Dans le secteur de la presse et des médias francophones de Belgique, on a récemment appliqué des logiques issues du capitalisme informationnel et du management des plus modernes : les différentes rédactions ont appris à se familiariser à tout un vocabulaire et leur direction leur a fait comprendre les conséquences de l’usage de termes tels que « convergence », « concentration », ou « synergies ». Comment ce grand chambardement dans la manière d’organiser la production de l’information influence-t-il le pluralisme des discours journalistiques ? Nous avons tenté de le comprendre.
« Parler des conditions de travail des journalistes, de la liberté de l’information, de la qualité de la presse, de la déontologie, en apesanteur, sans parler de ces logiques, du fait que la presse est un bien privé et marchand, ça pose question », explique Geoffrey Geuens, spécialiste de l’économie des médias à l’Université de Liège. Avant de reprendre : « Est-ce que ça veut dire pour autant qu’il faut tout nationaliser ? Et qu’on en appelle à une pravda ? Non ! Ce n’est pas la question. Il faut peut-être trouver d’autres formes et on ne peut pas se contenter de dire, sous prétexte qu’il y aussi des problèmes dans les médias publics, que tout va bien parce que la presse est marchande. » La marchandisation croissante de l’information et les logiques libérales qui la sous-tendent, dans le privé comme dans le public, impliquent également une organisation du travail de plus en plus managériale dans les rédactions. « On voit bien qu’arrivent à la tête de certaines rédactions des gens avec un profil de manager qui n’ont rien à voir avec la presse, décrit Geoffrey Geuens. À partir du moment où le C.A choisit un manager comme responsable de la direction d’un journal, il est évident que celui-ci, formé dans des études commerciales et doté d’une expérience de vendeur de savon, de chips ou de pétrole, va considérer la presse comme n’importe quel autre produit. C’est hélas comme ça que la presse est traitée, qu’elle est perçue. » Et c’est évidemment sur les salariés que ça retombe lorsqu’il s’agit de « réduire les coûts ».
Ricardo Gutiérrez, ancien journaliste au Soir et secrétaire général à l’European Federation of Journalists (EFJ), est bien au fait du problème des rédactions tournant en effectifs réduits et des moyens toujours plus minces mis à la disposition des médias : « Il y a un effet direct de la crise sur les réductions d’effectifs, à savoir la pression accrue exercée sur les travailleurs ; par conséquent, l’expression de cette liberté est freinée, elle n’est pas aussi ample que le permettrait le cadre juridique ou légal. » Qui dit rédactions en manque d’effectifs dit travail égal à temps réduit et journalistes sous pression. Les tensions sur les travailleurs qui en découlent sont propres aux logiques managériales, dont le but reste avant tout l’imposition de lignes directrices par le patronat. La profession est précarisée et l’accès à celle-ci est rendu de plus en plus difficile. En témoigne le nombre toujours plus restreint de journalistes salariés (en dix ans, le bureau liégeois du Soir est passé de quatre salariés à un seul). Des réductions d’effectifs contre lesquelles l’Association des Journalistes Professionnels (AJP) n’a pas pu faire grand chose, preuve s’il en est de la tension sociale dans le secteur.
Médias belges : l’union ne fait pas la force
Les logiques libérales ne s’appliquent cependant pas seulement à la gestion des rédactions, mais aussi au petit nombre de groupes de presse possédant les médias. On l’oublie parfois, mais quand on achète La Meuse ou Le Soir, c’est du même groupe de presse dont il s’agit (en l’occurrence, le groupe Rossel), c’est-à-dire du même groupe industriel possédant ces médias. En Belgique, la concentration des titres de presse aux mains de quelques actionnaires, souvent de grandes familles, est particulièrement forte. Pour ce qui est de la partie
francophone du pays, on dénombre trois groupes possédant tous les quotidiens de presse généraliste : Rossel (Le Soir, les journaux de Sud Presse), IPM (La Libre, La DH) et l’intercommunale Publifin, ex-Tecteo (L’Avenir).
