans ce milieu, dans ces conditions, à titre de salariée. Non. Mais la question, c’est : comment est-ce que tu fais ? Tu acquiers peu à peu des talents, tu commences à prendre confiance en toi, en dépit des assignations et réassignations quotidiennes sur ton incapacité à maîtriser un outil et à faire quelque chose de bien, mais ça reste difficile de se vendre parce qu’en permanence, tu seras questionnée sur ton habilité à faire ça. Y compris par les femmes. Parce que, quand même, c’est un métier d’hommes et blablabla. Alors, soit tu es parrainée et tu évolues dans un milieu un peu réticulaire, tu passes de copines en copines de copines, mais à un moment donné, ce réseau-là a une fin. Comment tu fais pour démarcher ? Et puis aussi, je n’ai pas envie de faire tout le temps la même chose, j’ai besoin de défis techniques, c’est ce qui justifie à l’heure actuelle pour moi le fait de bosser en entreprise. Mon besoin de travailler en équipe aussi, parce que j’aime ça et parce que ça ne te limite pas dans ce que tu peux faire techniquement. Une table ronde doit pouvoir servir également à ça, à trouver des solutions ensemble ; en multipliant les chantiers collectifs, en mettant en place les transmissions des savoir-faire. En tout cas, moi, c’est ce que j’étais venue chercher ici.
– Quant tu parlais de notre intégration dans ce monde du travail, c’
est aussi notre intégration au monde en général. La place de celui qui œuvre dans le bâtiment, comprend le fait de transformer le visible et il faut qu’on prenne cette place ! Et se dire que oui, on va transformer nos villes, nos maisons, on va créer de nouveaux imaginaires, avoir de nouvelles tentatives. C’est indispensable de réfléchir à comment on transmet les savoirs et de mener une réflexion sur le sexisme intégré. De se trouver des filiations, de se trouver une histoire, une histoire de femmes qui ont essayé de transformer la matière avec un imaginaire autre que celui qu’on trouve aujourd’hui.
– Un imaginaire autre que celui de la rentabilité, tu veux dire ?
De l’intelligence et de la force
– Il y a Nikki de Saint-Phalle qui a su faire ça. Et pour ma part, je ne sais pas ce que c’est que le travail salarié et je n’ai pas eu la chance d’une filiation. En 1977, quand je suis devenue ferronnière, il n’y avait pas d’autres femmes dans ce métier. Je travaillais toujours toute seule. Et, en fait, j’ai gagné assez rapidement plus d’argent que si j’avais été caissière ou va savoir quel autre métier de ce genre. Moi, je voudrais parler de cette espèce de mépris qu’on a pour le travail des mains, par rapport aux gens qui ont fait des études. Alors que pour accomplir un travail manuel de qualité, il faut beaucoup d’intelligence. J’ai toujours énormément réfléchi pour savoir comment j’allais m’y prendre, j’ai dû constamment inventer des techniques, trouver des stratégies, du fait que je travaillais seule et quand bien même le travail pouvait être monumental. Il m’est arrivé de concevoir, de fabriquer et d’installer, toute seule, des baies vitrées de plus de quatre mètres de haut, des rampes d’escaliers énormes qui pesaient des tonnes. Je mettais même un point d’honneur à pouvoir tout transporter dans ma minuscule camionnette, parce que je n’avais pas d’argent à dépenser pour des locations de véhicules. Ce genre de contraintes m’a amenée à réfléchir et à inventer sans cesse, pour ne casser ni mon corps, ni mon travail.
– Moi, j’ai appris à demander de l’aide autour de moi. Et s’il y a d’autres femmes à qui je peux la demander, c’est encore mieux. Et aussi, je trouve intéressant ce que tu disais tout à l’heure à propos du système, d’y entrer ou pas. Moi je n’ai pas envie. Après, la question est de savoir comment on peut faire autrement. Je crois que mon rêve, c’est qu’on se mette toutes ensemble, par exemple dans des collectifs autogérés, dans des squatts et ce genre d’espaces-là, où c’est plus facile de travailler en horizontalité et en transparence, d’échapper au salariat.
– À propos d’aide, moi, je me retrouve souvent face à des remarques quand je suis dans certaines situations, par exemple si je force pour porter quelque chose de lourd : « Attention, si tu fais ça, à la descente d’organes ! » Je n’ai pas l’occasion d’en parler à quelqu’un et je me demande vraiment quel est le degré de vérité de ces mises en garde. Il y a toujours tellement d’enjeux autour du corps féminin. Quand je demande de l’aide à des équipiers, je me retrouve face à ces remarques, quelquefois c’est lié à l’âge, on me dit que je suis trop jeune, qu’il ne faut pas, mais le plus souvent, c’est parce que je suis une fille, et on me dit que ce n’est pas bien. Je ne sais pas s’il y a de la littérature autour de ça ?
