Le premier « bar à sieste » a ouvert ses portes à Bruxelles, dans le quartier des eurocrates – on suppose qu’ils en ont plus besoin que les habitants de Cureghem. Cette ouverture marque le début de la prise en charge par l’industrie des services de la dernière dimension du temps qui échappait encore à son emprise : le sommeil.
Nos vies s’organisaient autrefois selon un rythme qu’on pouvait penser « naturel », en deux temps : activité et repos. Pour importante ou envahissante qu’elle soit, la sphère économique (travail, production et consommation) n’avaient pas colonisé chaque instant de nos existences, temps de veille compris. Cette époque est révolue. Jonathan Crary, théoricien de l’art et professeur à l’université Columbia de New York, montre comment le capitalisme contemporain et son mode « 24/7 » (vingt-quatre heure sur vingt-quatre, sept jours sur sept) grignote notre temps de sommeil. 1 Car « dans le paradigme néolibéral mondialisé, le sommeil est fondamentalement un truc de loosers ». (p. 24) Il se mérite, il s’achète, c’est un privilège que n’importe qui ne peut pas s’offrir. Dans nos villes, les espaces publics sont aujourd’hui de plus en plus conçus pour dissuader toute velléité de sommeil : dans les gares, les caméras « intelligentes » identifient comme suspect le quidam qui s’attarderait trop sur un banc du quai ; les sans-abri n’ont plus que le sol pour reposer leur carcasse, les bancs publics étant pensés pour empêcher le mode couché, parfois même le mode assis…
Les attaques contre le sommeil et les temps et périodes de repos ont pris des formes multiples. Les plus mesquines stigmatisent ces « chômeurs feignants » qui n’entendent pas écourter leur sommeil et valorisent la Belgique qui se lève tôt 2 si chère à Charles Michel, qui n’hésite pas à se rendre en visite démagogique sur le marché matinal de Bruxelles 3. Avant lui, le candidat Nicolas Sarkozy était allé serrer des pinces à Rungis pendant la campagne présidentielle de 2007. Le « débat » médiatique autour de l’âge légal ou effectif du départ en pension sert de prétexte à une exhortation systématique à travailler plus (et donc à se reposer moins). Les magasins ouvrent en continu pour que nous puissions consommer sans relâche, les bars à sieste 4 transforment le sommeil en marchandise, les réseaux sociaux nous connectent les uns aux autres en permanence. Impossible de passer ici en revue l’ensemble des routines et des dispositifs qui poussent les individus à auto-administrer leur vie quotidienne jusqu’à l’épuisement de leur dernier souffle. Avec cette même finalité qui tente de s’imposer à travers eux : produire, exploiter et faire consommer sans arrêt, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Pour Crary, la vie humaine en régime capitaliste a de plus en plus tendance à s’inscrire dans « une durée sans pause, définie par un principe de fonctionnement continu. Un temps qui ne passe plus, un temps hors cadran, en quelque sorte ». Ce temps « 24/7 » est « un temps d’indifférence, où la fragilité de la vie humaine revêt de moins en moins d’importance, où le sommeil n’est plus ni nécessaire, ni inévitable. En ce qui concerne la vie professionnelle, l’idée qu’il faudrait travailler sans relâche, sans limites devient plausible, voire normale ». (p. 19) Elle est surtout normale pour les gouvernements d’obédience patronale qui ont endormi le public avec le mantra du coût « insupportable » du vieillissement qu’il s’agit de parer en augmentant les taux d’emploi.
L’enfer du dimanche
Le repos dominical a toujours été sur la sellette des organisations patronales, mais l’offensive a redoublé ces dernières années.
Elle s’étend désormais aux services publics « non-urgents », puisque d’aucuns réclament l’extension de l’ouverture de certains guichets communaux aux dimanches. 5 Il est vrai que Bpost (traduisez : le service anciennement public de la Poste) a donné le mauvais exemple en testant la livraison dominicale de colis. 6 En France, l’ouverture des magasins de bricolage, sous prétexte que les Français s’y adonnent surtout le dimanche et qu’il s’agit de stimuler cette manie, a récemment servi de cheval de Troie lancé à l’assaut du repos hebdomadaire.
La société de consommation continuelle et frénétique nous a habitués au « 24/7 », aux sollicitations étendues à chaque instant de la vie (virtuelle ou réelle). Des évènements comme le « Sunday Shopday » organisé par la fédération patronale Comeos sont voués, malgré les résistances syndicales, à devenir la norme. Les magasins ouvrent le dimanche, en soirée aussi, de plus en plus tard. À Bruxelles, les « Afterwork shopping », qui permettent aux navetteurs et aux touristes de faire leurs courses jusqu’à 20h le jeudi soir, entre autres rue Neuve, ont été généreusement subsidiés par la Région. Après quatre ans d’existence, cette initiative est mise au placard, le succès n’étant pas probant. 7 Qu’à cela ne tienne, Comeos réclame désormais l’ouverture jusque 22h… 8
La logique sous-jacente n’est même pas celle de l’efficience. « En 1914, dans le cadre de l’effort de guerre, l’industrie britannique instaura le travail du dimanche, un horaire de travail quotidien plus long et les heures supplémentaires. On espérait, grâce à ces mesures, augmenter la production. Elle décrut : moindre efficacité des ouvriers, troubles disciplinaires, désorganisation des tâches et, plus surprenant encore, chute effective de la production. Peu après que l’on eut, non sans réticences, rétabli le repos du dimanche et réduit de douze à dix les heures de travail quotidiennes, le rendement à l’heure augmenta ; à la surprise générale, il en fut de même de la production brute hebdomadaire. » 9 Si l’efficacité économique n’est pas avérée, les effets déstructurants sur la famille sont en revanche bien connus des psychologues et sociologues. Dans les pays qui ont déjà largement « libéralisé » l’ouverture dominicale, comme les Etats-Unis ou les Pays-Bas, des études ont montré l’incidence sur les risques de conflits familiaux et de divorces.
