Il paraît qu’on est envahis par l’information, qu’il y a bien assez de médias en Belgique, et même que c’est la fin du journalisme. À moins que ce ne soit le contraire et que les nouvelles formes de diffusion, de financement ou de narration doivent jouer un rôle essentiel pour comprendre et raconter le monde qui nous entoure. Dans cet océan de possibilités et de points de vue, l’argent reste toutefois, bien souvent, un des nerfs de la guerre.
D’un côté, il y a le modèle de financement des aides publiques réservées à certains médias, qui reste controversé, notamment sur la question des critères d’attribution. De l’autre, celui de l’actionnariat privé, qui pose également question quant à la garantie d’une presse libre et non soumise aux pressions. Quand aucune des ces options n’est possible ou satisfaisante, alors, d’où pourrait venir l’argent ? D’autres sources de revenus existent et tentent de contourner les modèles classiques en essayant de faire appel directement au lectorat : les “paywalls” (murs payants, comme pour Rue89 à ses débuts ou Médiapart en France), les dotations privées, le parrainage ou les dons (directs ou via un crowdfunding). Des initiatives à travers l’Europe ont aussi expérimenté la vente d’articles à l’unité, comme le site néerlandais Blendle ou la plateforme danoise Singler. Pourtant, rares sont les expériences qui permettent la mise en place d’une structure durable.
En Belgique francophone, les structures de financement des médias peinent à se renouveler et reposent encore dans leur grande majorité sur les modèles traditionnels liés aux grands groupes privés et aux subventions publiques (voir pages précédentes). En-dehors de ce cercle fermé, il s’agit pour ceux qui souhaiteraient proposer des alternatives de réfléchir à de nouveaux dispositifs. Sur les cinq dernières années, des projets éditoriaux originaux ont vu le jour, prenant des formes diverses : des revues papiers long format comme Médor ; des productions web individuelles ou collectives, par exemple le webdocumentaire #SalaudsDePauvre de Patrick Séverin et Michael De Plaen, le site participatif Le16.be ou la revue digitale Ecart(s) Mag ; des initiatives de presse locale avec Le Poiscaille à Liège ; ou encore des projets comme 64_page consacré à la BD. À chaque fois, ces médias revendiquent une opposition forte aux médias dits traditionnels : une indépendance éditoriale et/ou économique, un engagement et des opinions assumés, une volonté de produire autrement.
L’obstacle majeur de ces initiatives reste l’argent. Le crowdfunding, par exemple, permet de financer des projets uniques ou d’apporter des fonds pour la création d’un média : Médor a ainsi réussi à récolter plus de 10.000 euros sur la plateforme KissKissBankBank. L’EFJ (European Federation of Journalists) a récemment publié un rapport intitulé “Confronting austerity, financial and employment Models in Journalism” (“Faire face à l’austérité, modèles de financement et d’emploi dans le journalisme”) en faisant appel à quanrante-deux organisations de journalistes à travers l’Europe et note que « si un projet médiatique reçoit autour des 15 000 euros, ce sera considéré comme un succès. Cependant, il faut prendre en compte le fait que ce sont souvent des projets individuels, portés par des personnes ayant une certaine renommée avec une forte présence sur les médias en ligne. Les fonds peuvent permettre de financer un projet unique mais sont loin d’être durables. » C’est pourquoi Médor, dans son plan de financement, n’a pas envisagé une seule source de revenus mais plusieurs : le crowdfunding, la création d’une coopérative et les abonnements. Ainsi, le trimestriel espère conserver son indépendance économique tout en offrant des conditions de travail décentes à ses journalistes. Mais cette expérience, qui n’a pas encore fait ses preuves (le premier numéro de la revue devrait sortir en septembre, si les fonds nécessaires sont rassemblés),
reste isolée dans un monde où la débrouille et le bénévolat demeurent les moyens principaux de subsistance.
La liste des alternatives médiatiques peut encore s’allonger lorsqu’on prend en compte toutes celles qui sont soutenues par des associations ou des institutions : Radio Panik (Education permanente), Politique (aides indirectes, presse périodique d’opinion), 48FM (ULg), Kult (ULg), Imagine demain le monde (aides indirectes, presse périodique d’opinion), C4 (Education permanente), 24h01 (Fondation Abeo)… Les subventions que ces projets reçoivent – directement ou indirectement – permettent d’assurer un certain équilibre financier (et de payer une partie de leurs collaborateurs), mais tous continuent d’être dépendants de ces revenus sans lesquels ils ne pourraient survivre.