Face à cette concentration, certains avancent l’argument de la petite taille du territoire belge. « Je crois que ça se discute. Ça me semble plutôt être un argument pour justifier certaines mesures », sourit Geoffrey Geuens. Mais l’effet le plus alarmant de cette concentration concerne la vie politique, au sens large. Au fil des années, en Belgique francophone, un certain nombre de titres de presse ont disparu : « C’est souvent la presse dite “progressiste de gauche”, qui s’assumait comme telle et qui était assez directement liée aux syndicats ou à une série de formations politiques à l’époque : Le Peuple, La Wallonie, etc. » Conséquence directe : la pluralité des points de vue et des opinions s’en trouve menacée. « Tous les médias sont des médias d’opinion, précise Geoffrey Geuens, mais on n’a plus une presse ouvertement de gauche au sens très classique du terme. Il n’y a même pas l’équivalent d’un Libération en Belgique. » Dans ce paysage médiatique de plus en plus restreint, les médias n’assument plus aucune position et préfèrent avancer l’argument de l’objectivité journalistique. Si l’indépendance des rédactions reste généralement de mise, la collusion entre intérêts privés et liberté de la presse est aussi une réalité : « Il y a une influence des annonceurs sur les contenus éditoriaux, même dans des journaux de bonne réputation ; par exemple, le Telegraph est le journal européen qui a le moins parlé de Swissleaks à cause des pressions d’HSBC », illustre Ricardo Gutiérrez.
Synergies et pisse-copie
Une étude récente du Center for Media Pluralism and Media Freedom, dans laquelle la Belgique ne fait pas bonne figure, pointe son manque de diversité médiatique. Un constat que partage également Ricardo Gutiérrez : « La diversité en Belgique, surtout de la presse quotidienne, laisse à désirer. Théoriquement, la presse est libre chez nous, mais dans les faits, pas autant qu’on le souhaiterait. On sait aussi qu’un article peut se retrouver dans plusieurs titres du même groupe. Il y a une perte de diversité, non seulement au niveau du nombre de médias différents mais aussi au niveau du contenu de ces titres ! » Les journaux se concentrent, les rédactions se réduisent. En conséquence, un article de La DH peut se retrouver dans La Libre, et la même chose est valable depuis trois ans entre Sud Presse et Le Soir, et ce malgré les différences de ligne rédactionnelle et de qualité affichée des titres.
Les journalistes doivent désormais concevoir leur job comme celui d’un producteur d’infos en continu. Sous pression constante, leur conditions de travail empirent. Rien de bien original : comme dans d’autres sphères professionnelles, il faut faire plus avec moins de moyens et en moins de temps. Le secteur des médias est soumis aux exigences de la rentabilité immédiate, et ceux qui bossent dans ce domaine ont l’obligation de se débrouiller pour y répondre. Forcément, ça finit par laisser des traces. Geoffrey Geuens explique : « On leur demande de plus en plus d’être capables de faire plein de choses à la fois : de l’économie, de la politique, du desk, de l’investigation, de la presse écrite, radio, vidéo, photo, du tweeting… C’est une question de bon sens, quand on fait un peu de tout, on ne fait rien très bien. »
Dans son mémoire 1 « Des journalistes belges francophones quittent la profession : analyse d’un phénomène
socio-économique » (ULg), Hélène Brédart s’appuie sur de nombreux témoignages qui la conduisent à envisager l’apparition des technologies numériques comme un facteur important de détérioration des conditions de travail des journalistes. « Les sites des médias d’information sont alimentés par les journalistes. Ces nouvelles tâches se sont ajoutées à leurs pratiques traditionnelles, sans aucune mesure d’allégement de la charge de travail. […] Ces tâches supplémentaires se sont imposées peu de temps après les mesures de restructuration de différents médias, ce qui aurait d’autant plus alourdi la charge de travail des employés subsistants. »
Du coup, les contenus et leur qualité s’en ressentent : « L’accroissement de la production a modifié l’organisation de travail des anciens journalistes, réduisant le temps consacré auparavant à chacune des étapes du processus de réalisation, de la recherche des informations jusqu’à leur traitement. […] Le manque de temps aurait également eu des implications négatives sur le recoupement des sources. »
Les professionnels interrogés pointent aussi du doigt l’influence néfaste de ce genre de réorganisation sur les lignes éditoriales : « Plusieurs anciens journalistes de la presse écrite notent une évolution dans la gestion des maquettes. […] Plus généralement, la longueur des articles s’est vue réduite. Une exigence de faire “court” aurait été imposée aux travailleurs de la presse. Celle-ci est justifiée par les envies supposées du lecteur et, sur les plateformes numériques, par l’immédiateté. […] Nombre d’entre eux ont également noté l’apparition d’une volonté “commerciale” dans le choix des sujets à traiter “pour essayer de maintenir le journal à flots, de vendre le journal”. Les anciens journalistes argumentent le choix de leur direction par les exigences de “plaire aux lecteurs”. » C’est qu’à côté de la logique managériale existe une logique marchande, commerciale, dont les exemples les plus brutaux se trouvent dans des titres comme Sud Presse ou La DH, où la titraille flatte les bas instincts et où les articles web sont publiés pour « faire du clic facile ». La conséquence directe est la perte de crédit de la presse, ainsi qu’une crise de confiance dans les médias. Du coup, le lectorat diminue, les rentrées également, et par conséquent les moyens des producteurs : un cercle vicieux. La direction commerciale empruntée par certains médias est donc bel et bien dans une impasse, car contre-productive.