« Si ça continue comme ça, il faudra que ça cesse » (dicton de Mai 68)
Les marchés actifs en continus ne datent pas d’hier. Songeons par exemple que la généralisation de l’éclairage public au XIXème siècle avait d’abord pour but d’élargir les plages du temps « utile ». 10 Dès le début de la Révolution industrielle, les premières usines (notamment textiles) sont conçues pour fonctionner pendant vingt-quatre heures, rupture majeure par rapport au monde agraire et ses cycles naturels. Les technologies informatiques, prolongeant les systèmes de flux du XIXème siècle, ont
désormais parachevé cette extension marchande du temps utile. Il ne reste plus qu’à faire coïncider les sujets humains à cet impératif.
C’est que notre temps quotidien a été largement absorbé par « l’organisation bureaucratique de notre propre vie » et ses rythmes de consommation technologique, qui nécessitent l’apprentissage d’un nombre croissant de routines. « Alors que s’évapore la possibilité de l’emploi à vie, reste à la plupart d’entre nous ce travail de toute une vie consistant à élaborer notre relation aux appareils qui nous entourent. Tout ce qui avait jadis pu être considéré de près ou de loin comme “personnel” se trouve reconfiguré de manière à permettre la fabrication de nous-mêmes dans un pêle-mêle d’identités qui n’existent qu’au titre d’effets de dispositifs techniques temporaires. » (p. 70) La thèse de Crary (l’une d’elles du moins, car ce livre fourmille d’idées) est que cette routinisation, cette standardisation, ont mené à des formes d’habitude qui s’exercent inévitablement sur un mode 24/7, et que celles-ci ont joué un rôle crucial dans les offensives néolibérales menées depuis les années 1980.
On assiste désormais à une sorte de « biodérégulation » basée sur un principe de circulation et d’activité incessantes. « Aujourd’hui, le fonctionnement permanent des secteurs de la communication, de la production et de la circulation d’information a tout envahi. Un alignement temporel de l’individu sur le fonctionnement des marchés – qui aura mis près de deux siècles à se développer – a rendu obsolètes les distinctions entre temps de travail et de non-travail, entre public et privé, entre vie quotidienne et milieux institutionnels organisés. (…) L’un des objectifs de Google, de Facebook et d’autres firmes (d’ici cinq ans, les noms auront changé) est de normaliser et de rendre indispensable, comme le soulignait Deleuze, l’idée d’une interface continue – qui ne soit pas littéralement sans interruption mais qui instaure en tout cas un rapport d’engagement relativement suivi avec diverses sortes d’écrans lumineux en demande insatiable d’intérêt ou de réponse de notre part. » (p. 86-87)
Dans ce monde sans ombre, sans silence et sans secret, le temps est homogène, et chaque instant monétisable. Dernier rempart, notre sommeil s’amenuise, se fragmente. Bientôt, il nous faudra l’acheter.
Notes:
- Jonathan Crary, « 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil », trad. Grégoire Chamayou, Zones, Paris, 2014 ↩
- Cf. « L’empire des lève-tôt », in L’Entonnoir http://bit.ly/1Fdn7xz. ↩
- RTBF, 17 mars 2015. ↩
- Le Soir, 12 novembre 2014. ↩
- « Des services publics ouverts aussi le dimanche », Le Soir, 20 novembre 2014. ↩
- « Le dimanche, le facteur sonnera une fois », ibid. ↩
- « Les Afterwork shopping sont rangés dans la réserve », Le Soir, 29 octobre 2014. ↩
- La Dernière Heure, 9 février 2015. ↩
- Witold Rybczynski, « Histoire du week end », Paris, Liana Levi, 1992. ↩
- « Wolfgang Schivelbusch, dans son histoire des technologies d’éclairage, montre comment le déploiement à vaste échelle de l’éclairage urbain dans les années 1880 a permis d’atteindre deux buts combinés : réduire les anciennes inquiétudes liées aux dangers de l’obscurité nocturne, et allonger la durée du jour, en augmentant au passage la profitabilité de nombreuses activités économiques. L’illumination du temps nocturne était une démonstration symbolique de ce que les thuriféraires du capitalisme n’avaient cessé de promettre tout au long du XIXe siècle : la double garantie jumelle de la sécurité et de l’accès possible à une prospérité supposée améliorer pour tous la trame de l’existence sociale. » Crary, p. 26. ↩