La question de l’indépendance, centrale en terme d’alternative, apporte néanmoins, selon Geoffrey Geuens, une vision clichée des choses : « On a tous un habitus, des origines de classes, des opinions politiques. Dire : “on va créer un journalisme ou un média alternatif qui ne sera pas financé par les milieux industriels et financiers” donne une base assez solide. Après, on peut avoir un média dont les principaux responsables sont étroitement liés à un parti politique. Est-ce qu’il est alors indépendant ? Des milieux d’affaires, oui, du monde politique, non. Mais le monde politique n’est pas non plus étranger au monde des affaires…. C’est quoi un média pleinement indépendant ? On voit bien que le modèle parfait n’existe pas. Idéalement, il faut se donner les conditions de l’indépendance économique et de l’indépendance politique. »
C’est aussi l’avis de Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de l’EFJ et ancien journaliste : « Le financement le plus simple pour un média, c’est d’être payé par ses lecteurs, pour avoir une indépendance totale. Des expériences de journalisme indépendant, qui ne vivent que par leurs lecteurs – par exemple Mediapart – sont possibles parce que tu peux glaner 50.000 abonnés sur 70 millions d’habitants. Si on ramène ça à la Belgique francophone, ça signifie qu’un média peut vivre avec 2.500 abonnés. Mais l’idéal possible en France l’est-il en Wallonie ? Je suis beaucoup plus sceptique. Ceux qui s’en tirent le mieux, dans les nouveaux projets, sont ceux qui ont basé leur financement sur des projets multiples : un subside à la formation (Apache.be, par exemple), vente de bouquins, vente de son expertise de communicateur, etc. » Multiplier les activités, cesser de ne faire « que » du journalisme serait donc la solution ? C’est en tout cas ce qui sembe être la voie la plus sûre.
Qu’elles soient viables ou non, ces initiatives ont le mérite d’exister et de lutter contre l’appauvrissement qui menace l’écosystème médiatique belge francophone. Mais elles sont trop souvent portées par des individus ou des collectifs de précaires isolés vis-à-vis des institutions et des organisation professionnelles. Un constat dont Ricardo Gutiérrez est conscient et qu’il tente de changer au sein de l’EFJ : « À priori, à l’EFJ nous voyons d’un bon œil tout ce qui est innovant dans le secteur mais, souvent, les porteurs de ces projets-là sont en rupture avec les organisations comme l’Association des Journalistes Professionnels. Il y a de nouveaux métiers liés aux nouveaux médias qui n’y trouvent plus leur place, avec des fonctions composites. Pour ça, il faut d’autant plus ouvrir ! Ces nouveaux travailleurs du secteur des nouveaux médias ne sont plus représentés par personne. Et ça c’est le drame ! Il faut qu’ils puissent profiter des droits que les journalistes se sont battus pour avoir. Il est nécessaire de trouver de nouvelles personnes, plus jeunes, avec des profils différents. » Car le pluralisme des médias passe aussi par celui des producteurs de contenu.
Dans les conclusions de son rapport, l’EFJ insiste sur l’importance de nouveaux modèles et l’ouverture des associations et syndicats aux nouveaux profils, de tous les milieux, de toutes origines, de tous les âges et de tous les sexes, dont la
majorité travaille comme indépendants : « Les pigistes sont le moteur des nouveaux modèles économiques permettant de créer de nouveaux emplois. […] Le futur du journalisme peut bénéficier d’une génération de journalistes qui se saisissent des nouvelles technologies, développent d’autres façons de penser et d’entreprendre. » Ce sera effectivement possible si la lutte contre la précarisation des producteurs de contenu (journaliste, photographe, illustrateur, vidéaste, etc.) devient un des enjeux majeurs des organisations professionnelles et syndicales.
Tous ces acteurs engagés dans les alternatives médiatiques sont aujourd’hui plus qu’indispensables insiste à juste titre Geoffrey Geuens : « Il faut les soutenir et ils sont d’accord sur le fait que la marchandisation de l’information pose des problèmes. Il faudrait plus que de la régulation. Toutes ces initiatives ne remplacent pas la force de frappe des médias traditionnels qui sont contrôlés par d’autres types d’intérêts ; le problème, c’est que par-delà leurs divergences sur toute une série de questions fondamentales, les grands médias sont souvent beaucoup plus proches l’un de l’autre qu’on ne peut l’imaginer. »