– La descente d’organes, c’est vraiment un mythe. Quand j’étais petite, on disait que les filles ne devaient pas faire du cheval parce que ça causait la descente d’organes, et aujourd’hui, tu vois qu’il n’y a pratiquement que des filles aux cours d’équitation !
– Tout à l’heure, on parlait d’imaginaires et moi, c’est vraiment ce que j’ai rencontré sur les chantiers non-mixtes, en me formant avec des femmes qui
étaient déjà plus expérimentées que moi et qui m’ont appris leur savoir-faire. Et leur façon de contourner la force par la technique. Car ce n’est rien, la force ? si tu as la technique, ça marche aussi. Maintenant, moi, c’est vraiment ce que j’ai envie de faire, quand je vois toutes ces meufs confrontées au sexisme sur des chantiers où elles ne sont pas entourées… je trouverais super qu’on arrive à s’auto-former entre nous.
Mythes et issues de l’éco-construction
Pour certaines ouvrières, les chantiers en éco-construction apparaissent comme un terrain plus favorable à leur présence, moins sexiste, où il serait plus facile aussi de « travailler autrement » ; un terrain où la question des genres trouverait une autre résolution que celle du gros balèze en bleu de travail qui vient leur taper dans le dos à la moindre occasion.
« J’ai l’impression, dit l’une, que les gens qu’on rencontre dans ce domaine particulier, sont dans une autre optique, qu’ils ne te méprisent pas du simple fait que tu es une femme. »
Pour d’autres, au contraire, il s’agit là d’un ressort discutable, dont les ouvrières peuvent certes profiter si elles le souhaitent, mais qui n’en est pas moins pourri : « Il y a des a priori sexistes et même hyper-sexistes dans ces milieux Peut-être que les femmes y sont bien acceptées, mais pour quelle mauvaise raison ? Qui dit écologie dit nature et qui dit nature dit femme, c’est ça ? Et puis, l’appareil est plus léger à mettre en œuvre et du coup, on peut y tolérer la présence des femmes. Une construction en paille, c’est plus féminin ! Si les gens qui touchent à l’éco-construction semblent plus ouverts, c’est peut-être parce qu’en général, ce sont des gens éduqués. J’ai fait un chantier en octobre, et je n’en revenais pas de leur niveau d’études, c’est une toute autre population qui vient se réorienter là après des parcours universitaires, le plus souvent. Forcément, les gars qui sont en maçonnerie depuis leurs quatorze ans, ils finissent tous chez Vinci, parce que c’est à ça qu’ils ont été formés, à faire partie d’un sous-prolétariat à la merci des patrons. On touche ici à un problème de classes; mais ce n’est pas parce que ces gens ont un master qu’ils sont féministes ! Simplement, ils pratiquent mieux la rhétorique et leur discours est moins frontal qu’une insulte. Du coup, leur sexisme peut sembler plus léger que celui que tu rencontres dans les préfabriqués au moment de la pause-déjeuner, avec le calendrier porno au mur. En vrai, ils peuvent t’envoyer du lourd de manière tellement subtile que tu ne sais pas très bien comment répondre. Et puis, l’éco-construction fonctionne avec le système des Scop, et ça ne fait pas partie de mon idéal de modèle économique. Ce n’est pas parce que tu es employée dans une Scop que tu as un contrôle sur ton outil de production, par exemple. Ça reste une entreprise avec une hiérarchie. Moi je préfère l’idée de l’association. »
L’éco-construction serait donc une niche où se déploie autant de sexisme qu’ailleurs, mais en jouissant d’une espèce d’aura mythologique qui joue en faveur du féminin. Il n’empêche que, pour beaucoup, l’éco-construction demeure une alternative pertinente, en termes de qualité, de coût et d’imaginaire. Et quant aux Sociétés Coopératives, on n’y trouve pas que des bobos qui ont fait Bac+10 : « Moi, je bosse en Scop avec un gars qui a commencé à 16 ans ! Attention aux clichés ! Il y a des maçons qui ont commencé jeunes et qui ont compris tout seuls que le béton était une grosse arnaque ; et ils sont tout à fait capables de réfléchir et de prendre du recul sur la formation qu’ils ont reçues et la manière dont ils ont travaillé pendant des années ! » S’il est vrai par ailleurs que la Scop peut participer, dans une certaine mise en œuvre, à poursuivre un système économique capitaliste – avec des patrons qui exploitent leurs ouvriers et s’achètent de grosses berlines – ça reste aux yeux de certaines un des statuts juridiques qui permet des possibilités autres. « J’ai des doutes sur l’
efficacité des associations, en termes d’achats de matériaux par exemple. Mais, cela dit, mon but à moi est de sortir du salariat, donc je ne vais pas non plus me mettre à défendre les Scop ! »