Une convergence des points de vue
« Plaire aux lecteurs », l’argument est souvent avancé par certains responsables de presse pour justifier leurs choix éditoriaux douteux. Non seulement en avançant un raisonnement commercial sur la soi-disant soif de sang, de sexe et de violence de la part de leur lectorat, mais aussi en masquant une ligne idéologique derrière une pseudo-objectivité. En se substituant à la « voix du peuple », certains prétextent : « C’est cela que les gens veulent savoir. » Comme lorsque Le Soir décidait fin 2012 de s’attaquer aux tabous de la Belgique dans un dossier spécial pour « oser dix mesures choc pour l’économie belge » : suppression de l’indexation, limitation des allocations de chômage, retraite à soixante-sept ans. Récemment, le même journal se félicitait dans un édito de la « réforme équilibrée » en matière de prépensions. Il faut croire que le rêve de 2012 est devenu réalité et que les éditorialistes du Soir en sont satisfaits. Où sont donc passés les discours de rupture ? « La vraie question c’est : politiquement, où se situe-t-on ? Le journalisme est un discours, une représentation du monde, et toute représentation du monde est politique. Ou alors on crée des rédactions où on a un véritable pluralisme d’opinions sur tous les débats. C’est rarement ainsi », constate Geoffrey Geuens. Les alternatives existent cependant au niveau des discours et de leurs inclinaisons, mais plus dans la presse à grand public, comme c’était le cas par le passé : « Peut-être les choses étaient-elles plus
claires précédemment, quand les gens lisaient des médias qui correspondaient mieux à leur vision du monde, où ils trouvaient une vision du monde alternative par rapport à ce qu’ils entendaient dans les médias dominants… Où sont les médias réellement en rupture avec les politiques, par exemple avec la politique d’austérité ? » 2 La convergence des opinions sur toute une série de débats fondamentaux, l’absence de pluralité des points de vue et l’omniprésence du même discours ne relèvent pas du complot, mais bien des situations socio-économiques, comme l’explique le sociologue Alain Accardo : « Il n’est pas nécessaire que les horloges conspirent pour donner pratiquement la même heure en même temps, il suffit qu’au départ elles aient été mises à l’heure et dotées du même type de mouvement, de sorte qu’en suivant son propre mouvement, chacune d’elles s’accordera grosso modo avec toutes les autres. La similitude du mécanisme exclut toute machination. » 3 C’est dans cette similitude mécanique que réside le plus grand obstacle à la liberté de la presse, mais c’est aussi en réaction à cet état de fait que peuvent émerger de réelles alternatives.
Notes:
- Brédart Hélène, « Des journalistes belges francophones quittent la profession : analyse d’un phénomène socio-économique ». ↩
- cf. Article Luca Piddiu, C4 n°223 ↩
- « Un Journalisme de classes moyennes », Alain Accardo, dans Médias et censure. Figures de l’orthodoxie, Pascal Durand, éd. Université de Liège, 2004 ↩